Chapitre 4
Chapitre 4
Astrid était assise à côté de Daniel dans une voiture. C'était tout simple, mais pour la jeune femme, ça paraissait extraordinaire. Sans compter que loin, très loin maintenant, Salvatore était en danger à cause d'elle. Oh, c'est un idiot égoïste et autoritaire, mais c'est mon idiot égoïste et autoritaire, alors protégez-le, sinon je vais probablement devenir folle. Je suis déjà sur la bonne voie. Comment pouvait-on être aussi heureuse et aussi inquiète en même temps ?
- À quoi penses-tu ? demanda doucement Daniel.
Elle ne répondit pas. Si Antonio avait arrangé ce tête-à-tête, c'était sûrement une façon un peu maladroite de se faire pardonner d'avoir participé au complot de Salvatore, ou du moins de ne pas l'avoir arrêté. Son parrain était plus spécialiste en amitié qu'en amour.
- Tu ne veux pas me parler ? reprit Daniel.
- Je ne comprends pas.
- Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
- Toi. Pourquoi es-tu là ? Tu n'étais pas censé revenir.
- Je sais. Mais dès qu'Antonio m'a prévenu que tu étais en danger, j'ai accouru. Je ne pouvais pas faire semblant que ton sort ne m'importait plus.
- C'est ce qu'il m'a semblé, pourtant, ces dernières semaines.
- Tu m'en veux. Si je t'ai fait du mal, je suis désolé.
- Je n'ai pas dormi pendant des semaines. J'avais peur d'aller me coucher, parce que j'avais des crises horribles. Je croyais que j'allais perdre la tête, Daniel. Je croyais que je n'allais jamais m'en sortir. Et toi, tu ne m'as même pas écrit. Tu as disparu du jour au lendemain, à croire que nous deux, c'était du vent.
- Non ! Je vais t'expliquer.
Il se gara devant une maison blanche au toit en ardoises, voisine d'une boutique de vin troglodyte. Il prit la valise d'Astrid et la porta à l'intérieur. La pièce était dépouillée, spartiate, le genre d'endroit qui ne sert que d'étape, mais on y avait apporté quelques touches de confort, comme une nappe ou des coussins. Ils s'assirent autour de la table de la cuisine.
- Tu veux boire quelque chose ?
- Non. Je veux que tu m'expliques.
- Bon. Quand Salvatore est venu me voir, j'ai cru qu'il allait me tuer. Vraiment. Mais il m'a simplement dit de foutre le camp. J'ai protesté, crois-moi. Mais il avait de bons arguments, et j'ai fini par admettre que oui, sans moi, tu serais mieux. J'ai cru que tu tournerais la page facilement, et moi aussi. Mais visiblement, ce n'est pas le cas. J'ai pensé à toi chaque jour. J'ai été stupide et lâche, Astrid. Je te demande de me pardonner, parce que je t'aime encore. Toujours.
Ses beaux yeux brillaient de remords, d'amour et d'espoir.
- Daniel, je ne sais plus.
- Tu ne sais plus si tu m'aimes ?
- Oh, si, je t'aime. Mais nous deux, ce sera toujours compliqué. Je ne veux pas d'une vie compliquée, comme mes parents, Antonio, Salvatore ou Mama. Je veux une vie simple, où je pourrais aller travailler le matin et où mes enfants pourront jouer dans le jardin sans danger. Et pour ça j'ai besoin d'un homme qui ne soit ni lâche ni stupide, même ponctuellement, et surtout, qui ne s'enfuit pas en courant dès que Salvatore élève la voix. Et j'ai besoin de pouvoir lui faire confiance.
Daniel se mordit la lèvre, et ses doigts torturèrent un moment la nappe.
- Je regrette tellement. Laisse-moi une chance. Je n'ai jamais aimé quelqu'un autant que toi.
Oh mon dieu. Combien de fois j'ai rêvé qu'il me dise ça ?
- Tu m'as abandonnée. Qui me dit que tu ne recommenceras pas ?
Il prit la main d'Astrid et la regarda droit dans les yeux.
- Je comprends. Je te demande juste de rester ici quelques jours, avec moi.
- D'accord. Je reste.
- Merci.
Il l'embrassa tendrement, trop tendrement, sur le front.
- Demande-moi si tu as besoin de quelque chose.
Le lendemain, Daniel était aux petits soins. Il l'emmena visiter un château, celui d'Amboise, et lui traduisit toutes les paroles du guide du français à l'italien. Il lui acheta une ravissante bague qui devait être bien au-dessus de ses moyens, simplement parce qu'Astrid s'était un peu attardée sur elle en vitrine. Il lui expliqua l'histoire des rois de France qui avaient construits tous ces châteaux, sans jamais l'ennuyer. Elle découvrit qu'il avait une culture impressionnante, et qu'il était aussi passionné qu'elle par l'Histoire. Le soir, il l'invita dans un charmant restaurant dans une rue en contrebas du château, où elle mangea le plus délicieux sablé au chocolat de sa vie. Pour finir, une fois rentré à la maison, il lui fit couler un bain.
Il est très fort. Comme je l'aime !
Pour lui montrer que ces efforts n'étaient pas vains, elle lui déposa un chaste baiser sur les lèvres avant d'aller se coucher. Elle n'était pas une fille facile, ça, non !
À ce rythme-là, je vais lui pardonner encore plus rapidement qu'à Salvatore, songea-t-elle néanmoins en se blottissant dans les draps frais du lit de la plus grande chambre. On dit : « ce que femme veut, Dieu le veut », mais les hommes ne sont pas mal non plus. Surtout les miens.
Daniel fut encore plus adorable le lendemain. Mais, alors qu'ils faisaient un pique-nique près du château de Chenonceau, Astrid reçut un appel d'Antonio qui lui annonça qu'Andrea Noro était plus « coriace » que prévu et que Salvatore était toujours entre ses mains. Et apparemment, il n'était pas très bien traité. La jeune femme raccrocha, le cœur battant. Son parrain avait une voix bizarre, curieusement essoufflée.
Le soir, elle avait pris sa décision.
Elle commença par embrasser Daniel, un vrai baiser, cette fois. Emporté par la joie, il lui rendit son étreinte avec passion et lui fit l'amour avec cette douceur dont il avait le secret. Quand Astrid se réveilla vers quatre heures du matin, il l'enlaçait comme du lierre.
- Je t'aime, lui murmura Astrid.
Elle déposa un baiser sur sa joue, le repoussa le plus délicatement possible, s'habilla, et quitta la maison sous le ciel encore noir de la Touraine.
Elle prit le premier train pour Paris, et là-bas, le premier avion pour Naples. Elle s'était renseignée sur les horaires la veille, quand elle était dans les toilettes du château de Chenonceau.
Daniel l'appela six fois et lui laissa environ le même nombre de messages affolés. Dans le dernier, il lui annonça qu'il savait très bien où elle allait et qu'il la rejoignait au plus vite.
Elle avait peu de temps.
À l'aéroport de Naples-Capodichino, elle alla tout de même se passer un peu d'eau sur le visage et se brossa même les dents. Elle lissa ses cheveux avec ses mains, ce qui malheureusement ne donna qu'un résultat approximatif, puis loua un taxi jusqu'au jardin du Molosiglio. De là, elle atteignit l'immeuble d'Andrea Noro, et frappa à la porte.
Luca apparut et lui jeta un regard méfiant. Il observa attentivement la rue, vérifiant qu'elle était seule. Finalement, il la fit entrer. Andrea Noro était assis dans un vieux fauteuil en cuir. La salle était un peu plus meublée que la dernière fois, avec une table, des chaises et même une télévision.
- Oh, Astrid ! Je suppose que tu viens prendre des nouvelles de ton papounet ?
Ne me tutoie pas, espèce d'ordure.
- Je reviens pour effectuer un nouvel échange. Pour Salvatore. Rendez-le-moi.
Andrea éclata de rire. Astrid fronça les sourcils, agacée.
- Il a dit exactement la même chose ! Rendez-la-moi, fit Andrea en prenant une voix pompeuse pour imiter Salvatore.
Astrid avait réfléchi à tous ses arguments pendant le voyage, qu'elle débita presque sans respirer :
- Je vous serais plus utile que lui. Je suis la filleule d'Antonio, et tous ses amis me connaissent. Certains m'ont connue toute petite. Vous aurez plus d'impact avec moi.
- Salvatore est le bras droit d'Antonio, et tous ses amis le connaissent aussi, objecta Andrea. Mieux, même.
- Je ferais ce que vous voudrez, je serais plus...docile que lui.
- Docile ? ricana t-il. Jolie promesse.
- S'il vous plaît, Andrea. De toute façon, j'étais votre premier choix.
- Parce que tu étais la plus facile à attraper.
Il se leva et haussa les épaules. Astrid se sentit mal à l'aise, mais étrangement, elle n'avait pas peur de lui. Elle appréhendait surtout la réaction de Salvatore si Andrea acceptait l'échange.
- D'accord, fit ce dernier. En y songeant, tu auras en effet plus d'impact, comme tu dis. Et puis, je suis impatient de voir comment papounet va réagir. Il ne va pas être content du tout. Luca ! Va le chercher.
Exactement ce que je redoutais. Surtout, je ne dois pas flancher.
Luca revint en traînant derrière lui un Salvatore menotté, l'air indemne mais fatigué, qui écarquilla les yeux en la voyant. Instinctivement, il voulut aller vers elle, mais Andrea le repoussa.
- Du calme. Votre adorable petit bébé a insisté pour que je procède à un second échange. Comme je suis très galant, j'ai accepté.
- Hors de question ! Astrid, bon sang, mais qu'est-ce que tu fais ?
La jeune femme évita soigneusement son regard.
- Astrid ! Regarde-moi !
Elle se détourna et se dirigea vers la pièce attenante, où elle avait été retenue avant que Salvatore n'arrive, et où ce dernier avait dû aussi passer ces trois derniers jours.
- Non ! Astrid ! Noro, je vous interdis de...
- À bientôt, monsieur Umberto. Vous avez une fille formidable. Priez pour la revoir !
***
Andrea rentra dans la pièce ou Astrid avait passé la nuit avec un grand sourire qui ne lui inspira rien de bon. Il lui montra un sac d'un magasin de prêt-à-porter.
- Nous avons un rendez-vous avec Mattia Galluccio.
- Pardon ?
- Un de mes futurs collaborateurs. Et tu vas faire exactement ce que je te dis pour qu'il n'y ait plus de "futurs" dans ma phrase. Commence par mettre ça.
Il lui jeta le sac. Il contenait un pantalon gris et un chemisier blanc.
- Simple et élégant. Car aujourd'hui, tu ne seras plus la petite fille de Salvatore Umberto ou la poule de je ne sais quel imbécile qui fabrique de la fausse paperasse. Tu seras ma fiancée.
Il connaît Daniel. Mon Daniel.
- À vos ordre, mon seigneur, maugréa Astrid.
- Tu seras follement amoureuse, et tu approuveras tous mes plans. Tu as tourné le dos à Antonio et Salvatore. À présent, tu les hais. Compris ?
- Oui.
- Si tu dis ou tu fais quelque chose qui ne me plaît pas, tu le regretteras. Habille-toi. On part dans une demi-heure.
Astrid s'exécuta en se demandant comment serait ce Mattia Galluccio. Jeune ou vieux, beau ou laid ? Tu t'en fiches, Astrid, il a accepté de rencontrer Andrea, ce qui fait déjà de lui un traître. Un ennemi.
La jeune femme savait que Naples était un véritable sac de nœuds. Qu'il suffisait de tirer sur l'un d'eux pour en créer trois autres. Qu'un ennemi pouvait surgir de n'importe quelle ruelle. Or, cela restait pour elle une notion abstraite. Oui, Naples grouillait de petits mafieux avides de vengeance. Mais jamais ils n'oseraient s'attaquer à elle ! Elle vivait sous le même toit qu'Antonio et Salvatore ! Elle était plus protégée que le président de la République.
Sa crédulité avait de nouveau pris une belle claque. Son sentiment inébranlable de sécurité fondait comme neige au soleil. Au fond, Astrid était terrifiée à l'idée qu'Andrea Noro lui présente d'autres « collègues », car cela l'obligerait à voir la vérité en face. Non, Noro n'était pas seul ; non, il ne constituait pas un simple petit problème.
Ils se rendirent dans un quartier plutôt tranquille, mais un peu délabré, et entrèrent dans un garage franchement sale et encombré, au pied d'un immeuble orange. Une blonde, très peu habillée, les accueillit. Elle faisait l'effet d'un string à dentelles au milieu d'une décharge publique.
- Bonjour, suivez-moi. Mattia va vous recevoir.
Elle monta un escalier en ondulant des hanches et quand elle ouvrit une porte au premier étage, elle révéla un bureau aux murs couverts de velours rouge, qui n'était pas sans rappeler des établissements de mauvaise vie. D'ailleurs, la pièce était peuplée de femmes, toutes plus déshabillées les unes que les autres. Mattia Galluccio devait avoir trente ans, il avait des yeux bleus et une masse de cheveux frisés. Il avait beaucoup de charme. Une brune était assise sur ses genoux et gloussait. Andrea agrippa Astrid par les hanches et la fit asseoir sur une chaise.
- Ravi de vous recevoir, Andrea.
- Merci Mattia. Je vous présente Astrid Cavaleri.
Mattia jeta à cette dernière un regard intense. Il la détailla longuement des pieds à la tête.
- Je ne comprends pas. Je croyais que vous luttiez contre Antonio Cavaleri.
- C'est le cas. Mais il n'est pas aussi puissant qu'il le prétend, puisque la preuve, sa propre filleule conteste son pouvoir.
Sans crier gare, Andrea attrapa la nuque d'Astrid et l'embrassa brutalement sur la bouche. Elle fit un effort surhumain pour ne pas le gifler. Mattia, une nouvelle fois, lui lança un regard inquisiteur.
- Qu'est-ce qui vous a poussé à trahir votre propre famille, Astrid ?
Il n'y avait pas de mépris dans sa voix, mais une curiosité sincère.
- L'amour, répondit-elle.
C'est vrai en un sens, je suis ici par amour. Pour ma famille, que je ne trahirai jamais.
Andrea eut un sourire satisfait et posa sa main sur le genou d'Astrid.
- Combien d'hommes sont à vos côtés, Mattia ? reprit-il.
- Une vingtaine. Prêts à se battre, pour l'indépendance des mafieux de Campanie.
Astrid nota cette fois une touche d'ironie dans ses paroles, qu'Andrea et sa virilité primaire ne semblèrent pas détecter.
- Vous êtes avec moi, alors ?
- Je suis avec vous, Andrea. Et avec mademoiselle Cavaleri.
Mattia repoussa la fille, toujours assise sur lui, et sortit d'un placard une bouteille de prosecco qu'il servit dans des tasses à café.
- À notre alliance !
Astrid but son vin avec difficulté. Mattia l'observait encore par-dessus sa tasse. Quelque chose me dit qu'il n'est pas dupe. Ensuite, la blonde revint et raccompagna Astrid et Andrea.
- Continuons sur cette lancée, fit joyeusement ce dernier, une fois dans la voiture.
Il avait l'air d'un gosse à Noël. Et cet idiot prétend vouloir lutter contre Antonio. Autant confronter Blanche-Neige et Terminator.
- Prochaine étape : Carlo Battaglione !
Cette fois, le rendez-vous était dans une petite église, qui semblait tenir debout par miracle, et dont la façade, autrefois d'un beau rouge foncé, était délavée et écaillée. Blottie entre deux bâtiments mieux entretenus, elle avait l'air encore plus pitoyable. Notre patrimoine est parfois tristement abandonné, songea Astrid, en parfaite étudiante d'histoire.
L'intérieur était aussi abîmé : la statue de la Sainte-Vierge avait le visage tout craquelé et rongé par l'humidité. On aurait dit qu'elle pleurait.
Carlo Battaglione était assis sur un banc, encadré par deux gardes du corps. Il n'avait pas le charme de Mattia, avec son nez crochu et ses cheveux noirs collés. Lui et Andrea discutèrent longuement. Astrid se contenta d'évaluer mentalement la date de construction de l'église. 1690, style baroque, jugea-t-elle.
- Une excellente journée ! fit Andrea, une fois de retour dans la voiture.
Astrid l'ignora. Elle se demanda pourquoi Antonio n'avait encore rien fait pour intervenir. Il était le mafieux le plus puissant d'Italie, du monde, peut-être ! Alors qu'est-ce qui n'allait pas ? Pourquoi ses hommes ne débarquaient pas ici pour écraser Noro comme le vulgaire cafard qu'il était ? La réponse à ses questions lui tomba dessus quelques minutes plus tard.
Quand ils arrivèrent à l'appartement près du jardin du Molosiglio, Luca les accueillit avec un air étrange. Il regardait Astrid du coin de l'œil.
- Antonio Cavaleri est mort.
***
La première chose à laquelle Astrid pensa, ce fut cette Sainte-Vierge dans cette église minable. Elle pleurait. Elle savait. Et cette voix à bout de souffle qu'il avait au téléphone. Les signes étaient là. Quand elle entendit le cri de joie d'Andrea, une brèche énorme s'ouvrit en elle et engloutit tout sur son passage. Finalement, elle comprit que cette mort n'était pas seulement une catastrophe pour elle et sa famille, mais la fin d'un monde, la fin d'une époque, et surtout, la fin de la paix.
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