Chapitre 5

Chapitre 5

Astrid attendit la crise, mais elle n'arriva pas. En revanche, elle eut beau s'enrouler dans sa couverture, elle était toujours transie. Une petite voix répétait dans sa tête : mort, mort, mort.

C'était tellement évident. Voilà pourquoi aucun homme de main n'était intervenu. Ce devait être la panique, dans le milieu napolitain. Le bateau avait perdu son capitaine, et les rats devaient quitter le navire par centaines.

Quelque chose cogna contre la fenêtre. Elle se retourna.

La porte était fermée de l'extérieur, et Luca dormait dans la pièce attenante. La fenêtre, elle, n'était pas verrouillée, mais de toute façon, l'appartement se trouvait au deuxième étage. Pourtant, il y avait bien du bruit en provenance du dehors. Un deuxième caillou rebondit sur la vitre. Astrid se leva et ouvrit.

Un lampadaire éclairait la rue en contrebas, et la jeune femme distingua nettement les silhouettes de Salvatore et Daniel.

- C'est nous, bébé, chuchota le premier. Viens.

- Saute, nous te rattraperons, ajouta le second.

Ils sont devenus complètement fous. Ou alors, c'est une hallucination, je vais sauter et ils vont disparaître. Et je serais morte. Comme Antonio. Elle se pencha.

- N'aie pas peur. Mais je t'en prie, le temps presse.

Au-dessus de cette étrange scène, la lune flottait dans la nuit, recouverte d'un nuage à la consistance de barbe à papa, sur lequel Antonio devait se trouver et dire : allez, saute, Astrid, qu'est-ce que tu risques de toute façon ? La vie, la mort, bah !

Alors, la jeune femme inspira, enjamba le rebord de la fenêtre et se laissa tomber.

Elle atterrit rudement dans les bras de Daniel, trébucha sur ses jambes et retomba sur Salvatore, qui la maintint contre lui.

- Ça va aller, mon amour, mon bébé. Ça va aller.

Astrid éclata en sanglots. Elle sentait l'odeur de Salvatore, celle de Daniel, leurs présences rassurantes, mais elle savait aussi qu'Antonio était mort, que lui ne serait plus jamais près d'elle. Mort, mort, mort. C'était le pire mot qui soit. Le seul qui soit définitif.

- Je t'aime. Je t'aime tellement. On va s'en sortir. Je te le promets.

- Moi aussi, je t'aime, Astrid, murmura Daniel. Je vais la porter, Salvatore.

La jeune femme tourna la tête, et quelque chose attira son attention. Il y avait quelqu'un à la fenêtre depuis laquelle elle venait de sauter. Quelqu'un avec une arme qui visait Salvatore. Sans réfléchir, Astrid repoussa ce dernier et se jeta dans la ligne de mire. Il y eut un boum ! et des cris, du bruit, puis le vide.

                                                                                          ***

Elle était dans un lit d'hôpital, évidemment. Ses hanches étaient soigneusement enveloppées dans un épais bandage immaculé. Et sur deux chaises, l'air épuisé, il y avait les deux hommes qu'elle aimait le plus au monde. Ouf !

- Bonjour, murmura t-elle.

Ils bondirent tous les deux et ouvrirent de grands yeux stupéfaits.

- Astrid !

Salvatore fut le premier à la prendre dans ses bras. Elle grimaça.

- Doucement, Salva.

- Idiote, riposta t-il. Qu'est-ce que tu as fait ? Tu te rends compte ?

- Il allait te tirer dessus.

- Tu as failli mourir ! Je t'interdis... de mourir.

- Comme lui...

- Oh, mon amour. Ne pleure pas. Chut...

Il essuya ses larmes avec ses doigts. Il pleurait lui aussi. J'ai perdu mon parrain, il a perdu son meilleur ami. Elle demanda ce qui s'était passé pour changer de sujet.

- Le tireur était Andrea Noro en personne, je crois, fit Daniel. Nous avons réussi à nous enfuir, en te portant. Un miracle. Et tu es là.

À son tour, il prit Astrid dans ses bras, et l'embrassa tendrement.

- Ne t'enfuis plus. Ne me laisse plus, d'accord ?

- Oui. Je vous aime. Et je suis contente que...vous soyez capable de collaborer, tous les deux.

- Nous avons un point commun, sourit Daniel.

Salvatore s'essuya discrètement les yeux et reprit l'air arrogant qui lui servait de carapace. Il lissa inutilement les draps d'Astrid.

- Xiu, Ernesto et Grace passeront te voir tout à l'heure, mais avant, tu as un visiteur. Un certain Mattia. Tu le connais ?

Astrid hocha la tête. Salvatore passa sa main dans ses cheveux.

- Il a beaucoup insisté pour te parler. Tu veux le voir ?

- Oui. Allez-vous reposer, tous les deux.

- Nous reviendrons ce soir.

Daniel l'embrassa et Salvatore lui caressa la joue, puis ils sortirent, laissant place à Mattia Gallucio, en chemise bleue, souriant de toutes ses dents.

- Alors, on joue la fille de l'air ?

Astrid le fixa un moment sans comprendre.

- Je parle de ton évasion, au nez et à la barbe de Noro. Quel imbécile celui-là.

- Vous étiez prêt à vous associer avec lui, pourtant.

- Je m'ennuyais.

Mattia haussa les épaules et eut un sourire contrit.

- J'ai appris pour Antonio Cavaleri. Mes plus sincères condoléances. Je l'admirais beaucoup.

- Je ne comprends plus rien. Hier, vous alliez le trahir.

- Non...oui...peut-être. Je voulais rencontrer ce Noro, pour savoir s'il valait le coup. Mais non, il est nul. Alors que toi, tu as du style. Comme Umberto, et cette petite vieille dame aussi, qui attend dans le couloir.

- Xiu ?

- Oui ! Je ne sais pas si c'est très flatteur, mais elle me fait penser à Maître Yoda.

Astrid ne put s'empêcher de rire.

- Petite, âgée, et sage...oui. Et ça ne m'étonnerait pas qu'elle ait été jedi dans sa jeunesse.

- En tout cas, maintenant, Noro se croit tout-puissant. Ce n'est pas lui que nous devons craindre, mais ses alliés. Les Shiro n'ont pas la lumière à tous les étages, mais ils sont coriaces.

- Je les connais.

- Si tu le veux bien, je t'aiderai à rayer les sushis du menu.

- Je ne sais pas si je peux vous faire confiance.

Mattia se leva et ébouriffa sa tignasse frisée.

- Tu le peux. Enfin, j'en parlerai avec Umberto. En temps de guerre, il faut savoir faire des pourparlers. Bref, je vais te laisser te reposer. On se recontacte, Astrid.

Mama, Ernesto et Xiu rentrèrent à leur tour, et restèrent deux heures avec elle. Mais la jeune femme avait la tête ailleurs. Elle repensait aux paroles de Mattia : « En temps de guerre », avait-il dit. Elle effleura son bandage. Oui, il avait raison. C'était la guerre.

                                                                                              ***

Astrid avait l'impression d'être Matteo Renzi en personne quand elle traversa San Gennaro pour aller retrouver Tenoha Moarere, un allié d'Andrea Noro qui avait accepté de la rencontrer. Elle était flanquée de Mattia à sa gauche et de Salvatore à sa droite, Daniel et Ernesto fermaient la marche, et un des hommes de Mattia se trouvait devant, armé jusqu'aux dents.

Tenoha Moarere était le chef d'une bande de mercenaires, en provenance de l'océan Pacifique. Apparemment, il obéissait plus à l'argent qu'à l'honneur, et la fortune d'Antonio était immense. Selon Salvatore, Noro ne ferait pas le poids.

La jeune femme avait peur, mais Tenoha avait insisté pour la voir en personne. À croire qu'elle était devenue une star. Astrid souffrait encore un peu de la hanche, mais pour rien au monde elle ne l'aurait avoué. Il fallait qu'elle soit forte, pour Antonio.

Tenoha Moarere était tahitien, mais ses hommes étaient aussi australiens, néo-zélandais ou micronésiens. Quand il apparut au détour d'un chemin, Astrid cligna des yeux. Waouh.

De taille moyenne, il portait un pantalon noir et une chemise bleu roi dont il avait retroussée les manches, révélant deux avant-bras cuivrés et couverts de tatouages tribaux. Des cheveux noirs et lisses lui coulaient jusqu'à la nuque, et ses iris étaient un joyeux mélange de brun, de vert et de doré. Il n'était pas d'une beauté parfaite : sa bouche était trop grande, trop épaisse, ce qui déséquilibrait le bas de son visage. Mais il émanait de lui un charme irrésistible, exotique, un peu sauvage. Astrid se sentit rougir.

- Mademoiselle Cavaleri, je suis ravi.

Il l'embrassa sur les deux joues. Elle recula, heurtant Daniel qui s'était rapproché. Ce dernier lui prit la main et la garda étroitement serrée dans la sienne. Mon homme est jaloux.

- Je suis prêt à entendre vos arguments.

Tenoha ne fixait qu'Astrid, mais ce fut Salvatore qui répondit.

- Combien vous paie Andrea Noro ?

- Dix mille euros.

- Nous vous en offrons le double.

Le tahitien eut un sourire tout en blancheur, qu'il adressa à Astrid et seulement à elle. Daniel lui broya les doigts. Tenoha retourna vers ses hommes.

- Daniel, tu me fais mal.

- Pardon. Je n'aime pas la façon dont il te regarde.

- Moi non plus, ajouta Salvatore.

Astrid leva les yeux au ciel. Elle déposa un baiser sur la main de Daniel.

- Je t'aime.

Il se détendit mais ne lâcha pas ses doigts.

- Moi aussi, je t'aime.

Tenoha revint, avec sa démarche féline de séducteur. Il est quand même vachement sexy.

- Mes hommes sont d'accord, et moi aussi. Donnons-nous un baiser d'alliance.

Avant même qu'Astrid n'ait compris le sens de ses paroles, il l'attrapa par la nuque et colla ses lèvres sur les siennes. Elle entendit Daniel et Salvatore protester, mais quelque chose les empêcha d'intervenir, probablement Mattia et Ernesto.

- Ce sera un plaisir de vous obéir, Astrid, susurra Tenoha contre sa bouche.

Puis il la relâcha. Oh, mon dieu. Mon dieu. Mon dieu !

Le soir venu, Tenoha, Mattia et Ernesto discutaient stratégie dans le salon. Daniel boudait ostensiblement et Salvatore était encore plus irritable que d'habitude. Astrid trouva leur attitude puérile. Quand comprendraient-ils qu'elle n'était pas leur propriété privée ?

Selon Tenoha, il restait encore à Andrea trois alliés : Carlo Battaglione, les Shiro et Lars Wolfgang, que les habitants de la Villa Gialla connaissaient bien. Il était un associé d'Antonio depuis presque dix ans. Personne ne comprenait cette trahison. Mama réussit tout de même à lui arracher un rendez-vous pour s'expliquer. Quant aux Shiro, ce fut leur chef en personne, Makoto, qui envoya un émissaire, très tard, pour réclamer une entrevue.

Encore une fois, Astrid se sentait comme un ministre. Entre la mort d'Antonio, la guerre, Daniel et l'université, elle ne savait plus où donner de la tête. Elle décida de se consacrer surtout au troisième de la liste cette nuit-là.

Salvatore avait eu sa période Dom Juan, où il enchaînait les conquêtes ; des filles dont il oubliait le prénom le lendemain. Puis il y avait eu Gloria.

Mais au même moment, Astrid grandissait, et Salvatore ne voyait plus qu'elle. Un jour, Gloria lui avait clairement demandé de choisir entre elles deux.

Salvatore avait choisi. Gloria était partie.

Il se souvenait d'une fois, où Astrid devait avoir quatre ans et où Gloria l'avait traîné en week-end à Rimini, en lui interdisant de téléphoner à la Villa. Salvatore l'avait quand même fait, à trois heures du matin, réveillant Antonio qui avait dû réveiller Astrid pour la lui passer. Salvatore s'était senti nettement plus serein après avoir entendu sa petite voix ensommeillée.

Pour autant, Salvatore n'avait pas oublié Gloria. Alors, quand il la rencontra à San Gennaro et qu'elle lui proposa de boire un verre, il accepta sans réfléchir.

Ils programmèrent même un dîner pour le lendemain.

Le soir, Astrid le surprit en pleine préparation. Il enfilait sa plus belle veste.

- Où vas-tu ?

- Je vais manger avec Gloria.

- Gloria ?

Astrid se souvenait vaguement d'une belle femme brune au visage rond, qui l'ignorait toujours superbement quand elle venait voir Salvatore.

- Oui. Je ne l'avais pas vue depuis quinze ans.

Astrid fronça les sourcils. Elle ne put s'empêcher de douter.

- Depuis quinze ans...et elle réapparaît maintenant ?

- Qu'est-ce que tu veux dire, bébé ? soupira t-il d'un ton las.

- Antonio est mort, et nous sommes en plein conflit avec Andrea Noro.

- Et alors ?

- Salva...

- Bon, je dois y aller.

- L'enterrement a lieu demain.

- Je sais.

Et il sortit. Astrid resta immobile, en tentant de se souvenir de cette Gloria. Solaro, oui. Gloria Solaro. Elle est partie parce qu'elle ne supportait pas que Salvatore s'occupe de moi.

- Où va Salvatore à cette heure-ci ?

Daniel s'était glissé derrière elle. Il lui déposa un baiser dans le cou.

- Il mange avec son ex, figure toi.

- Maintenant ?

- Toi aussi, ça te paraît bizarre.

- Évidemment, avec les circonstances actuelles...

- Je crois qu'il est bien plus malheureux qu'il ne veut bien le montrer.

Astrid soupira et vint se lover dans les bras de son amoureux.

- Et toi, chuchota t-il, tu tiens le coup ?

- Oui. Mais je ne veux plus jamais que tu me fasses la tête.

- Je ne supporte pas ce Moarere. Il t'a roulé une pelle, Astrid.

- Hum. Tu m'as fait bien pire hier soir, que je sache.

- Parce que tu es mon petit amour. En tout cas, s'il te touche encore, je le tue.

- J'ai tellement, tellement besoin de toi, Dan.

                                                                                           ***

Le temps était magnifique, le soleil brûlant. L'enterrement d'Antonio eut lieu dans l'intimité, dans le petit cimetière de San Gennaro. À l'église, on avait passé le Requiem de Mozart, en entier. Astrid pleura doucement, soutenue par Daniel. Grace, Xiu et Ernesto semblaient effondrés. Massimo et Aldo étaient là eux-aussi. Salvatore était le seul à paraître un peu ailleurs. Quelques heures après, il courut rejoindre Gloria. Astrid le regarda partir, inquiète. Tout ça ne lui disait rien qui vaille. En plus, Daniel dut retourner quelques jours en France, pour régler des problèmes « administratifs ».

Elle se retrouvait à la merci de Tenoha Moarere.

Après cette journée éprouvante, elle décida de prendre un bain. Elle se laissa aller dans l'eau chaude en s'imaginant sur une plage déserte, au sable blanc, avec des palmiers, une mer bleue et transparente, avec des petits poissons multicolores, un cocktail aux fruits posé à côté d'elle...un univers exotique, qui sentait la noix de coco, le monoï, la fleur de tiaré...

Quand elle ouvrit les yeux, son rêve s'était en partie matérialisé ; Tenoha était juste devant elle, incroyablement séduisant...et complètement nu.

Astrid cligna les yeux, et son regard dériva sur son torse musclé, puis plus bas...Ohlala, plus question d'île, mais plutôt de continent...

- Je peux vous rejoindre ?

Sans attendre sa réponse, il se glissa dans la baignoire en face d'elle. Astrid replia ses jambes contre sa poitrine, stupéfaite. Bon sang, la prochaine fois, utilise le verrou, Astrid !

- Ah, je me demandais d'où vous venez cette délicieuse odeur d'amande.

Il désigna son gel douche à l'amande douce et sourit. Ce mec est dans mon bain, tranquillement, et il me parle de mon gel douche.

- Ce bain était...privé, monsieur Moarere.

- Oh, excusez-moi.

Il ne cessa pas de sourire pour autant.

- Au cas où vous ne l'aurez pas compris, j'aime Daniel et...

- Je l'ai compris.

Il se leva, l'eau ruisselant sur son corps bronzé, et sortit de la baignoire pour s'enrouler dans une serviette. Avant de sortir de la pièce, il se tourna vers Astrid, toujours bouche bée.

- Daniel a beaucoup de chance. Qui sait, il la laissera peut-être passer ?

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