Chapitre 9
Chapitre 9
Elle passa tout le dîner à éviter son regard glacé. Elle comprit que Theresa était sa mère et que, heureusement, il n'était là que de passage. Elle sentait bien qu'il la fixait intensément, alors, quand le docteur P lui proposa d'aller dans son laboratoire, elle accepta avec autant d'enthousiasme qu'un enfant à Disneyland. L'endroit était un véritable capharnaüm.
- Regardez, venez là !
Il indiqua à Astrid une petite cuillère attachée à une structure en bois.
- C'est la catapulte à coquillettes. Vous voulez essayer ?
- Oh non, je ne voudrais pas...l'abîmer.
- Vous avez raison, elle est encore un peu fragile. Ah, suivez-moi. Voici le micro-onde à ressorts, et...mes souris !
Trois rongeurs s'agitaient dans une cage. Quand Astrid s'approcha, elle écarquilla les yeux. L'une avait les poils bleus, l'autre jaunes et la dernière rouges.
- Elles sont...colorées !
- Lui, le jaune, c'est le mâle, indiqua le docteur P. Il va se reproduire avec les deux femelles, et...alors...jaune plus bleu ça fait du...
- Vert ?
- Oui ! Ils auront des bébés verts ! Et orange, parce que jaune plus rouge...
- Et, euh...comment vous les avez colorées ?
- Bah, avec des colorants, que j'ai un peu transformés...
D'accord. J'ai affaire à un savant fou de dessin-animé.
Quand Astrid retourna à sa chambre, elle trouva Lars Wolfgang nonchalamment adossée à sa porte.
- Alors, cette petite visite vous a plu ?
- C'était très...euh...instructif.
Il eut un petit sourire en coin.
- Vraiment ? Dans ce cas, vous allez vous plaire, ici. Mais dîtes-moi...qui vous y a envoyé ?
- Armand Saccombes.
- Oh, le nouveau petit chef. Je vois. Quelle ânerie d'avoir mis ce ver de terre sur un trône.
Astrid sentait son visage virer au rouge tomate. Pourquoi cet homme me rend-il si mal à l'aise ?
- Vous venez souvent voir votre mère ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
- Non. Mais cette fois, je vais rester un peu plus longtemps.
- Oh. Super. Bon. Bonne nuit.
Elle se précipita dans sa chambre et reprit son souffle. « Un peu plus longtemps » ? Oh mon dieu.
Astrid ne passa pas vraiment une nuit paisible, et à six heures, elle était réveillée. Elle s'attaqua donc au ménage et récura le couloir, le réfectoire et une grande pièce avec plusieurs canapés et une télévision. À midi, elle avait le dos en compote. Elle s'installait à côté du docteur P quand Oskar Van Buk passa derrière lui et lui enfonça soigneusement la tête dans son assiette de purée.
- Hé ! protesta Astrid. Qu'est-ce que tu fais ?
Le docteur se redressa, ses grosses lunettes recouvertes de pommes de terre broyées.
- Juste une petite blague, sourit le flamand. T'énerve pas comme ça.
- Ce n'est pas drôle !
- Oh, alors ça y est, tu es déjà copine avec le vieux cinglé ?
- Ne l'appelle pas comme ça ! Ce n'est pas...gentil.
- Ne vous en faîtes pas, Astrid, intervint le docteur P, Oskar a toujours adoré la purée.
La jeune femme se leva, furieuse.
- Tu n'es qu'un gros idiot ! Evidemment que la Pension tombe en ruine !
- Hé, ne me parle pas comme ça, crevette ! Ne m'oblige pas à te mettre la fessée !
Astrid s'empara de son verre d'eau et lui en balança le contenu à la figure.
- Calmez-vous tous les deux ! aboya Kate. Asseyez-vous et mangez.
Astrid était encore en colère, et quand elle croisa le regard de Lars, elle eut envie de partir en courant. Je suis tout le temps sur les nerfs. J'ai besoin d'un défouloir.
L'après-midi, elle nettoyait avec plus de vigueur que nécessaire la cuisine quand elle entendit des cris. Elle passa sa tête dans l'embrasure de la porte et aperçut Kate en pleine dispute avec une grosse brute au crâne ras. Ils parlaient une langue qu'elle ne comprenait pas. De l'irlandais, sans doute. Et, soudain, la grosse brute gifla Kate. Astrid bondit et sortit de la cuisine.
- Laissez-la tranquille, vous !
- Ça ne vous concerne pas ! répliqua Kate. Cessez de jouer au justicier et retournez faire le ménage.
- Qui est cet homme ? Il...
- C'est mon fils ! Allez-vous en, Astrid. Maintenant.
Son fils ?! Astrid cligna plusieurs fois des yeux puis fit demi-tour. Je n'aurais pas dû m'interposer, ça ne me concerne pas...mais il l'a frappée !
Le soir, elle décida de faire le dîner, mais trouva le réfrigérateur vide. Zut ! Les courses !
Il fallait qu'elle trouve une solution, et vite. Finalement, elle téléphona à une pizzéria.
Une heure plus tard, arrivaient dix pizzas toutes chaudes. Astrid paya le livreur avec son argent personnel et mit la table.
- Ouais ! Des pizzas ! s'exclama Juan en bondissant sur sa chaise.
- Je n'ai pas fait les courses, alors...
- Vous auriez dû, intervint sèchement Kate.
Elle m'en veut. Astrid assura que ce serait fait dès demain et servit tout le monde. Même Oskar n'ouvrit sa bouche que pour manger. Autre avantage, il n'y avait que peu de vaisselle à faire, et en plus, Ahmet l'aida. Il était très aimable, et Astrid se sentit un peu mieux.
Encore une fois, Lars l'intercepta devant sa porte. Il avait plus que jamais l'air d'une panthère.
- Bonsoir, Astrid. La journée a été riche en émotions.
- Oui. On peut dire ça.
- Vous êtes tellement...naïve. Inexpérimentée.
- Quoi ? fit la jeune femme en fronçant les sourcils.
Et, sans crier gare, il l'embrassa sur la bouche. Alerte rouge ! hurla son cerveau, mais peu à peu, l'alarme s'éteignit et elle commença même à trouver le baiser agréable, quand Lars lui mordit brutalement la lèvre inférieure.
- Aïe ! protesta Astrid.
- Inexpérimentée, répéta Lars avant de disparaître.
Astrid se coucha ce soir-là épuisée émotionnellement et physiquement. Elle eut une soudaine envie d'appeler Daniel ou Salvatore et de pleurer comme un bébé, mais se ravisa. Je ne dois pas avoir peur de Kate l'enflammée ou de Lars le congelé. Je suis plus forte que ça. Elle finit par s'endormir...en pensant à cet étrange baiser.
Le lendemain, Ahmet proposa à Astrid de l'accompagner à Frosinone pour faire les courses.
- On pourrait acheter quelques vêtements. Il y a une petite boutique de mode très sympa, je te la montrerai, promit le jeune turc.
- Je vous accompagne.
Ils se retournèrent tous les deux et virent Lars Wolfgang debout derrière eux.
- Vous...vous allez faire du shopping avec nous ? bafouilla Ahmet.
- Pourquoi pas ? Astrid ?
- Euh...oui. Vous pourrez porter les bouteilles d'eau.
Elle avait encore du mal à le regarder dans les yeux, mais au fond, elle était plutôt contente.
Ahmet les mena à une petite boutique de mode dont il connaissait très bien la propriétaire. Le jeune turc semblait avoir très bon goût et proposa à Astrid des tenues très jolies qu'elle alla essayer dans la cabine. Elle en ressortit avec une ravissante robe vichy rouge.
- Alors ? Comment je suis ?
- Super ! s'exclama Ahmet. Mais attends, je vais te remonter la fermeture-éclair.
- Je m'en occupe.
Lars s'approcha et écarta doucement ses cheveux de son cou. Astrid frissonna.
- Je vous attendrai ce soir dans ma chambre, mademoiselle Cavaleri. Si vous ne venez pas...alors j'attendrai de nouveau la nuit prochaine.
Santa Maria ! Astrid s'empressa d'aller essayer une nouvelle tenue, le cœur affolé comme les ailes d'un colibri. Elle enfila une salopette en jean et un haut blanc. De nouveau, Lars se proposa pour lui attacher les boutons des bretelles.
- Vous pourriez venir avec seulement cette salopette...
Lars Wolfgang est en train de m'allumer. Mais je ne peux pas...il y a Daniel.
- Si tu veux mon avis, il est amoureux de toi, lui souffla Ahmet au rayon surgelé. Tu as vu comment il te regardait quand tu avais la robe rouge ?
- Tu crois ? piailla Astrid.
- J'en suis sûr. Tiens, si on prenait des glaces ?
Elle avait envie d'une autre sorte de glace. Une glace danoise. Histoire de la rafraîchir un peu et de calmer la braise ardente qui grésillait dans son ventre.
Le soir venu, la jeune femme tourna en rond un bon moment dans sa chambre. J'en ai envie...non, non je n'ai pas le droit. Mais, après tout...Daniel n'est toujours pas venu me chercher. Il se comporte encore comme un lâche !
Elle se déshabilla complètement avant d'enfiler la salopette. Elle se sentit un peu gênée, toute nue en dessous. Elle vérifia soigneusement que personne n'était dans le couloir, puis alla frapper à la porte de Lars. Alea jacta est.
***
- Les irlandais ne savent pas faire la cuisine, c'est bien connu. Comme les anglais. Ils ne sont même pas capables de former un seul et même peuple.
- Hum, c'est très spirituel ça. Tu veux qu'on parle des flamands et des wallons ? Et puis, dis-moi, qu'est-ce qu'il y a en Belgique à part les moules et les frites ?
- Le chocolat ! Et la bière !
- Nous aussi, nous avons de la bière. La Guinness, ça te dit quelque chose ?
Kate et Oskar menaient un grand débat quand Astrid entra dans la cuisine. Elle commençait à prendre le rythme de la Pension. Elle déjeunait avec tout le monde, faisait le ménage, mangeait, refaisait le ménage, aidait Juan pour ses devoirs, écoutait le docteur P parler de ses prochaines inventions, regardait la télévision avec Ahmet, préparait le dîner, et enfin, elle faisait l'amour avec Lars. Ou plutôt, Lars lui faisait l'amour, parce qu'il était du genre autoritaire dans ce domaine.
Elle s'habituait avec un peu de mal à ses exigences, mais elle apprenait avec lui de nouvelles choses, qu'elle n'avait même pas imaginées. Rien d'offensant ou de sadomasochiste, dieu merci, plutôt des conseils un brin sévères et des sensations inédites. Parfois, il lui semblait avoir affaire à un professeur. Une fois, il lui affirma qu'elle était "douée", et elle eut presque envie de le dire à tout le monde, comme une gamine fière de sa bonne note. Il n'était pas tendre, et encore moins romantique. Pourtant, Astrid attendait toujours le soir avec impatience. À croire qu'Erzulie fait vraiment partie de moi. Lars l'attirait avec autant de force et de facilité qu'un aimant.
Reine, ou plutôt Queen, comme elle voulait qu'on l'appelle, semblait être, avec Ahmet, la seule à se douter qu'ils entretenaient une relation. Astrid avait surpris plusieurs regards narquois dans sa direction. Ahmet était plus discret. Astrid décida un jour de lui poser des questions sur Kate.
- L'homme qui était avec elle l'autre jour...
- Son fils ? Hugh ?
- Oui. Il ne se comportait pas très bien.
- C'est le moins qu'on puisse dire. Ce n'est qu'un horrible monstre. La famille de Kate, notamment son mari et son autre fils, Edward, ont été tué par un groupe rival pendant le conflit nord-irlandais. Hugh a voulu se venger de ce groupe en massacrant tout le monde, y compris les enfants et les nourrissons. Kate s'est interposée. Depuis, ça ne va pas très bien entre eux.
- C'est terrible. Kate est une femme tellement forte.
- Oui, elle a vécu des choses pas faciles. Mais ne t'inquiète pas pour elle. Si elle s'en rendait compte, elle te lancerait son fameux regard qui tue.
À partir de ce moment, Astrid se rendit compte que tous les habitants de la Villa avaient sans doute eu une vie difficile, et des secrets. Même le petit Juan, avec lequel elle discuta aussi un soir.
- Hé, Juanito. Tu parles espagnol ? lui demanda-t-elle dans cette langue.
- Oui ! Toi aussi ?
- Bien sûr. Mes parents vivaient à Grenade. Tu connais ?
- Non. Moi, mes parents habitaient à Madrid. Mon papa est toujours là-bas.
- Il vient souvent te voir ?
- Pas beaucoup. Des fois, pour mon anniversaire.
- Et ta maman ?
Astrid regretta d'avoir posé cette question. Elle connaissait déjà la réponse.
- Elle est morte quand j'étais bébé.
- Moi aussi.
- C'est vrai ? Est-ce qu'elle te manque ?
- Pas vraiment, parce que je l'ai jamais connue. Et toi ?
Le petit garçon haussa les épaules.
- Je ne l'ai pas connue non plus, alors...elle me manque juste un peu, parfois, la nuit.
- Tu sais, si tu fais des cauchemars, tu peux venir me voir.
- D'accord. Dis, tu peux m'aider pour mes maths ?
***
Quand Lars sortit de la chambre d'Astrid ce matin-là, il tomba sur la jeune Reine Obalambo.
- Alors, ça va bien ? demanda-t-elle avec un sourire moqueur.
- Qu'est-ce que tu fiches ici, toi ?
- Je passais voir Astrid. J'ai besoin d'elle pour mon devoir d'italien.
- Hé bien, elle est sous la douche.
Lars voulut la dépasser mais l'adolescente l'arrêta.
- Je sais que tu n'es pas là pour voir Theresa, mais pour Astrid. Et Astrid, c'est la première qui s'occupe bien de la Pension. Donc, si tu veux l'emmener avec toi ou pire, si tu la rends malheureuse, tu auras affaire à moi.
- Je suis mort de peur.
Ils se confrontèrent un moment du regard. Puis, ils se quittèrent dans une étrange atmosphère de Far West. Mais pour Lars, les duels n'étaient pas finis. Le plus redoutable cow-boy de la Pension l'attendait dans le réfectoire.
- Je dois vous parler, Wolfgang, attaqua Kate.
- Oh, Brady. Épargnez-moi ça. J'ai déjà dû écouter Obalambo.
- Vous n'avez pas de cœur, Wolfgang, tout le monde le sait, y compris votre propre mère. Mais Astrid en a un, et fragile, par-dessus le marché. Il est évident qu'elle traverse une période difficile, alors ne vous servez pas de sa faiblesse pour satisfaire vos petits caprices de mâle dominant.
- En parlant de petits caprices de mâle dominant, comment va votre fils ?
- Je ne vous permets pas.
Lars haussa les épaules et contre-attaqua :
- Vous savez comment on reconnait un irlandais qui a de la classe, Brady ? Il retire la vaisselle sale avant de pisser dans l'évier.
- C'est censé être drôle ?
- Occupez-vous de votre gamin, et laissez-moi m'occuper d'Astrid.
- Hé, Wolfgang !
- Quoi ?
- Vous savez pourquoi les danois ne jouent jamais à cache-cache ? Parce que personne ne veut les chercher.
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