Chapitre 2

Chapitre 2

Leïla Muhammad dut annoncer à son directeur de département qu'elle devait s'absenter. Celui-ci, qui voyait en elle son meilleur élément, proposa de lui envoyer les cours par e-mail et lui conseilla de revenir au plus vite. Quand elle sortit de l'université La Sapienza, trois hommes l'attendaient devant le métro Policlinico. Le premier était son fiancé, Björn Olofsson, avec ses cheveux cendrés toujours un peu ébouriffés. Il portait un tee-shirt bleu sous une écharpe jaune pâle. Les couleurs de la Suède, songea Leïla avec un petit sourire. Björn voyait la vie en couleur, alors qu'elle-même vivait plutôt en noir et blanc.

Le deuxième était un gros barbu aux allures débonnaires, avec une chemise à fleurs sur un pantalon en flanelle beige. Leïla ne le connaissait pas bien, mais apparemment, c'était une sorte de gourou écologiste-anarchiste. Theodore Ring avait toutefois insisté pour qu'elle l'appelle simplement Theo. « Dieu », en grec. Rien que ça.

Le troisième était son acolyte, le rappeur Gangsta Johnson, armoire à glace à la peau café au lait, qui avait, lui, proposé qu'on le nomme uniquement John, son prénom de naissance. Il avait troqué ses habituels survêtements clinquants pour une tenue plus simple, jean et sweat noir.

Chacun portait une ou deux valises. Björn tendit la sienne à Leïla quand elle arriva à sa hauteur.

- Prête ? demanda-t-il.

- Oui. Au fait, je ne sais même pas où nous allons...

- En Angleterre, pour l'instant.

- Nous allons chercher...les Life Guards de Castelbury, n'est-ce pas ?

Björn hocha la tête et Theo prit la parole.

- D'après les informations que nous avons trouvées dans le bureau d'Antonio Cavaleri avant d'être...virés comme dans des malpropres de la Villa...

Le souvenir de McRaven et de son sourire satisfait arracha une grimace à tout le monde.

- ...les LGC, comme on les appelle pour faire plus court, sont des tueurs à gages uniquement voués au service d'un millionnaire anglais paranoïaque, qui a disparu il y a plusieurs dizaine d'années. Où se cache-t-il ? Comment s'appelle-t-il ? Personne ne le sait.

- Mais nous devons trouver, soupira Björn. Alors, il faut bien commencer quelque part.

Ils attendaient leur avion quand John, qui ne parlait pas beaucoup, lâcha, la tête entre les mains :

- Quelle mouche a piqué Wolfgang pour le pousser à s'associer avec ce McRaven ?

- La mouche de l'amour.

C'était Leïla qui avait répondu, sans vraiment réfléchir.

- Comment ça ? fit le rappeur en haussant un gros sourcil.

- Lars est revenu pour Astrid, et uniquement pour elle, expliqua Björn. Il l'aime tellement que tout ça va forcément mal finir...

Leïla prit la main de son fiancé, le cœur soudain serré.

- Si toi, tu deviens pessimiste, comment allons-nous faire ?

Björn l'embrassa doucement en repoussant l'éternelle mèche qui tombait sur son profil ravagé.

- Nous trouverons ces armées mystérieuses, j'en suis sûr. Je m'inquiète simplement pour...la santé mentale de Lars.

- Il perd les pédales, confirma Theo en grignotant son sandwich.

Une voix féminine annonça que les passagers à destination de Londres étaient attendus pour l'embarquement. Une fois dans l'avion, John se pencha vers Leïla :

- Tu crois qu'Astrid va craquer ? Pour Lars, je veux dire.

Leïla observa le paysage vert du centre de la France qui ne semblait pas plus grand qu'une maquette derrière le hublot. Elle poussa un soupir.

- Quoi qu'elle fasse, ce ne sera pas une bonne idée.

Arrivés à Londres, Björn, promu porte-parole officiel du quatuor, alla se renseigner sur le mot « Castelbury » dans un office du tourisme.

- Il y a plusieurs choses, mais la piste la plus intéressante, c'est un château privé, annonça-t-il en ressortant, qui se situe entre Cambridge et Peterborough. Il ne se visite pas, mais la fille m'a donné l'adresse exacte.

Ils prirent un train puis un bus. Dans une petite bourgade, ils se firent indiquer un grand portail en fer forgé, qui bouchait une allée menant à un petit château en briques rouges flanqué de deux tours aux toits pointus. Theo se fit une joie de tirer sur la petite cloche.

Il était tard, mais quelques minutes après, quelqu'un vint leur ouvrir.

C'était un majordome vieillissant, raide comme un piquet, au visage pincé. Il avait constamment le menton en l'air et s'adressa donc au quatuor en le regardant de haut :

- Vous désirez ?

- Nous voulons savoir si quelqu'un ici a entendu parler...des Life Guards.

Le majordome eut un reniflement méprisant.

- La comtesse Margaret ne veut plus être mêlée à tout ça. Allez-vous-en !

Il voulut refermer le portail mais Björn le bloqua avec le pied.

- Dîtes à la comtesse que nous voulons lui parler. Maintenant.

- Est-ce une menace ?

Theodore s'approcha en se caressant la barbe, et parla avec un accent superbement british.

- Oh, non, monsieur, nous venons en paix. Veuillez nous pardonner pour ce désagrément, mais notre affaire est urgente. C'est avec beaucoup d'humilité que nous quémandons un entretien avec la comtesse.

Le majordome sembla se détendre, soupira puis lâcha :

- Je vais lui faire part de votre demande.

Il referma le portail et disparut. Leïla observa Theodore en arquant les sourcils.

- Vous êtes anglais ?

- Mon dieu, non ! Je suis australien. Mais je sais faire tous les accents du Commonwealth.

- C'est lui qui fait la voix du présentateur sud-africain au début de ma chanson « Apartheid », expliqua John.

Le majordome revint et leur fit signe d'entrer. Le quatuor foula une longue allée de graviers blancs, monta les quelques marches qui menait à la porte monumentale, et entra dans le château. Une large entrée au sol dallé noir et blanc, décorée de massacres de cerfs et d'une photo grandeur nature de la reine d'Angleterre, servait d'écrin à un majestueux escalier.

La comtesse Margaret les attendait à l'étage, avec un inévitable service à thé. C'était une femme très mince, aux cheveux gris réunis en chignon banane, portant une robe à motif liberty sous un large rang de perles. Ses yeux se posèrent d'abord sur Leïla et elle eut une grimace.

- Si vous êtes des criminels, mademoiselle, messieurs, je vous prie de sortir tout de suite de chez moi ! Je pensais accueillir un honorable citoyen britannique...

- My lady ! s'exclama Theodore en s'inclinant. Excusez l'apparence non-conventionnelle de mes amis. Ils sont un peu sauvages.

- Que désirez-vous ?

- Rien de plus qu'une réponse, my lady. Savez-vous quelque chose à propos des Life Guards de Castelbury ?

La comtesse eut une moue et reposa sa tasse de thé.

- Puis-je savoir où vous avez entendu parler de cela ?

- Il se trouve...que mon amie Leïla ici présente a eu affaire à eux.

La jeune femme ne tiqua pas quand Margaret poussa un cri d'horreur.

- Ce sont eux qui vous ont fait ceci ?

Leïla passa les doigts sur ses cicatrices puis hocha la tête. Visiblement, Theodore avait un plan, il fallait donc jouer son jeu.

- Monstres ! souffla la comtesse. Pauvre enfant !

- Qui sont ces gens, my lady ?

- Ce sont d'horribles tueurs que mon mari a engagé pour le protéger.

- Votre mari ?

- Oui. Le comte Benedict de Castelbury. Nous nous sommes mariés il y a près de quarante ans...au fil du temps, il est devenu de plus en plus paranoïaque. Il pense que tout le monde veut le tuer...le gouvernement britannique, la CIA, le KGB, les francs-maçons, les Illuminatis...Benedict n'a jamais été un homme sain d'esprit. Il a toujours vu le mal partout. Un jour, il a donc recruté un tueur à gages immonde pour le protéger, puis un autre, et encore un autre...je ne sais pas où il en est aujourd'hui.

- Il ne vit plus avec vous ?

- Benedict a décidé que l'Angleterre était trop dangereuse pour lui...je crois qu'il est à présent en Australie, où il se terre comme un rat. Je ne l'ai pas vu depuis cinq ans.

- Vous savez...comment il recrute ?

- Oh, non ! Je n'ai jamais cherché à connaître les détails de ses folies.

Margaret sirota son thé. Elle avait dit tout ce qu'elle savait.

- N'allez pas vous lancer dans une quelconque vengeance, mademoiselle. Je ne sais pas pourquoi ces odieux criminels vous ont infligé cela...

Leïla ne trouva pas quoi répondre. Heureusement, Theodore intervint :

- Elle n'aime pas beaucoup en parler, my lady, pardonnez-la. Nous voulions simplement savoir qui étaient exactement ces gens.

- C'est chose faite...

- Nous vous en remercions infiniment. Bonne soirée, madame la comtesse, fit poliment Leïla.

Ils furent raccompagnés par le majordome. Une fois franchi le portail, Björn félicita Theodore :

- Vous avez été fabuleux ! Sans votre histoire, la comtesse n'aurait jamais parlé !

- J'ai mon petit talent d'acteur, gloussa le gourou.

- Ravie que mes cicatrices aient été utiles, murmura Leïla.

Björn s'arrêta en plein milieu de la route pour la prendre dans ses bras.

- Oh, mon ange ! Je suis désolé. Je n'ai pas pensé à ça...

- Mais c'est vrai ! protesta doucement la jeune femme. Je suis ravie.

Elle eut un sourire sincère et embrassa son amoureux. Mais son cœur n'était pas tout à fait intact. John lui donna une tape sur l'épaule. Il avait compris. Curieusement, Leïla se sentit brièvement très proche du rappeur.

- L'Australie, c'est chez moi ! reprit Theodore. Je vais pouvoir reprendre mon vrai accent !

- Vous avez une maison là-bas, n'est-ce pas ?

- Deux ! Un appartement à Sydney et une maison de campagne dans le Queensland.

- Où retrouvez-vous vos...adeptes ? demanda Björn.

Theodore claqua la langue d'un air mécontent.

- Je n'aime pas ce terme. Je préfère dire « mes enfants ». Pour vous répondre, ils sont dans le Queensland. Vous voulez qu'on les rejoigne ?

- Selon la comtesse, Benedict de Castelbury se trouve en Australie. Donc oui, je pense que c'est notre meilleure option pour l'instant...

Leïla n'était jamais allée aussi loin. Le Pacifique, c'était bel et bien le bout du monde ! Le quatuor survola l'Europe, le Moyen-Orient, l'Inde, l'Indonésie, pour se poser enfin à Brisbane. Finalement, l'hémisphère sud n'était pas si différent. L'air était respirable, les gens n'avaient pas d'antennes ou de peau verte.

Durant tout le trajet qui menait de Brisbane au cœur de Queensland, où se trouvait la maison de Theodore, la jeune femme dévora un livre sur la culture aborigène et en fit le commentaire à voix haute. Björn la regardait toujours avec ce sourire rayonnant que lui seul savait afficher. John prenait des photos avec son smartphone, dont la plupart était des selfies qu'il postait au fur et à mesure sur Facebook, Tweeter ou Instagram.

- Home, sweet home ! s'exclama enfin Theodore.

C'était une immense maison en bois blanc, surmontée d'un toit en paille grise, et ceinturée d'un balcon filant. Elle était entourée d'autres constructions beaucoup plus petites, et d'une multitude d'arbres. Des gens en longues robes allaient et venaient, chargés de paniers de linge ou de fruits. Les hommes avaient le crâne rasé et les femmes de véritables fleurs dans les cheveux. On aurait pu croire à une sorte de vision de paradis utopique, s'ils n'étaient pas tous venus s'agenouiller devant Theodore en criant « Père ». Leïla et Björn trouvèrent ce spectacle malsain.

- Tout doux, mes enfants ! sourit Theodore en levant les mains. Oui, je suis rentré, mais pas seul : je vous présente mon plus proche ami, John ; et Leïla et Björn. Ils passeront quelques temps dans notre communauté.

- Devons-nous préparer un grand repas, père ? demanda une jolie jeune fille.

- Plutôt deux fois qu'une !

Theodore distribua ensuite les chambres : Leïla et Björn eurent droit à la plus grande, qui donnait sur l'étendue sèche du paysage et au loin, sur la ville de Pentland.

- On dirait le Far West, mais dans la savane, commenta Leïla.

- C'est vrai, murmura Björn en passant ses bras autour de sa taille pour l'embrasser dans le cou. Tu n'étais jamais allée aussi loin, n'est-ce pas ?

- Non...je ne connaissais que l'Égypte et l'Italie. Mais je n'aime pas vraiment cet endroit. Les gens sont bizarres.

- Ils sont...endoctrinés.

- J'espère que nous trouverons bientôt ce Benedict.

On frappa à leur porte : John passa la tête dans l'ouverture.

- Theodore va célébrer euh...un truc. Vous venez ?

- C'est toi que j'aurais préféré célébrer, chuchota Björn dans l'oreille de Leïla, qui sourit.

Finalement, ils se retrouvèrent tous autour d'un grand arbre. Theodore faisait des grands gestes et tous ses « enfants » l'imitaient. Puis ils s'allongèrent par terre et commencèrent à s'embrasser à pleine bouche. John se retrouva avec la jolie jeune fille et ne s'en plaignit pas. Björn attira à Leïla vers lui.

- Il faut jouer le jeu, mon ange...

- Ben voyons !

Elle éclata de rire mais se laissa embrasser au milieu des autres.

- Ils ne vont quand même pas...ici ? finit-elle par souffler, gênée.

Heureusement, Theodore se leva et annonça qu'il était l'heure du dîner : tout le monde se redressa comme un seul homme et se dirigea vers les grandes tables en bois dressées un peu plus loin.

- Toute la nourriture est faîte maison : nous fabriquons notre propre pain, nous faisons pousser nos propres fruits et légumes, expliqua fièrement le gourou.

Il prit un bol en terre et l'agita sous le nez de ses interlocuteurs :

- Nous faisons aussi notre propre vaisselle, nos bougies avec ces ruches, nos vêtements avec les métiers à tisser que vous voyez là-bas, et notre savon...

Björn n'écoutait pas et s'empiffrait tandis que Leïla, le menton dans la main, mourrait d'envie d'en faire autant. John finit par détourner l'attention de Theodore en lui parlant de leur prochain album. Décidemment, il était très doué pour saisir les pensées de Leïla.

La nuit tombait peu à peu, et il fut temps d'aller dormir...ou pas.

Merci <3

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