Chapitre 29

Chapitre 29

À quelques kilomètres de là, Salvatore errait seul dans l'appartement de Franco. Abu était parti avec Irina et Stella à Saint-Pétersbourg, et avait totalement oublié sa mission à Scampia. Mais Salvatore ne lui en voulait pas. Il était mal placé pour lui reprocher de ne penser qu'à son enfant. Quant à Gonzalo, il n'était pas revenu non plus : leur dispute avait brisé les maigres liens qu'il y avait entre eux.

Que pouvait-il faire, à présent, sans garde du corps et sans le soutien de Luisa, qui lui vouait maintenant une haine tenace ? Restaient les Lucci. Mais le simple fait de songer à l'immonde cuisine de Tina lui donna des aigreurs d'estomac. Il irait demain...ou pas.

Et Astrid ? Des fois, Salvatore se demandait ce qu'il lui passait par la tête. Lars Wolfgang était-il si incontournable ? Comment avait-elle pu jeter son mariage avec Daniel aux orties pour lui ? Le cœur d'Astrid ne pourrait-il jamais se fixer ? C'était, en fait, ce qui inquiétait le plus Salvatore.

Il tressaillit en entendant qu'on frappait à la porte. Il se saisit de son revolver avant d'aller ouvrir. Mais ce n'était qu'un gamin d'environ huit ans, qui lui tendit un message avant de déguerpir. Salvatore le déplia fébrilement et lut : « Je vous ai pardonné, Salvatore. Excusez-moi pour mon comportement. Je vous en prie, passez à la maison. Je voudrais vous parler. Luisa ». Le visage de Vincenzo s'imprima sur sa rétine, lui faisant oublier que ce message était peut-être un piège. Sans se méfier, il se rendit à l'appartement de la femme.

Elle ouvrit, lui sourit, le fit entrer. Et là, au milieu du salon, Salvatore fit face à Ugo Di Pasquale et sa bande.

- Où sont tes chiens de garde, Umberto ? ricana le jeune homme, visiblement ravi.

Salvatore ne prit même pas la peine de répondre. Il se sentait abattu, résigné.

- Sincèrement, je ne te pensais pas assez stupide pour accourir dès que Luisa t'appelle. Ou alors, est-ce que tu serais amoureux ?

- Pas même un peu, répliqua Salvatore en lançant un regard sombre à la femme qui baissa les yeux.

- Crois-moi, je crève d'envie de te tirer une balle dans la tête, mais j'ai envie de m'amuser avec toi. Et puis, tu as une fille qui, j'en suis sûr, paierait très cher pour te récupérer, même en petits morceaux. Alors, tu vas nous suivre gentiment.

- Qu'est-ce que vous allez lui faire ? intervint soudainement Luisa.

Celui qui était son amant l'attrapa brutalement par la taille.

- Tu t'inquiètes quand même pas pour lui, ma puce ?

- Il a tué mon fils, répliqua-t-elle sèchement. Je veux savoir s'il va le payer suffisamment.

- Apporte-nous des bouteilles de bière ! ordonna Ugo avec un sourire mauvais. Vides, de préférence.

Luisa s'exécuta. Sur un claquement de doigt d'Ugo, deux types saisirent Salvatore qui ne se défendit pas, sachant le combat perdu d'avance. Ugo éclata alors la bouteille contre le coin de la table et récupéra le tesson le plus acéré qu'il trouva. Puis il s'approcha et traça une profonde ligne sanglante dans le cou de Salvatore, qui se mordit l'intérieur de la joue pour ne montrer aucun signe de douleur.

- Ne t'en fais pas, Luisa. Nous allons procéder très lentement. Pour l'instant, il fait le malin, mais je te promets qu'il va finir par supplier qu'on l'achève.

- Parfait, siffla la femme. Mais ne faîtes pas ça ici. Emmenez le dans le garage.

Les deux types prirent chacun Salvatore par un bras et le traînèrent hors de l'appartement. Ils quittèrent la Vele et se dirigèrent vers un alignement de garage, dont les portes en fer étaient recouvertes de tags. Ugo s'approcha de l'un d'entre eux, situé à une extrémité, et l'ouvrit.

- Personne ne t'entendra gueuler ici, Umberto.

Salvatore adressa une prière silencieuse à qui l'entendrait : donnez-moi le courage de ne pas supplier ces petits salopards. Permettez-moi de rester digne, pour Astrid, pour Antonio, pour Grace et pour tous les autres. On le ligota à une chaise, et Ugo commença à sélectionner les tessons les plus coupants qu'il avait rapportés.

- Enlevez-lui sa chemise, lança-t-il.

L'amant de Luisa alluma une cigarette. Les yeux d'Ugo se mirent à briller d'un éclat sadique.

- Occupez-vous aussi de son pantalon. J'ai une idée.

                                                                                              ***

Gonzalo n'avait pas complètement oublié Salvatore. Il se doutait même que ce dernier était retourné à Scampia à ses risques et périls. Agacé, le Sud-Américain, qui avait dormi deux nuits de suite dans une voiture volée sans se résoudre à quitter Naples, lâcha finalement à voix haute :

- Il va faire une grosse connerie, j'en suis sûr. Ce gros idiot doit risquer sa peau, et sur qui ça va retomber, s'il lui arrive quelque chose ? Sur bibi !

Alors, Gonzalo décida de retourner à Scampia. Il abandonna sa voiture, qui n'avait d'ailleurs plus d'essence, sur un parking éclaté par les racines d'un vieil arbre rachitique. Tout en continuant à ruminer dans sa barbe, il traversa la rue et monta les escaliers de la Vele. Palpant ses poches, il dénicha l'une des clés de l'appartement de Franco, et ouvrit la porte.

Évidemment, l'endroit était vide. Cela sentait les problèmes à plein nez. Gonzalo trouva un fond de café encore tiède dans la cafetière. Il soupira :

- Mais où a-t-il bien pu aller en catastrophe ? grogna-t-il avec ironie.

Il sortit et se rendit tout droit chez Luisa. La femme entrouvrit la porte, et en le voyant, la referma aussitôt. Mais Gonzalo, habitué, l'avait bloquée avec son pied. Il repoussa fermement le battant et Luisa pour se glisser dans le salon.

- Sortez de chez moi ! tempêta la femme.

Gonzalo avisa le petit Flavio, toujours scotché devant la télévision.

- Où est Umberto ?

- Je n'en sais rien ! Fichez le camp !

- Moi, je suis sûr que vous savez. Sinon, vous n'auriez pas essayé de me claquer la porte au nez.

- J'ai dit que je ne savais rien !

Gonzalo s'approcha, et, avant que Luisa n'ait pu intervenir, prit Flavio dans ses bras.

- Posez mon fils ! hurla-t-elle.

- C'est si fragile, à cet âge-là. Leurs crânes sont de vraies coquilles d'œuf...

- Espèce de monstre !

Le Sud-Américain eut son sourire le plus terrifiant et fit un pas vers la fenêtre ouverte.

- Je vous propose un marché où vous êtes largement gagnante. L'endroit où se trouve ce vieux snob d'Umberto contre votre mignon petit bébé. Qui hésiterait ?

- Vous vous attaquez à un enfant ! Vous n'avez pas honte ? Pourriture !

Gonzalo s'approcha encore un peu plus de la fenêtre. Flavio se mit à pleurer. Luisa paniqua :

- D'accord, d'accord ! Très bien. Il est dans mon garage, en bas, le premier en partant de la droite. Mais je vous préviens, il est peut-être déjà mort. Ugo s'en est bien occupé aujourd'hui.

Le Sud-Américain reposa Flavio sur le canapé. Avant de sortir, il empoigna Luisa par la gorge.

- S'il est déjà mort, comme vous dîtes, je reviendrai pour foutre le feu à tout ce fichu immeuble, et vous à l'intérieur, bébés compris. Alors priez. Et donnez-moi la clé de votre garage, ajouta-t-il.

Luisa alla docilement la lui chercher. Elle avait enfin fermé son clapet. Gonzalo, armé d'un pistolet, se rendit au garage indiqué. La porte, gondolée et taguée, était encore solide. Plus inquiet qu'il ne l'aurait voulu, il la fit coulisser.

Attaché sur une chaise, Salvatore avait perdu de sa superbe. Sa tête paraissait trop lourde pour qu'il puisse la soutenir, et son torse dénudé était sillonné d'une multitude de coupures, qui, selon les tessons qui jonchaient encore le sol, étaient dues à du verre. Gonzalo s'approcha, et remarqua une bonne dizaine de mégots de cigarettes. Il baissa les yeux et s'aperçut que le caleçon de Salvatore était lui constellé de petites brûlures rondes.

- Les fils de pute ! jura le Sud-Américain.

- Erizo ? lâcha Salvatore d'une voix faible.

- C'est bien moi. Je vais vous sortir de là.

- Ils vont...ils vont revenir.

- Qu'ils viennent ! Attendez un peu...

Il détacha le plus rapidement les liens qui le maintenaient, puis l'aida à renfiler sa chemise qui gisait dans un coin. Salvatore faisait visiblement des efforts surhumains pour ne pas gémir.

- Vous pouvez marcher ?

- Je...je ne sais pas.

- Bon.

Gonzalo lui glissa un bras autour des hanches et soutint pratiquement à lui-seul les quatre-vingt-cinq kilos de Salvatore. Le Sud-Américain se souvint alors que sa voiture était en panne sèche. Où pouvaient-ils aller ? Sûrement pas à l'appartement de Franco, ce serait là que Ugo et sa bande iraient chercher en premier. Il eut alors une idée.

- On va se rendre chez Tino et Tina pour l'instant. De là-bas, on pourra appeler des secours.

- D'accord, souffla Salvatore dont le teint livide indiquait un évanouissement imminent.

- Eh, Umberto ! Tenez le coup ! Vous n'êtes pas léger, alors, faîtes un effort !

Gonzalo vérifia que personne ne pouvait les voir, puis se rendit le plus vite possible, compte tenu du poids de Salvatore, chez le couple Lucci. Ugo ne tarderait pas à s'apercevoir de sa disparition, et lancerait aussitôt une battue. Heureusement, Tina lui ouvrit tout de suite et poussa un grognement de surprise :

- Mais qu'est-ce qui s'est passé, bon sang ?

Gonzalo ne répondit pas et installa Salvatore le plus délicatement possible sur le canapé vert à motifs fleuris. L'Italien grimaça.

- Il est vraiment dans un sale état, remarqua Tino qui venait de les rejoindre.

- Des coupures sur le torse et des brûlures sur le caleçon, expliqua Gonzalo.

- Sur le caleçon ? répéta Tina. Oh, sainte mère de Dieu ! Vite, Tino, apporte de la glace, et aussi la gnole, des pansements et du coton. Magne-toi !

Son mari revint avec un gros paquet de glaçons. Sans préambule, Tina l'apposa sur l'entrejambe de Salvatore qui se redressa sous le choc :

- Enlevez-moi ça ! gémit-il.

- Il faut noyer la brûlure. Sinon, votre machin ne marchera plus jamais !

- Ah...je vous en prie !

- Eh, Umberto, siffla Gonzalo. Vous allez pas nous faire un cirque pour trois glaçons ?

Tina trempa des morceaux de coton dans sa gnole faite maison, et commença à désinfecter les plaies de Salvatore qui hoqueta de douleur. Son front dégoulinait de sueur, et Gonzalo finit par éprouver un peu de compassion.

- Ça va bientôt aller mieux, vous en faîtes pas.

- Pour les pansements, je n'ai trouvé que ceux de notre gamine, expliqua Tino en montrant une boîte ornée de princesses Disney.

Tina approcha son coton de la coupure la plus longue et la plus laide. Gonzalo tenta de détourner l'attention de Salvatore en lui montrant la boîte de pansements.

- Vous avez de la chance ! C'est qui, votre princesse préférée ?

- Ah ! Je ne sais pas...ah ! Cendrillon !

- Oh, moi, je préfère Blanche-Neige, sourit Gonzalo. Vivre avec sept nains, franchement, si ce n'est pas une petite cochonne !

Le plus dur était maintenant passé. Tina appliqua les pansements (uniquement ceux à l'effigie de Cendrillon, pour faire plaisir à Salvatore) et se frotta les mains :

- C'est fait ! Reposez-vous, maintenant. Je suppose que tout ça, c'est l'œuvre d'Ugo Di Pasquale ?

- Vous supposez bien, Tina, approuva Gonzalo.

Tino, qui était sorti un moment de l'appartement, rentra :

- La bande de Di Pasquale vous cherche partout. Luisa les a prévenus que c'était vous qui aviez fait évader Salvatore. Vous ne pouvez pas sortir, où ils vous descendront tous les deux...

- Alors, on doit appeler de l'aide ! Vous auriez un téléphone ?

Tino et Tina se regardèrent, subitement gênés.

- Ils nous ont coupé le téléphone le mois dernier...on a oublié de payer les factures...

Gonzalo, agacé, fouilla dans ses poches, et réalisa avec un grognement furieux qu'il avait oublié son portable dans la voiture.

- C'est pas vrai, merde !

- Erizo ?

Salvatore ouvrit difficilement les yeux. Son souffle était encore court mais il semblait moins souffrir.

- Merci...de m'avoir sauvé. Vous êtes...un type bien. Pardonnez-moi...pour tout.

Gonzalo, touché, lui sourit :

- Bah, je savais bien que vous finiriez par me faire une déclaration d'amour. Ça fait plaisir à entendre.

- Astrid ? lâcha l'Italien en refermant les yeux.

- On va la contacter, promit le Sud-Américain. Reposez-vous.

- Je crois que j'ai une idée pour vous faire sortir d'ici incognito, fit Tina. Venez.

Elle entraîna Gonzalo dans sa chambre et ouvrit en grand son placard, révélant une collection de robes plus hideuses les unes que les autres.

- On va vous déguiser !

- En gonzesse ? s'étrangla-t-il. Ah ça, jamais !

Une demi-heure plus tard, Gonzalo, vêtu d'une longue robe rose à motifs psychédéliques, ses cheveux noirs et gras pendant sous un chapeau de la même couleur, et le visage soigneusement recouvert de fond de teint, de rouge à lèvre, de blush et de fard à paupière, faisait une entrée fracassante dans le salon.

Tino l'inspecta d'un œil critique :

- C'est bien. On dirait ta sœur, lança-t-il à Tina.

- Je trouve aussi.

- Oh, Erizo...vous êtes très belle, sourit Salvatore.

- Foutez-vous de moi ! ronchonna le Sud-Américain. Je fais ça pour vous, je vous signale.

Tina lui tendit un petit sac à main en crocodile dans lequel elle avait glissé un pistolet et les clés de sa voiture.

- C'est la Fiat grise, là, celle de gauche. Je vous souhaite bonne chance. Salvatore va rester ici, il sera en sécurité. Revenez vite avec des renforts.

Gonzalo se répéta que le ridicule ne tuait pas, et sortit de l'appartement en se dandinant. Il descendit les escaliers, surveillant sous son chapeau les allers et venues des séides d'Ugo. L'un d'entre eux, malheureusement, l'arrêta alors qu'il n'était qu'à quelques mètres de la voiture.

- Eh toi ! T'es qui ?

- Tu es bien mal poli ! lança Gonzalo de sa voix la plus aiguë. Ça ne te regarde pas !

- Je ne vous ai jamais vue dans le quartier...

- Si tu veux tout savoir, je suis la sœur de Tina et j'habite à Rome. Allez, laisse-moi passer !

- T'aurais pas vu deux types, un grand mince avec les cheveux gris et un autre qui ressemble à un taureau ?

- Non, j'ai rien vu.

Gonzalo se hâta de regagner la Fiat des Lucci, retira son chapeau et démarra le moteur.

- Un taureau, moi ? Petit con !

Encore sous l'influence de l'adrénaline, il quitta Scampia. Il dut s'arrêter quelques kilomètres plus loin pour laisser libre court au fou rire hystérique qui le secouait. Il avait réussi !

Il fonça vers la Villa, encore hilare.



Avant-dernier chapitre...

Merci <3


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