III. Dans la peau de Léo
« Léo* se tient très droit au bout de la table, ses mains tremblent un petit peu et sa voix reste mal assurée tout au début de l'entretien. Son père s'est assis à côté de lui, il mâchonne une allumette en restant silencieux tant que son fils témoigne de son arrestation, jeudi, après une manifestation, des coups et des insultes qu'il a reçus, avant de passer la nuit en garde-à-vue, avec des adultes ce qui est interdit. Xavier, le père, a eu ensuite beaucoup de mal à porter plainte. Il demande que l'on change le prénom de son fils.
Cela ne fait pas très longtemps que Léo manifeste. " Avant cela il m'était arrivé deux ou trois fois d'accompagner papa ou maman dit-il, mais c'est le 17 mars que j'ai manifesté seul pour la première fois. J'avais entendu parler au lycée de la loi El Khomri, j'ai décidé de lire ce que je trouvais dessus, des résumés assez longs, et j'en ai discuté avec ceux qui étaient plus informés, avec mes parents aussi. Mon meilleur ami m'a dit qu'il y avait aussi des trucs positifs dans la loi. Mais il y a des choses qui ne me plaisent pas. " Il cite " le nombre d'heures des apprentis ", " les licenciements économiques autorisés pour les entreprises après trois trimestres déficitaires "...
Jeudi dernier, Léo participe à un blocage devant son lycée. Sans grande réussite. L'établissement compte un millier d'élèves dans les quartiers Sud de Marseille, " Un lycée assez bobo " sourit Léo. Il est vite devenu assidu du mouvement, participe aux AG, s'est inscrit avec son meilleur ami dans des commissions " avec des adultes souvent précarisés ".
Dans les manifs, il se retrouve souvent en tête de cortège. Ce jeudi, le blocage du lycée n'a pas bien fonctionné, les surveillants ont prévenu les internes qu'ils devraient se loger ailleurs s'ils participaient à la manif, " et beaucoup de parents ont interdit à leurs enfants d'y aller ". Les violences qui ont émaillé des cortèges font peur.
Une petite quinzaine seulement de lycéens part vers le centre-ville.
Léo et son meilleur copain se retrouvent près de la préfecture, il récupère un mégaphone pour entraîner des passants vers le cortège, qui ne tarde pas à s'élancer.
Comme d'habitude Léo est en tête. Il essaie de canaliser ceux qui débordent, se placent devant les manifestants et haranguent les policiers. " C'est difficile raconte-t-il. Là il y avait deux cent personnes, devant la banderole, dont cent cinquante environ que la police appelle des " casseurs " . Moi je n'aime pas utiliser ce mot-là. " Comment les appelle-t-il ? Il réfléchit un instant. " Des gens qui n'ont pas tout compris, qui veulent montrer qu'ils sont forts, par rapport à leurs potes et à la police. " Il essaie de convaincre tout le monde de venir derrière la " banderole renforcée " (enrichissement : une banderole de tête équipée sur les côtés de poignées afin de pouvoir la tendre fortement, pour que les grenades lacrymogènes rebondissent dessus et repartent en arrière).
" Tu veux qu'on se tape ? ", lui demande un garçon plus âgé. Il n'insiste pas.
Arrivés sur un large boulevard, pas très loin du lieu de dispersion, les lycéens changent d'itinéraire, " parce que les manifestations sauvages font plus de bruit que les manifs normales ". Les CRS les attendent, se déploient, " se mettent à lancer des grenades à tir tendu ". Un syndicaliste sera blessé, un camion abimé.
Léo se met devant avec le " service d'auto-défense ", derrière de grands boucliers. Il " shoote avec les pieds " dans les capsules de gaz, pour les déplacer vers les caniveaux. Mais plus tard dans la manifestation, il ramassera aussi à deux reprises des grenades, " pour les relancer vers les policiers ".
Il porte un masque de chirurgien et des lunettes de piscine, pour éviter de pleurer et s'asphyxier. " Mais quand on porte ça dans les manifs les policiers nous prennent pour des " casseurs "."
La manif se disperse en partie mais quelques centaines de lycéens, la plupart joyeux, traversent le centre-ville.
" Est-ce que je dois parler aussi des choses pas bien qui se sont
passées ? " demande candidement Léo. Je lui explique qu'il fait comme il veut, mais qu'un témoignage est plus fort, plus efficace, quand il est très précis, honnête, et n'exagère rien. Il acquiesce. " Il y a eu des poubelles incendiées sur la route et beaucoup de bouteilles de bière lancées sur les policiers. Il y a eu aussi beaucoup d'abribus cassés tout au long du parcours. Je ne suis pas d'accord avec ça, ça n'apporte pas
grand-chose. "
Les CRS répliquent avec des tirs de gaz lacrymogène, l'ensemble provoque par endroit des mouvements de panique, il fait beau ce jour-là, les badauds aux terrasses se précipitent dans les cafés.
Dans les ruelles de la Plaine, la manif se disloque un peu, seules quelques centaines de personnes se retrouvent un peu plus tard près de la gare Saint-Charles. Heurts plus frontaux, tirs tendus de Flash Ball contre jets de briques, de pierres. C'est notamment à cet endroit-là que Léo renvoie l'une des deux grenades qu'il admettra avoir jetées.
" Une voiture de police a été très abimée aussi " dit-il.
Un peu plus tôt dans la ville, une voiture luxueuse a aussi été incendiée.
Un portail ouvert donne accès aux voies SNCF, les manifestations s'élancent, ramassent des pneus, les incendient sur les voies. Certains jettent aussi des cailloux depuis un muret, sur des voitures garées en contrebas.
" Je leurs ai proposé d'arrêter en leur disant qu'ils allaient juste attiser la colère de gens qui pourraient manifester avec nous. "
Ils ne sont plus que deux cent, marchent sur les voies en s'éloignant de la gare, après avoir voté contre une dispersion.
" Il a fallu couper l'alimentation, arrêter complètement la circulation des trains ", raconte un officier qui était sur le terrain ce jour-là, et souligne le " harcèlement " et les insultes endurés par ses collègues depuis le matin. Certains d'entre eux ne vont plus tarder à se défouler...
Vers quinze heure, les manifestants sont pris en étau. Les voies sont bordées de grillage, des CRS arrivent devant, et des hommes de la brigade anti-criminalité derrière. C'est la panique, Léo voit deux garçons se mettre à genoux sur les voies, mains sur la tête, l'image le frappe, lui rappelle les films de guerre. Il aide quelques plus âgés à franchir le grillage, puis s'enfuit quand les policiers fondent sur lui, l'un d'eux
criant : " C'est lui ". Il court, tombe plusieurs fois, se relève, puis un agent lui fait un balayage et le maîtrise au sol.
" Je n'arrivais plus à respirer raconte Léo. Je lui ai demandé de desserrer un peu et il l'a fait, mais cinq de ses collègues sont arrivés et ils ont commencé à me frapper, à coups de pieds et de poings. Ils ont sorti leurs matraques pour taper avec. Il y en a un qui m'a dit qu'il m'avait vu lancer des cailloux durant toute la manif, mais ce n'est pas vrai. "
Au bout d'une dizaine de coups il ne les sentait plus, il pense qu'ils ont continué trente secondes.
" Puis ils m'ont relevé, l'un d'eux m'a regardé dans les yeux et il m'a dit
" sale gaucho ". Il m'a craché au visage. Dès que j'essayais de parler, ils me mettaient des claques et me disaient " ferme ta gueule fils de pute ". Puis ils sont retournés vers la rue. "
Il y avait une pente, Léo était menotté dans le dos, un policier l'aurait poussé, il aurait dévalé en courant, alors ils lui seraient retombés dessus pour le frapper en disant qu'il avait essayé de s'enfuir.
" Avant de me mettre dans la voiture, ils m'ont dit que j'allais rester longtemps en garde-à-vue, et que dans les cellules, les jeunes comme moi se font sodomiser. "
En route pour le commissariat, les policiers essaient de l'impressionner, lui demandent s'il a peur, le traite de " trompette ", de " tafiole ". Léo dit que d'un bout à l'autre il a cherché à ne pas réagir, pour ne pas les provoquer, et ne pas leur offrir sa peur.
Au passage de la voiture, un garçon " maghrébin " lance un signal d'alerte, s'enfuit. " Passez-moi une grenade avec du jambon ", rigole un policier.
A l'Evêché, l'hôtel de police de Marseille, on le place en garde à vue, dans une cellule avec un majeur de vingt et un ans. C'est interdit. Les commissariats débordent, il y a eu cinquante-sept arrestations à Marseille ce jour-là (enrichissement du nombre d'arrestations en
France ?)
Avant la première audition, Léo raconte à une avocate commise d'office les violences qu'il a subies. " Elle m'a dit que ce n'était pas une très bonne idée d'en parler, que ça allait alourdir la procédure. "
On le confronte avec les policiers qui l'ont arrêté, on lui demande pourquoi il a lancé deux grenades, il répond que c'est un effet de la foule. " La policière qui prenait l'audition était énervée, elle m'a dit que j'étais un mouton, qu'elle préférait les criminels qu'elle voit d'habitude. " Il retourne dans une geôle, cette fois avec six adultes. Il y passera la nuit.
" Il a commencé à faire froid poursuit-il. Il y avait trois matelas seulement, pour sept personnes. "
Il se souvient de cris résonnants dans la nuit, depuis une cellule voisine. Du temps qui passe très lentement, il n'arrivait pas à dormir.
Le lendemain on lui prend ses empreintes, des photos, l'ADN, avant de le conduire au tribunal. Un agent enfile alors des gants en latex et le conduit vers une cabine, pour la fouille. " Est-ce que je dois me déshabiller ? " lui demande Léo. " Non on va faire semblant, répond-il très gentiment ".
Dans une nouvelle geôle, en attendant de passer devant la juge des enfants, Léo se retrouve avec un revendeur de shit de seize ans, pris avec cent dix grammes. " Il m'a demandé pourquoi j'étais là raconte-t-il, il ne savait pas ce que c'était une manifestation, je lui ai raconté. Il m'a demandé pourquoi je manifestais, je lui ai expliqué. Il m'a dit que j'avais raison. "
La juge l'a mis en examen pour les violences sur les policiers et l'entrave à la circulation ferroviaire. Il risque un an de prison. En attendant son jugement il sera suivi par un éducateur.
A la sortie du tribunal, il retrouve son père. " Il m'a pris dans ses bras et m'a dit je t'aime, je suis fier de toi, le stress a commencé à retomber. "
Après vingt-quatre heures, Léo trouvait presque normal de s'être fait frapper. Son père lui a dit que c'était intolérable et il a fait un premier signalement sur le site du Défenseur des droits, pour les violences policières et la garde-à-vue en compagnie de majeurs. Puis ils sont allés aux urgences de la Timone, faire constater les ecchymoses. Un jour d'interruption temporaire de travail pour les traces sur les jambes, au menton (un coup de poing), sur un coude, derrière une oreille...
Ils sont ensuite allés à la gendarmerie, où on leur a dit qu'il n'y avait pas de service administratif, qu'il valait mieux aller à la police. Léo est donc revenu avec son père à l'Evêché. Là, on leur a dit qu'on ne pouvait pas prendre de plainte le samedi, il fallait aller au commissariat de Noailles, dans le centre-ville.
A Noailles, un policer à l'accueil a ouvert de grands yeux puis il a décroché son téléphone : " Dis Jean-Pierre, ce n'est pas ici hein pour les violences policières ". Il leur a expliqué qu'il fallait aller à l'IGS (l'Inspection générale des services), mais il ne connaissait pas l'adresse, les a envoyés vers une ancienne adresse, " vers la préfecture ". Ils y sont allés, ont demandé à des plantons, qui leur ont répondu : " nous on n'aime pas trop savoir où c'est, l'IGS ".
Xavier a finalement appelé l'Inspection générale de la police nationale à Paris, où on lui a conseillé de signaler les faits sur le site. Il a fait ça, puis a fait un deuxième signalement au Défenseur des droits, afin de lui raconter l'impossibilité de déposer sa plainte à Marseille.
Dans le week-end Léo a vu un pédopsychiatre, qui lui a prescrit de quoi dormir et calmer ses angoisses. Il se réveillait dans la nuit en repensait aux cris de l'Evêché, aux deux gars à genoux mains sur la tête, au crachat et aux regards des policiers. Il avait peur au passage de voitures de police.
A la fin de son récit, les mains ne tremblent plus, la voix s'est calmée, posée. Il dit que cela lui a fait du bien de tout raconter. Hier il a évité la manif du 1er mai, dit qu'il repartira, mais pas tout de suite, et calmement.
" J'ai compris que la violence ne sert à rien, qu'elle nous retombe toujours dessus. " Pourquoi a-t-il relancé les grenades ? " Je crois qu'il y avait de la frustration d'être mains nues alors qu'ils avaient tout ce matériel contre nous. Cela n'excuse pas mes faits, je vais les assumer. Mais ce serait bien que ceux qui m'ont frappé assume aussi les leurs... " »
*Pour des raisons d'anonymat, le nom a été modifié.
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