Chapitre 5

Chapitre 5

Le docteur P ignora totalement le teint pâle de Mama, et l'air inquiet d'Ernesto et Kate pour se lancer dans ses explications :

- C'est du Rongo-rongo ! Regardez : un oiseau, un pénis...

- Un quoi ? fit Ernesto, qui n'en croyait pas ses oreilles.

- Un poisson, un...sexe féminin, et un humain ! Ça signifie : « Les oiseaux ont copulé avec les poissons et ainsi ont été engendrés les hommes ».

- Mais qu'est-ce que c'est, Claudiu ? demanda Kate, qui savait être patiente quand il fallait.

- Le Rongo-rongo est une sorte d'écriture, ou de code, on ne sait pas très bien, qu'on a retrouvé sur l'île de Pâques !

- L'île de Pâques ! Mais c'est à l'autre bout du monde !

- Oui...mais vous connaissez le point commun entre l'Islande et l'île de Pâques ?

- Non, soupira Kate.

- Il y a...des...volcans ! C'est là-bas qu'il faut aller, c'est la prochaine étape !

- Ce n'est pas un jeu de piste, grinça Ernesto qui préparait une aspirine pour Mama.

- Mais si !

- Bon, trancha Kate. La nuit porte conseil. Nous allons dormir ici et nous verrons ce que l'on fait demain. Nous avons tous besoin de repos.

Ils dinèrent de soupe aux légumes, de poissons et de yaourts. L'appartement de Sigmundur possédait tout le matériel nécessaire pour faire la cuisine. Ils mirent la télévision et dénichèrent un programme en anglais. Mama se remettait peu à peu de sa terrible vision. Ernesto la regardait avec l'air soucieux d'un frère attentif. Ces deux-là vivent ensemble depuis tellement longtemps, songea Kate. Ils se connaissent par cœur. L'Irlandaise ne put s'empêcher d'éprouver un pincement de jalousie.

Soudain, il y eut un bruit de verre brisé, et une grosse pierre noire apparut sur le plancher, au milieu des débris de la vitre éclatée. Le docteur P alla précautionneusement la ramasser, et trouva, enroulé autour, un papier.

- « Vous les avez tués », lut-il à haute voix. « Arrêtez de nous chercher, ou nous vous trouverons en premier ».

Le mot passa de main en main.

- Une menace ! piailla le docteur P. Ça veut dire qu'on est sur la bonne voie !

- Une menace, oui...mais de qui ?

- Mais des Fils du Volcan ! C'est évident, non ?

- Alors...il faut qu'on traverse la moitié de la terre ? se lamenta Ernesto. Même si c'est inutile ?

- Ness ! le réprimanda doucement Mama. Il faut tout tenter. Pense à Astrid, et à Salvatore, et à tous les autres.

- Oh, je ne m'en fais pas pour Astrid. Wolfgang doit être aux petits soins. Où qu'elle soit, cette gamine a quelqu'un pour la couver.

- Ce n'est pas une raison ! Cette vision...que j'ai eue...me dit qu'elle est encore plus en danger que d'habitude, même si cela ne se voit pas.

- Nous avons une mission, Ernesto ! aboya Kate. Si c'est pour râler, tu n'as qu'à rester ici, bien au chaud, pendant que Grace, Claudiu et moi sauverons notre famille ! Tu n'es décidément qu'un feignant ! Où est mon chevalier ?

Ernesto se redressa d'un seul coup.

- D'accord, d'accord ! J'arrête de me plaindre. Nous irons sur l'île de Pâques ! N'est-ce pas, Claudiu ?

Il donna une vigoureuse claque dans le dos du docteur P, qui eut un petit hoquet aigu.

- Oh, oui, monsieur Mensueda ! couina-t-il.

- Monsieur Mensueda ? Allons, appelle-moi Ernesto.

- Bien sûr, monsieur Ernesto.

Mama et Kate pouffèrent de rire, et les deux hommes se joignirent à elles.

La nuit était déjà tombée sur l'Islande, et chacun gagna son lit : celui de Sigmundur pour Ernesto et Kate, le canapé pour Mama, et un épais duvet trouvé dans un placard pour le docteur P, qui assura que cela ne le gênait pas de dormir par terre.

- J'ai connu pire !

Le trajet de Reykjavik à Hanga Roa fut évidemment long et difficile : ils durent faire deux escales, à New et York et Santiago, attendre des heures dans des aéroports inconnus, manger la nourriture trouvée sur place, voyager sur des sièges pas toujours confortables, et subir le décalage horaire. Alors, quand ils débarquèrent à Hanga Roa, la plus grande ville de l'île de Pâques, ils allèrent directement à leur hôtel pour dissoudre leur fatigue dans un lit confortable.

Mama, pour sa part, prit d'abord un long bain chaud. Ce périple l'avait exténuée, malmenée, meurtrie. Pour la première fois, à soixante-cinq ans, Mama se sentait vieille.

Elle pria beaucoup, se sécha et alla s'enfouir dans les draps frais de son lit simple, à un mètre de celui du docteur P qui dormait déjà profondément, sans ronfler. Pour se rassurer et trouver le sommeil, qui pouvait toujours la fuir bien qu'elle soit au bout de ses forces, Mama invoqua l'image d'une Astrid souriante. Ernesto a raison, elle ne risque rien avec Lars. Physiquement du moins : il mourrait pour elle, sans le moindre doute. Mais son cœur...son cœur souffrira.

- Erzulie Freda, protège-la de l'amour qui fait mal...et de la mort qui rôde.

Après avoir murmuré ses paroles, Mama s'endormit.

Sortir du sommeil fut difficile, bien qu'il ait duré une dizaine d'heures. Mais Mama ne voulait surtout pas montrer sa faiblesse et se leva sans discuter. Le docteur P, déjà debout, apporta des boissons qu'il avait commandées au bar : des michelada, à base de bière, de citron vert, de sel et de piment. Mama trouva cela immonde, Ernesto eut une grimace mais termina quand même son verre, et Kate ne voulut même pas y goûter. Le docteur P, lui, adorait ça.

Hanga Roa était en fait une toute petite ville, et ils mirent un certain temps à trouver un véhicule pour aller au volcan Rano Raraku, où se trouvait une belle collection de moaïs.

- Alors, ce sont les extraterrestres qui ont apporté ces statues ici ? demanda Ernesto.

- Non. Les extraterrestres existent, mais ils ne s'occupent pas de notre planète, expliqua patiemment le docteur P. Ils n'ont pas que ça à faire.

- Donc, les extraterrestres sont très occupés ?

- Admettons que vous soyez capable de voyager sur une autre planète. La première chose que vous auriez envie de faire, ce ne serait pas de construire des statues, si ?

- Non, en effet. C'est d'une logique implacable.

- Arrête avec tes questions stupides, Ness, soupira Kate.

Ils s'approchèrent d'une de ces énormes têtes, avec ses fortes arcades sourcilières, son long nez et ses fines lèvres en avant. Ernesto voulut la toucher mais reçut une tape sur la main.

- Mais quoi ? On est tout seul !

- C'est une œuvre d'art ! Ça te viendrait à l'idée de tripoter la Joconde ?

- Oh, non. Ce n'est pas du tout mon genre ! Je préfère les rousses.

- Imbécile !

- Aïe !

Le docteur P venait de pousser un petit cri de douleur. Une pierre lui avait heurté l'arrière du crâne. Mama aperçut une silhouette s'enfuir en courant, puis disparaître derrière la pente d'un monticule rocheux. Personne ne songea à le poursuivre. Personne ne pouvait vraiment, de toute façon.

- Je vais avoir une bosse ? s'inquiéta le docteur P alors que Kate inspectait son crâne.

- Sûrement...

Ernesto ramassa la pierre, et eut un hoquet de stupeur. Il y avait, encore une fois, un papier enroulé autour. Trois petits volcans y étaient dessinés, mais aussi soigneusement barrés. Chacun d'eux avait un nom inscrit d'une petite écriture nerveuse en-dessous :

- Puy de Sancy...Mehetia...Grimsvötn, décrypta le Cubain.

- France...Polynésie française...Islande ! récita le docteur P, quasiment en même temps. Encore des volcans !

Un petit vent balaya le trio, comme pour leur souffler quelque chose à l'oreille. Mama rajusta sa veste : elle avait un peu froid.

- J'ai vu un homme s'enfuir. C'est peut-être le même que celui de la première pierre en Islande.

- Quelqu'un nous suivrait ? fit Kate en fronçant les sourcils.

- En tout cas, on a notre prochaine étape ! s'exclama le docteur P en se frottant les cheveux.

- Quoi ? La France ? Oh, non, on ne va pas retraverser l'Atlantique...

Ernesto se laissa tomber par terre, avec un soupir de désespoir.

- Je pensais plutôt à Tahiti...c'est moins loin. Il y a des vols directs pour Papeete, ici.

Et, oubliant totalement sa bosse, le savant fou fit immédiatement demi-tour en chantonnant un air qui parlait de pirates et de cartes au trésor.

                                                                                              ***

Salvatore dut d'abord se rendre Via Medina, au Questura di Napoli, pour voir le commissaire Emilio Caramanti, et lui expliquer qu'il aurait peut-être des difficultés à venir aux rendez-vous habituels, une fois par semaine. Car Salvatore était encore « sous contrôle judiciaire » depuis son séjour à Poggioreale.

- Où allez-vous avec ces deux clowns ?

Salvatore jeta un coup d'œil à Abu et Gonzalo qui l'attendaient dans le couloir.

- À Scampia, avoua-t-il.

- Eh bien ! De mieux en mieux ! Et peut-on savoir pourquoi ?

- Ai-je le droit de vous répondre non ?

Caramanti plissa ses yeux jaunes d'oiseau de proie.

- Je viens de me rendre compte que j'ai été trop cool avec vous. Beaucoup trop.

- Cool ? répéta Salvatore, amusé.

- Oui, c'est le mot. Vous pouvez aller magouiller à Scampia, mais ne vous absentez pas plus d'un mois. En outre, si je fais une descente là-bas et que je vous ramène dans mes filets, ce sera un allé simple pour Poggioreale. Et cette fois, vous aurez la même peine que tout le monde.

Salvatore esquissa une révérence, pour l'amour du sarcasme, et Caramanti se contenta de le renvoyer d'un geste nonchalant de la main.

- Alors ? Qu'est-ce qu'il a dit ? demanda Abu en le voyant sortir du bureau.

- Rien, c'est un mec cool. Allons-y.

Abu et Gonzalo échangèrent un regard surpris, puis le suivirent dans les escaliers. Dehors, la grande avenue était encombrée de voitures. Ils la traversèrent à leurs risques et périls pour aller retrouver leur voiture, la plus discrète du garage de la Villa, une Lancia noire. Salvatore se dirigea vers la portière du conducteur, mais Gonzalo l'arrêta.

- Un garde du corps, ça fait aussi chauffeur, non ?

- Conduire à Naples n'est pas à la portée de tout le monde, répliqua sèchement Salvatore.

- J'ai conduit à Mexico, donc ce n'est pas votre petite ville de province qui me fait peur.

- Poussez-vous, Erizo.

- Non. Allez-vous asseoir derrière. C'est vous la star, et les stars, ça pose ses fesses et ça attend.

Les deux hommes s'affrontèrent du regard. Abu crut même distinguer de l'électricité entre eux. Il en profita donc pour se glisser derrière le volant.

- C'est moi qui vais conduire, alors ! En route.

Gonzalo alla s'asseoir à côté de lui en ronchonnant, et Salvatore, la bouche pincée, se laissa tomber sur la banquette arrière.

- Bon...suivez la direction de l'université.

- Là où Astrid a fait ses études ? demanda joyeusement Abu en se glissant dans le flot de la circulation. Moi, je ne suis jamais allé à l'école.

Ça se voit, songea Salvatore. L'attitude de Gonzalo l'avait particulièrement énervé. À cause des embouteillages, ils mirent près d'une heure à atteindre le nord de la ville. Scampia apparut et Salvatore sentit sa gorge se nouer. Il n'y était pas revenu en personne depuis dix ans. Il avait mis près de cinq ans à dompter cet endroit, et avait failli se faire tuer un nombre incalculable de fois. Néanmoins, il y conservait une réputation solide, et les gens le respecteraient...du moins jusqu'à ce qu'il annonce que le pizzo augmente.

Les vagues grises des immeubles, les Vele, construites dans les années soixante et soixante-dix, lui frappèrent la rétine, entourées de leur végétation un peu anarchique.

- Qu'est-ce que c'est, en fait, le pizzo ? questionna encore Abu en se garant à la place que Salvatore lui avait indiquée.

- C'est un impôt que la mafia impose, aux commerçants notamment. Mais avec Antonio, nous nous en servions aussi sur les autres groupes mafieux pour les garder sous notre autorité...

Il prit une grande inspiration et sortit de la voiture. Un gamin, sur le trottoir d'en face, le regarda un long moment, puis partit en courant.

- Voilà, nous sommes repérés, soupira Salvatore. Vous avez vos armes ?

- Oui !

- Alors, avançons !

En effet, quelques minutes plus tard, de petits groupes d'hommes et de femmes sortirent de chez eux, poussés par la curiosité, et des murmures s'élevèrent.

- C'est lui !

- Umberto ?

- Il a vieilli !

- Mais le Cavaleri est mort !

- Il avait pas une gamine ?

- Qu'est-ce qu'il fait là ?

Salvatore se souvint de certains visages, mais garda son regard fixé vers l'avant. Bientôt, des exclamations enthousiastes et zélées résonnèrent autour d'eux, remplaçant les chuchotements indiscrets.

- Don Salvatore, bienvenue !

- Mes respects, don Salvatore.

- Bonjour, monsieur Umberto.

- Je peux vous offrir un café chez moi ?

Salvatore se sentit soudain mieux. Quand une femme lui tendit son bébé, il posa une main sur son front duveteux et lui sourit. Abu poussa un sifflement d'admiration et glissa à son oreille :

- Vous êtes une vraie star ! Moi qui pensais que Gonzalo plaisantait !

Salvatore s'arrêta brusquement et demanda à la cantonade :

- Est-ce que Franco Reale est ici ?

- Je vais le chercher ! s'exclama immédiatement quelqu'un.

Franco Reale était un très vieil ami de Salvatore, qui l'avait beaucoup aidé lors de sa conquête de Scampia et qui y vivait toujours. Salvatore l'avait contacté et Franco avait proposé de lui prêter son appartement : il partait à Rome pour un mois.

Ils l'attendaient quand un premier cri retentit :

- Fils de pute !

Les oreilles de Salvatore tintèrent sourdement, comme si on avait apposé un gong contre ses tympans. Sa salive devint acide et il eut du mal à l'avaler. Gonzalo et Abu s'étaient déjà levés et inspectaient les environs. La petite foule réunie autour d'eux se tue, et des huées, entres d'autres insultes, se firent entendre un peu plus loin. Elles provenaient d'une bande de jeunes hommes, aux cheveux rasés sur les côtés, portant des sweats à capuche, des blousons de cuir ou des survêtements de marque. L'un d'eux cracha dans leur direction.

Salvatore se leva lentement et chercha par reflexe l'arme qui se trouvait à sa ceinture. Mais l'arrivée de Franco mit fin à ce moment de haute tension : les jeunes, non sans quelques dernières provocations, disparurent derrière un coin du bâtiment.

- Salvatore, mon ami !


Merci <3


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