Chapitre 26

Chapitre 26

Heureusement que nous avons Elena, songea le docteur P. Sinon nous nous serions perdus depuis longtemps ! La capitale coréenne était l'endroit le plus agité qu'il ait jamais vu. C'était l'heure de pointe à Séoul, et les rues étaient encombrées. Il y avait des lumières partout, de toutes les couleurs, de toutes les formes. Mais la jeune Amazone marchait d'un pas résolu comme si elle connaissait ce labyrinthe frénétique et illuminé par cœur.

- Où allons-nous ? râla Ernesto que le décalage horaire avait perturbé.

- Vous allez voir !

- On ne peut pas prendre le métro ?

Mama s'était arrêtée, essoufflée et épuisée. Sa peau noire avait des teintes crayeuses. Kate glissa son bras sous le sien pour la soutenir.

- Ce n'est plus très loin, la rassura Hippolyte-Elena.

Ils quittèrent les artères fluorescentes pour s'excentrer dans un quartier plus tranquille, plus calme, très posé et zen, avec des boutiques BCBG et des salons de thé végétarien. L'Amazone s'arrêta devant la devanture d'un institut de beauté, qui mêlait roche et bois, décoré d'oiseaux peints et de feuilles d'eucalyptus.

- C'est ici.

- Une antre de gonzesses, ricana Ernesto. J'aurais dû m'en douter.

Il reçut une claque à l'arrière du crâne qui le fit taire.

La jeune femme les fit entrer et dut longuement s'expliquer avec la réceptionniste, une Asiatique à l'air suspicieux, qui toisa Ernesto et le docteur P avec sévérité.

- Sook n'est pas encore là, annonça Hippolyte-Elena en se retournant vers eux. En attendant, mesdames, je vous offre de venir vous détendre avec moi. Messieurs, restez-ici et ne bougez pas une oreille, où Jinny s'occupera de vous.

Elle indiqua la réceptionniste qui leur adressa un nouveau regard noir.

- J'aurais bien aimé un massage, moi aussi ! s'exclama Ernesto.

- Mensueda, tu la fermes ! lança Kate qui se dirigeait déjà vers la salle de soin.

Mama, Hippolyte et elle eurent droit à une séance de hammam, un long massage particulièrement agréable et à un soin du visage à l'étrange couleur verte, assorti de deux tranches de concombre sur les yeux.

- Vous vous sentez mieux, Grace ? demanda l'Irlandaise.

- Oh, oui. Bien mieux. Je n'avais pas pris soin de moi depuis les années quatre-vingt.

- J'espère que les garçons ne font pas de bêtises. Tel que je connais Ernesto, il doit être en train d'essayer de draguer toutes les jolies esthéticiennes qui passent...

- Avec Jinny, il se tient à carreau, rassurez-vous, sourit Hippolyte-Elena. C'est une Amazone comme moi, qui sait comment remettre les hommes à leur place...

Enfin, on leur servit un délicieux thé parfumé et elles rejoignirent les deux hommes. Le docteur P était plongé dans un magazine de mode coréen et Ernesto, les bras croisés, ruminait dans son coin.

- Sook est ici, annonça Jinny. Elle vous attend.

Tout le monde prit une profonde respiration, y compris Hippolyte-Elena, ce qui était plus étonnant. Le docteur P le remarqua :

- Elle est si impressionnante que ça ?

La jeune femme ne répondit pas et les guida vers un petit escalier qui craqua sous leur poids. L'étage était presque nu, à l'exception d'une chaise en bois sculptée. Et, face à la fenêtre, une fine silhouette.

- Tu voulais me voir, Hippolyte ? fit une voix claire et forte.

- Oui, Sook. Je...

- As-tu mené à bien ta mission ?

- Malheureusement, j'ai échoué. Mais...

Sook fit volteface, révélant son visage pointu et rusé, avec de longs yeux noirs sous une frange, un petit nez et une bouche qui ne semblait pas avoir souri depuis longtemps. Une épaisse queue-de-cheval balayait son épaule.

- Tu as échoué ? répéta-t-elle d'une voix lente. Ce n'était pourtant pas une proie difficile.

Hippolyte se contenta de baisser la tête. Sook avisa le quatuor derrière elle :

- Qui sont ces gens ?

- Des amis, mentit la jeune femme. Ils veulent te parler...

- Qui t'as permis d'emmener des hommes ici ?

La question, glaciale, fit déglutir difficilement tout le monde. Oui, elle est très impressionnante, pensa le docteur P. Ernesto lui-même restait muet. Comme souvent, ce fut Kate qui prit les choses en main :

- Je m'appelle Katherine Mensueda et si je voulais vous rencontrer, c'est parce que des femmes ont besoin de votre aide.

- Pourquoi ne sont-elles pas elles-mêmes venues me voir ?

- Elles sont retenues prisonnières.

- Par qui ?

- Par Philip McRaven et ses hommes.

Il y eut un long silence. Le sourcil droit de Sook tressaillit légèrement, mais rien d'autre sur son visage ne trahit d'émotion.

- Que voulez-vous ? Que les Amazones luttent contre les Golems ? Cela est douloureux à reconnaître, mais ils sont plus forts que nous, lâcha finalement la terrible jeune femme.

- Pas lutter, mais s'associer. Philip McRaven propose une alliance et...

Sook cracha violemment par terre.

- Jamais ! Les Amazones ne s'abaisseront pas à ça !

- Il s'agit de sauver Astrid Cavaleri, cria Kate, plus fort qu'elle. Et deux autres femmes méritantes dont l'une est enceinte !

Sook la dévisagea, et se détourna.

- Laissez-moi.

- J'espère au moins que vous comptez y réfléchir, lâcha Kate.

- Vous avez beaucoup de culot, Katherine Mensueda. Je réfléchirai, en effet. Revenez-plus tard.

Ils redescendirent les escaliers. Hippolyte était rouge de honte : le docteur P lui tapota affectueusement le bras.

- Elle n'est pas commode, vous n'avez rien à vous reprocher.

- Si nous allions déjeuner pour nous remettre ? proposa Ernesto. C'est moi qui paie.

Ils allèrent s'installer dans un petit restaurant plus bas dans la rue, entièrement bio et végétarien. Ernesto grogna un peu mais dut se contenter d'une salade de carottes épicés, concombre et sésame.

- Que savez-vous de Sook ? demanda le docteur P en se débattant avec ses baguettes.

Hippolyte avala une gorgée de thé.

- Elle vient de Corée du Nord, de la campagne plus précisément. Là-bas, les femmes doivent être dévouée et pure. C'est une société patriarcale : Sook l'a toujours refusé. Alors, pour la punir, son propre père l'a livrée à un proxénète qui en fit...une fille à soldats. Elle a subi beaucoup de sévices avant de pouvoir s'enfuir et de s'installer à Séoul. Puis elle a parcouru le monde pour recruter des filles comme elle...des filles comme moi. Pour en faire des guerrières. Et elle a fondé les Amazones.

- Vous pensez...qu'elle va dire oui ?

Hippolyte fixa le fond de sa tasse de thé comme si elle y lisait l'avenir. Je croyais que c'était dans le marc de café, s'étonna intérieurement le docteur P.

- Je ne sais pas...personne ne sait comment fonctionne le cerveau de Sook.

- Elle aura pris sa décision ce soir, j'espère ? soupira Ernesto.

- Oui, je crois.

- Bon...alors, trouvons quelque chose à faire en attendant !

- Nous pouvons aller au marché Insa-dong, proposa Hippolyte.

Toujours guidés par l'Amazone, ils déambulèrent parmi les galeries d'art moderne et les magasins d'antiquités, de thé, d'hanboks , de masques, et les ateliers de papeterie et de calligraphie traditionnelles. Malgré tout cela, les pensées étaient ailleurs. Les paroles se faisaient rares, et seul le musée du sexe Asia Eros arracha quelques blagues à Ernesto. Savoir que le sort d'Astrid, d'Edna et d'Irina, mais aussi de Salvatore, d'Abu, de Gonzalo, de Madeleine et de sa fille, dépendaient de la décision de l'implacable Sook serrait la gorge du quatuor. Ils étaient arrivés au bout du chemin. Ça passe ou ça casse, songeait Kate.

La nuit tombait quand ils regagnèrent l'institut de beauté des Amazones. Jinny, l'air plus sombre que jamais, se contenta de leur indiquer l'escalier d'un geste sec du menton. Cela ne semblait pas de bon augure...

Sook avait pris place dans son fauteuil sculpté, dans la position du Penseur de Rodin. Elle se redressa en les voyant entrer.

- J'ai réfléchi, annonça-t-elle en regardant Kate de biais.

La Coréenne se leva et marcha jusqu'à la fenêtre, qui semblait être son endroit favori.

- J'ai appris avec surprise, comme tout le monde, que le président Solovine s'était suicidé dans son bureau du Kremlin, en mars dernier.

Le docteur P regarda lui aussi par la fenêtre le ciel noir. Ils étaient à présent au tout début du mois de décembre. Le temps avait passé...

- Puis, reprit Sook, dans notre milieu, il y a eu des murmures : on disait qu'il s'était tué à cause d'Astrid Cavaleri.

- Personne ne sait vraiment si c'est le cas, expliqua doucement Mama. Mais ils avaient une relation...étrange. Il y a encore des mystères derrière tout ça.

- On dit aussi qu'elle est la nouvelle Bianca Manfredi.

- Elle est son arrière-petite-fille, précisa Ernesto.

Sook se passa un doigt sur la lèvre, songeuse.

- Si cette...réputation est vraie, elle est en effet digne d'être secourue. Et puis il y a la femme enceinte...mais cette alliance avec les Golems sera-t-elle définitive ?

- Nous n'en savons rien. McRaven vous l'expliquera sans doute, et alors, vous serez encore libre de refuser...

En réalité, Kate n'en était pas du tout sûre, mais il fallait tout faire pour convaincre Sook.

- Très bien. Mais Astrid nous devra quelque chose en échange.

- Quoi donc ?

- Il faudra qu'elle s'engage à ne plus gagner d'argent grâce à la prostitution, et à libérer autant de prostituées qu'elle le pourra à Naples et dans les environs.

- Elle acceptera, assura Mama.

- Alors, marché conclu.

                                                                                         ***

En entendant la sonnerie de son portable, Salvatore crut qu'il rêvait encore. Ce fut le beuglement de Gonzalo qui le tira du lit :

- Téléphone !

Il sauta littéralement du matelas, se précipita dans le petit salon et récupéra l'appareil qui vibrait sur la table. L'appel venait de « Fixe Villa ». Il décrocha, espérant plus que tout entendre la voix d'Astrid. Mais ce fut celle de McRaven :

- La Ruskov a pondu sa gamine cette nuit. Vous pouvez rentrer tous les trois.

Et il raccrocha. Salvatore prit une grande inspiration et s'écria :

- Abu ! Irina a accouché ! On peut retourner à la Villa !

Une heure plus tard, Abu et Gonzalo avaient rejoints Irina à la clinique et Salvatore déboulait à San Gennaro avec une immense impression de libération. Il passa le portail en fredonnant, s'avança jusqu'à la porte et frappa. Astrid lui ouvrit et lui sauta au cou, sans transition.

- Mon Salva ! Tu vas bien, oui, tu vas bien !

Elle l'inspecta des pieds à la tête, s'arrêta sur la petite coupure qu'il avait à la gorge en fronçant les sourcils, puis, rassurée, lui colla un bisou sur la joue. Salvatore remarqua alors qu'elle boitait légèrement.

- Qu'est-ce que tu as à la cheville ?

- Une foulure, soupira-t-elle. Mais rien de grave. Viens !

Ils traversèrent le salon sous le regard morne des Golems présents et de McRaven qui, comme à son habitude, harcelait Edna. L'Américaine salua Salvatore d'un sourire. Il lui trouva l'air vieilli et épuisé. Mais déjà, Astrid l'entraînait vers sa chambre. Salvatore sourit et s'allongea de tout son long sur son lit.

- Ah, mon dieu ! Tu n'imagines pas comme je suis heureux de retrouver ma chambre ! Le matelas de Franco me scie le dos !

- J'ai changé tes draps ce matin, sourit Astrid en s'allongea à côté de lui. Je suis une vraie femme d'intérieur, maintenant.

Salvatore avait mille questions à lui poser mais elle embraya immédiatement sur l'accouchement d'Irina :

- Elle a perdu les eaux à trois heures du matin ! Heureusement, McRaven n'a pas fait d'histoire et j'ai pu la conduire à la clinique avec Lars. Et pouf, deux heures après, elle accouchait. C'est une petite fille ! Elle s'appelle Stella, c'est joli, non ?

- Oui, très joli. Mais toi, bébé ? Tu as l'air heureuse.

- Euh...oui, oui, depuis que tu es là, je suis super contente. Pardon, j'ai trop parlé. Toi, comment ça se passe, à Scampia ?

Salvatore s'efforça de lui restituer les évènements le plus fidèlement possible. Luisa, Ugo, la fusillade, l'anniversaire de Nanna Lombardo, le match de football. Quand il eut terminé, Astrid avait changé d'expression.

- C'est horrible, Salva. Je ne pensais pas que tu risquais autant ta vie.

- Ne t'inquiète pas. Abu et Gonzalo sont là. Ils ne brillent pas par leur culture et leur intelligence, mais ils sont doués pour la bagarre.

- De toute façon, tu n'y retourneras pas. Tu restes ici, à présent.

Elle posa la tête sur sa poitrine et ferma les yeux. Salvatore pensa surtout à Luisa. Il devait retourner à Scampia, et lui avouer pour Vincenzo. Il n'avait pas le choix. Après tout ce qu'il avait vécu, il ne pouvait pas tout laisser tomber comme ça. Ce serait particulièrement lâche de fuir et de venir se réfugier ici comme un petit animal blessé. Surtout, cela confirmerait ce que pensait la plupart des gens de Scampia : qu'il était trop vieux, trop froussard et trop snob pour rester.

- Écoute, bébé...je dois y retourner.

Astrid passa de l'horreur à la stupéfaction.

- Quoi ? Mais pourquoi ?

- C'est une question de dignité, tu comprends ? Je ne peux pas tout lâcher et me comporter comme un lâche. Que diraient les gens ?

- On se fiche de ce que disent les gens ! s'énerva Astrid.

En se redressant avec emportement, elle fit glisser le col de son pull et révéla une étrange marque rouge sur son épaule. Salvatore haussa un sourcil et tendit la main. Elle eut mouvement de recul et son visage prit la couleur de la honte.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Rien, rien...je me suis gratté.

Lars l'avait un peu mordu l'autre nuit, mais sur le moment, elle ne s'en était absolument pas rendu compte. Salvatore, lui, avait tout compris.

- Oh, Astrid. Ne me dis pas que...

- Ce n'est pas ce que tu crois...j'avais un bouton et...

Elle s'arrêta net en comprenant que ses mauvaises excuses ne serviraient à rien.

- Je sais que c'est mal. Que je vais encore blesser Daniel mais...j'ai réalisé que c'est avec Lars que je veux être, pour la vie.

Ce fut autour de Salvatore de s'énerver :

- Tu veux être pour la vie avec un homme qui débarque ici accompagné d'une bande de brutes, qui m'envoie à Scampia pour que je m'y fasse tuer et qui te mord l'épaule comme un sauvage ? Un homme instable, violent, à la limite de la maladie mentale ?

- Il n'est pas comme ça !

Elle bondit du lit et lui jeta un regard à la fois furieux et blessé.

- Je savais que tu ne comprendrais pas. Tu ne comprends jamais rien ! Je pourrais être avec l'homme le plus parfait du monde que tu lui trouverais encore des défauts !

Parce qu'aucun homme ne te mérite, mon amour.

La jeune femme fondit en larmes. Salvatore regretta immédiatement ses paroles.

- Je...je pensais que tu serais content de me revoir. Mais tout ce que tu trouves à faire, c'est me dire que tu veux repartir et que Lars est un malade mental !

- Allons, ne pleure pas. Viens là.

Elle hésita, puis secoua la tête et quitta la chambre, laissant Salvatore assis sur son lit comme un idiot. Qu'est-ce qui cloche chez toi, Salvatore Umberto ? Si elle est heureuse avec Wolfgang, pourquoi tu t'y opposerais ?

Parce qu'il est dangereux, lui répondit la petite voix de sa raison. Et qu'il lui fera du mal, et que tu n'es qu'un foutu papa poule.

En tout cas, sa décision était prise : il allait rester. Son téléphone portable sonna au moment où il se décidait à rejoindre Astrid pour se faire pardonner.

- Monsieur Umberto ! hurla la voix d'Abu. Vous devriez venir voir mon bébé, elle est trop mignonne ! Et vous savez quoi ? Wolfgang a dit que ma femme et moi, on pouvait partir ! On va aller voir la sœur d'Irina à Saint-Pétersbourg !

- Oh, c'est génial.

Le téléphone changea soudainement de main et la grosse voix bougonne de Gonzalo se fit entendre :

- C'est une grande nouvelle, hein ? On va retourner à Scampia, mais uniquement tous les deux...

- On ne retourne pas à Scampia, Erizo. Je reste.

- Pourquoi ?

- Écoutez...je viens d'apprendre qu'Astrid...enfin, que Wolfgang...

- Se la tape toutes les nuits ? Ça vous étonne tant que ça ? Fallait vous y attendre...

- Surveillez un peu votre langage ! Vous savez comme moi que Wolfgang n'est pas...sain.

- Vous ne l'êtes pas non plus. Franchement, qui est sain ?

- Je reste, Erizo. Un point c'est tout. Vous comprendrez si un jour vous avez des enfants.

- Donc, si je récapitule, vous préférez vous mêler des histoires de cul d'Astrid plutôt que de défendre votre maigre réputation et votre honneur à Scampia ?

- Je vous ai dit de surveiller votre langage, bon sang ! Ma réputation, et mon « honneur », comme vous dîtes, je m'en fiche ! Il n'y a qu'elle qui compte...

- Vous savez, avant de vous connaître vraiment, j'avais beaucoup de respect pour vous. Maintenant, je sais que vous n'êtes qu'une vieille poule mouillée. Cot-cot-codêêêt !

- Allez vous faire foutre !

Salvatore raccrocha brusquement, excédé. Il lui semblait encore entendre Gonzalo imiter les caquètements de la poule.

- Quel imbécile ! siffla-t-il. Au moins, je n'aurais plus à le supporter !

Merci <3

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top