Chapitre 27

Chapitre 27

Salvatore sortit de sa chambre et faillit heurter la personne qui sortait de celle d'Astrid. Lars s'arrêta face à lui, yeux glacés et traits tendus.

- Vous n'êtes même pas rentré depuis une heure qu'elle pleure déjà à cause de vous ! C'est quoi, votre problème, Umberto ?

Échaudé par sa conversation avec Gonzalo, Salvatore répliqua sèchement :

- Mon problème, c'est vous, Wolfgang. Astrid n'est pas un os à mâcher ! Vous ne devriez même pas poser un doigt sur elle !

Lars eut un long sourire sarcastique :

- Et si c'est elle qui me le demande ?

- Encore une pareille insinuation et je vous tue.

Le Danois écarta les bras en riant jaune :

- Mais allez-y ! Montrez donc un peu de courage pour une fois !

Salvatore en avait par-dessus la tête de ces insultes sur son âge et sur sa prétendue lâcheté. Il redevint le mafieux sanguin qu'il était autrefois et balança son poing dans la mâchoire de Lars qui ne vit pas le coup venir et heurta le mur derrière lui. Il esquiva néanmoins le deuxième et réussit à saisir Salvatore par le col, avant de lui balancer son genou entre les jambes. Le souffle coupé, Salvatore parvint par miracle à rester debout.

- Je vais rester ici et je vous jure que vous ne toucherez plus à ma fille, haleta-t-il.

- Vous allez repartir, répliqua Lars. Sinon, c'est moi qui vous tue. Et, croyez-le ou non, Astrid s'en sortira très bien sans vous !

- Qu'est-ce qui se passe ?

Astrid était sortie de sa chambre, et son regard allait de l'un à l'autre sans vraiment comprendre. Elle fit finalement un pas vers Lars, et Salvatore eut un coup au cœur.

- Ne t'inquiète pas, ma chérie. Je disais à Salvatore qu'il ferait mieux de regagner Scampia au plus vite.

- C'est donc ce que je vais faire, soupira l'interpellé en tournant les talons.

Il ne voulait pas regarder Astrid, et pire, lire l'amour qu'elle portait au Danois dans ses yeux. Il avait l'impression de l'avoir perdue. Salvatore dut agripper la rampe de l'escalier pour descendre.

- Salva !

Il se retourna sur la dernière marche et vit Astrid courir vers lui, au risque de trébucher sur sa cheville encore fragile. Ce qui arriva évidemment. Elle bascula mais il la rattrapa de justesse.

- Rentre vite, chuchota-t-elle d'une voix chargée de larmes. Et fais attention.

- Toi aussi...

Soulagé, il la souleva pour la reposer sur ses pieds et lui embrassa le front. Puis il traversa le salon et sortit de la Villa. Un vent frais lui gifla le visage et lui rappela à quel point il faisait bon à l'intérieur. Sans se retourner, il récupéra sa voiture et reprit la route de Scampia, sans même songer à appeler Gonzalo. Il n'avait plus qu'une chose en tête : tout avouer à Luisa et faire taire définitivement Ugo Di Pasquale.

Il prit un chemin moins rapide, passant par les quartiers de Bagnoli, Arenella, Chiaiano et Piscinola, respectant, chose étonnante pour un Napolitain, tous les panneaux et les limitations de vitesse, ce qui lui valut quelques klaxons furieux. Il monta lentement les marches de la Vele comme s'il se rendait à l'échafaud. Il arrangea ses cheveux et le col de sa chemise, et se lança.

Comme d'habitude, la porte de l'appartement de Luisa était ouverte : une forte musique s'échappait de la cuisine. Bien qu'il préfère le classique et les airs d'opéra italien, il reconnut nettement « Toxic » de Britney Spears. Salvatore haussa un sourcil en apercevant la femme onduler devant sa cuisinière au rythme de la chanson.

- Je vous dérange, peut-être ? lança-t-il, ironique.

Elle se retourna, surprise, et éteignit la radio.

- C'est une habitude, chez vous, de rentrer chez les gens sans prévenir ?

Ses yeux étaient un peu brillants : Salvatore remarqua une bouteille de vin sur la table.

- Mais j'aime ça, poursuivit-elle en avançant vers lui avec un large sourire. Venez là...

Sans prévenir, elle agrippa sa ceinture et tira dessus. Salvatore recula à l'autre bout de la cuisine.

- Qu'est-ce que vous faîtes ?

- Tu le sais très bien. Cela m'a beaucoup touché quand ton ami, le Noir, a parlé de ta fille. Cela a touché tout le monde...je te vois sous un autre jour, maintenant. Je te trouve même incroyablement sexy.

- Je repasserai plus tard, soupira Salvatore.

- Tu n'as pas envie de coucher avec moi ?

- Non ! Est-ce que tout le monde est devenu fou, aujourd'hui ?

Il se dirigea vers la porte mais elle le rattrapa, lui bondit dessus et le fit tomber sur le dos. Luisa s'assit sur lui et se pencha avec un sourire jusqu'aux oreilles.

- Il n'y a pas de honte à préférer la manière forte, tu sais...

- Très bien, vous l'aurez voulu. J'étais venu vous parler de votre fils.

- Qui ? Flavio ? Il est chez les Lucci.

- Vincenzo.

Luisa parut dégriser d'un coup. Ses yeux noirs se rétrécirent jusqu'à devenir deux fentes étroites et flamboyantes.

- Que savez-vous ?

- Il est mort à côté de moi. En me défendant contre Bascoli, Zoto et Ginelli, qui l'a tué avec une lame.

- Il est mort en vous défendant ?

- Il pensait me devoir quelque chose, parce que j'avais sauvé sa sœur.

- Manuella ?

- Je...je ne sais pas...vous m'étouffez, là.

- Vous avez laissé un gamin mourir pour vous ? articula Luisa. Mon enfant ?

- Je...je ne...voulais pas...

Luisa le relâcha et se releva. Elle était plus effrayante que jamais.

- Partez, et ne revenez jamais, où je vous sortirais les tripes moi-même.

                                                                                              ***

Leïla avait découvert que les Serviteurs du Diable n'étaient pas que des hommes. Deux femmes, elles-aussi vêtues de longues tuniques noires à capuche, s'agitaient autour d'elle comme des mouches. L'une arrangeait ses cheveux en un chignon compliqué agrémenté de perles noires, et l'autre lui présentait une robe tout aussi sombre, lourde et brodée de signes cabalistiques qui aurait prétendument appartenue à une reine espagnole.

Pour finir, on lui enfila au pouce une grosse bague ornée d'un onyx, « l'anneau des Ténèbres ». La jeune femme ne savait plus quoi penser. Sa transformation en reine maléfique, Theodore qui attendait dans un cachot sa mort prochaine, Damoclès, Björn, des centaines d'images défilaient dans son esprit sans qu'une ne s'y fixe. Elle était dans un état second.

- Vous avez beaucoup de chance, lui glissa une des deux femmes.

- Y a-t-il eu d'autres...reines, avant moi ?

- Oh, oui ! Deux.

- Que leur est-il arrivé ?

Les femmes échangèrent un regard et baissèrent leurs capuches. Une personne normale aurait poussé un cri de surprise, mais Leïla se contenta de froncer les sourcils. Elles avaient le visage couvert de petites étoiles cerclées, marquées au fer rouge. Des pentagrammes inversés.

- Vous les avez devant vous.

- Et que faîtes-vous, maintenant ?

- Nous servons le Diable, et Damoclès qui est son envoyé sur Terre.

Leïla s'imagina encore plus défigurée et ridicule avec ces étoiles, dans le lit de Damoclès, accompagnée de ces deux autres filles stupides, et qui, de plus, semblaient apprécier leur sort. Elle ne put retenir une grimace.

Un plan se forma dans sa tête : quand elle serait la reine, que les Serviteurs du Diable se seraient mis en marche et auraient rejoint les Golems, elle se débarrasserait de Damoclès, d'une manière ou d'une autre. Björn l'aiderait sans doute.

Elle se mordit discrètement la lèvre. Tuer ne lui donnait aucun mal, mais aucun plaisir non plus. Elle avait conscience d'être étrange et probablement effrayante, et que c'était la raison pour laquelle, outre ses cicatrices, Damoclès lui était tombée dessus. Mais aujourd'hui, bien qu'elle doive pour cela sacrifier Theodore, la jeune femme estimait que c'était pour la bonne cause : sauver Astrid, qui était son amie, mais aussi tous les habitants de la Villa et les anciens de la Pension.

Les deux ex-reines la menèrent dans la désormais célèbre crypte. L'assemblée des Serviteurs du Diable s'ouvrit en deux comme une mer de cloportes noirs dans lequel on aurait donné un coup de pied. Sur l'estrade l'attendait Damoclès, sombre comme à son habitude, mais Leïla remarqua qu'il souriait légèrement en la voyant. Il l'aida à monter et embrassa sa main avec déférence, avant de se retourner vers ses adeptes :

- Vous savez pourquoi nous sommes là aujourd'hui : nous avons une nouvelle reine !

Il y eut de nombreux applaudissements, mais aussi peu chaleureux qu'un morceau de glace.

- Leïla a décidé d'unir son âme à celle de Lucifer...et à la mienne. Elle va boire dans le calice sacré et surtout, nous montrer sa grandeur par un sacrifice : celui de notre plus vieil ennemi, Theodore Ring !

Le gourou apparut, livide comme sa tenue, mais il marchait sans aide, droit et digne. Leïla en fut particulièrement surprise : elle ne s'attendait pas à autant de courage de sa part.

Soudain, elle pensa à John. C'est son meilleur ami. Il va me haïr pour avoir fait ça.

Quand Damoclès lui tendit le calice, elle remarqua que ses doigts tremblaient légèrement. Elle s'en voulut, se réprimanda sévèrement, et avala le contenu sanguinolent sans s'attarder sur sa nature.

Enfin, Damoclès lui tendit un long glaive effilé, à la poignée luisante de rubis.

- Une arme superbe, lui glissa-t-il, ayant appartenue à Tomás de Tornemada.

Leïla ne savait pas qui était ce type, mais elle doutait que cette arme soit authentique : elle avait l'air d'être toute récente.

On força Theodore à s'agenouiller. La jeune femme prit le glaive...mais un cri arrêta son mouvement.

- Leïla, ne fait pas ça !

Une silhouette se détacha des autres, une silhouette avec une tignasse cendrée, de beaux yeux bleus et un air effaré.

- Björn ! souffla la jeune femme.

- Tu n'es pas comme eux, mon cœur, tu n'es pas un foutu taré satanique ! Tu ne vas quand même pas le tuer ?

Theodore intervint avant que Leïla ne puisse trouver une répartie :

- Björn, mon garçon, vous ne pouvez rien y faire. Notre destin est scellé.

- Emparez-vous de lui ! vociféra Damoclès.

- Non, laissez-le ! intervint Leïla.

- Aurais-tu changé d'avis, ma chère ? Je le savais ! Ce n'était qu'une imposture !

La jeune femme comprit que si elle n'agissait pas maintenant, tout serait une nouvelle fois gâché. Elle n'avait plus le choix.

- Une imposture ? s'exclama-t-elle.

S'emparant du glaive, Leïla se plaça derrière Theodore, et lui trancha proprement la gorge. Elle entendit Björn hurler. Un sifflement terrible lui perça alors les tympans, et elle vit les scènes qui suivirent au ralenti : le glaive qui tombait de sa main, Theodore qui s'effondrait dans une mare de sang, le sourire satisfait de Damoclès, les Serviteurs du Diable qui levaient tous les bras, et surtout, Björn qui fut brutalement repoussé vers la sortie. Des larmes lui brûlèrent les yeux, et toute force l'abandonna.

L'instant d'après, elle s'évanouissait.

Quand la jeune femme rouvrit les yeux, elle était étendue sur un lit étroit : à côté d'elle, Damoclès lisait paisiblement un livre intitulé : « Le culte de Belzébuth ».

- Ne vous redressez-pas trop vite, ma reine. Tout va bien.

Leïla se força à se rallonger. Son cœur battait trop fort, au point de résonner dans sa tête. Où était Björn ? Et John ?

- Je veux savoir...savoir ce qui est arrivé.

- Vous avez perdu connaissance...

- Où est-il ?

- Qui donc ?

- Björn !

- Cela est-il vraiment important ? Vous êtes la reine, maintenant, vous...

- Mais je l'aime. Eh oui, ricana-t-elle en savourant sa surprise. Vous aviez raison, c'était bien une imposture. Mais à présent, je suis la reine. Je dirige les Serviteurs du Diable.

- Non ! rugit Damoclès. Pas tant que je serais là ! Vipère, traîtresse, putain !

- Vous ne serez plus là longtemps, répliqua-t-elle.

Elle se redressa et le frappa violemment au visage. Une haine terrible se propagea dans ses veines. Une haine dirigée entièrement vers cet homme, qui avait tenté de la violer, qui l'avait insultée, qui prenait ses cicatrices pour des marques de son Diable absurde. Cet homme qui l'avait forcé à tuer Theodore. Leïla le frappa encore, le projetant au sol, puis elle s'empara d'un lourd chandelier en fonte et l'abaissa de toutes ses forces sur son crâne. Damoclès Grave mourut sur le coup.

Leïla prit une grande respiration et retrouva son sang-froid. Elle avait tué deux hommes en à peine une heure. Tu n'avais pas le choix, se répéta-t-elle. Tu n'es pas un monstre, tu n'avais pas le choix. Pas le choix...

Elle sortit de la cellule, traversa un couloir et, en débouchant dans la cour du monastère, tomba sur Björn et John. Le premier la regarda avec une expression indéfinissable. Le second pleurait.

- Tu l'as tué ! Tu as tué Theodore en l'égorgeant comme un animal ! sanglota le rappeur. Et moi, je croyais que tu étais mon amie ! Comment j'ai pu être aussi con, hein ? Tu n'es qu'un fichu monstre !

- John, je t'en prie...

- Je ne veux plus jamais te voir ! Ni toi, ni aucune personne appartenant à votre bande !

John cracha sur le sol, fit demi-tour et s'enfuit. Leïla prit confusément conscience qu'elle le voyait sans doute pour la dernière fois. Lentement, elle se tourna vers Björn.

- Damoclès est mort. Je l'ai tué, annonça-t-elle d'une voix blanche. Je peux ordonner aux Serviteurs de rejoindre les Golems. Et je...je suis désolée.

Sa voix se brisa. L'horreur de ce qui venait de se passer, de ce qu'elle avait fait, s'abattit sur elle, et ses genoux plièrent. La jeune femme allait tomber quand deux bras fermes la retinrent. Deux bras chauds, forts, et aimants.

- Je sais que tu n'avais pas le choix, mon cœur. Je sais aussi que peu de gens aurait eu autant de courage. John ne comprendra sûrement jamais ton geste, et tu en souffriras longtemps, car il était ton ami. Tu t'en remettras. Tu oublieras. Je vais te faire oublier. J'ai eu si peur de voir que tu allais tuer Theodore...j'ai cru que j'allais te perdre. Mais quand je te vois, là, mon amour, ma Leïla, je comprends que tu es toujours la même. Je t'aime comme un fou et je serais toujours là pour toi.

Comment ne pas fondre en larmes ? La jeune femme pleura comme elle n'avait jamais pleuré, dans les bras de Björn, de son homme, de l'amour de sa vie.

Il la berça tendrement, l'embrassa, la calma.

- Demain, les Serviteurs du Diable se mettront en marche. Et quand ils auront rejoint McRaven, je me débarrasserai de toutes ces horreurs, murmura-t-elle en indiquant sa robe et sa grosse bague. Je ne serais plus la reine des Ténèbres où je ne sais quoi. Je ne serais plus que Leïla Olofsson.

Elle se redressa et arracha brutalement les épingles et les perles qui retenaient ses cheveux.

- Merci, Theodore Ring, chuchota-t-elle, et pardon de t'avoir mal jugé.

Björn leva mécaniquement les yeux vers le ciel et s'exclama :

- Oh, regarde !

Un gros nuage venait de glisser au-dessus d'eux. Un gros nuage qui ressemblait à s'y méprendre à un visage souriant, orné d'une longue barbe cotonneuse.


Merci <3


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