Chapitre 35
Chapitre 35
Astrid passa dix minutes à faire le tour de sa chambre en cherchant du réseau, sans succès. Elle aurait tout donné pour parler à Björn : elle décida donc de tenter sa chance dans le couloir. La jeune femme orienta son téléphone portable vers le plafond quand une main le lui arracha des doigts.
- Hé ! protesta-t-elle.
Elle sauta pour tenter de le récupérer, mais Lars tendit le bras vers le haut, hors de sa portée.
- Voyons voir...musique...ah, tu as tous les albums de ce ringard de Sorabella !
Astrid ne supportait pas les moqueries au sujet de Domenico, surtout si elles venaient de Lars Wolfgang. Elle tenta de le frapper mais il esquiva sans difficulté.
- Rends-le-moi, Lars ! Ce n'est pas drôle !
- Je crois que je vais le garder. On ne sait jamais, si Björn chéri décidait d'appeler ? Il serait sûrement content que ce soit moi qui réponde, non ?
- Arrête ! Tu te comportes comme un gamin !
Lars éclata de rire, ce qui stupéfia Astrid : Lars ne riait jamais, au mieux, il souriait de façon narquoise. Il glissa le téléphone dans la poche de sa chemise et se dirigea vers sa chambre. Astrid le suivit mais la porte lui claqua au nez. Elle resta plantée dans le couloir lugubre, jusqu'à ce qu'une voix la fasse sursauter.
- Excusez-moi...puis-je vous prélever un cheveu ? Je dois vérifier si vous venez bien de la planète Terre.
Aristide Candace fixait Astrid avec intensité, comme s'il s'attendait à ce qu'elle disparaisse dans une soucoupe volante en criant : « téléphone maison ! ».
- Je ne suis pas un extraterrestre.
- C'est ce qu'ils disent tous. Ils peuvent prendre notre apparence. Ils savent comme s'y prendre : ça fait des milliers d'années qu'ils nous observent.
Astrid chercha une réplique susceptible de lui clouer le bec.
- Pourquoi les extraterrestres seraient-ils forcément des êtres beaucoup plus évolués que nous ? Qui dit qu'il n'existe pas...des aliens préhistoriques ?
Elle sourit en imaginant un petit homme vert armé d'un gourdin.
- Préhistoriques ? répéta Aristide, éberlué.
Il se passa une main sur le visage, comme s'il avait affaire à une énigme insoluble.
- Je vais y réfléchir...mais avant...
Il récupéra précautionneusement un cheveu sur l'épaule d'Astrid et prit ses jambes à son cou. La jeune femme soupira et décida d'aller se coucher. Elle ne pouvait plus rien faire : Lars avait son téléphone, Madeleine boudait et Aristide Candace allait peut-être découvrir qu'elle venait d'une autre planète.
En chemin, elle croisa Theodore Ring et Gangsta Johnson, en plein débat :
- Je pense que notre monde n'est que le fruit pourri du capitalisme et de la société de consommation, ainsi, évidemment, que du mépris de l'écotoxicologie.
- Je ne suis pas d'accord, fit le rappeur, moi, je pense que c'est toujours les riches qui exploitent les pauvres, et que les gens achètent trop les conneries qu'on leur propose dans les magasins. Et puis il y a les enfoirés qui mettent des OGM dans le maïs...
Astrid pouffa puis rentra dans sa chambre, où elle se déshabilla pour enfiler son pyjama le plus chaud. La tempête, dehors, était épouvantable. Le vent semblait s'acharner contre le château comme s'il voulait le détruire pierre par pierre.
La jeune femme comptait les moutons quand on frappa à la porte. En se demandant ce qui allait encore lui tomber dessus, elle alla ouvrir. Lars rentra brusquement, puis se jeta sur elle et la plaqua sur le lit. Astrid voulut crier mais il la bâillonna avec sa main.
- Allez, chérie, je sais que je t'ai manqué...qui va réchauffer ton lit, ce soir ?
Elle lui mordit les doigts de toutes les forces de ses gencives et se dégagea d'un coup de pied judicieusement placé, mais elle s'empêtra dans l'épaisse couverture rouge et dégringola du lit. Quand la jeune femme se releva, elle était folle de rage.
- J'en ai assez ! Tu ne penses qu'à toi, tu ne respectes rien ni personne ! Le problème, c'est que tu n'as pas de cœur !
Lars se redressa et regarda Astrid avec une expression étrange. Puis il attrapa la tête de la jeune femme à deux mains et la maintint contre sa poitrine. Astrid entendit les sourds battements de son cœur. Elle se tortilla pour se dégager mais le danois la tenait fermement.
- Je veux que tu comprennes que tu viens de dire une énorme bêtise.
- C'est bon, c'est bon ! J'entends ! Lâche-moi.
- J'ai un cœur, Cavaleri. Avec lequel tu as fait joujou. C'est d'ailleurs ta grande spécialité : faire joujou avec les cœurs des autres.
- N'essaie pas de me faire pour passer pour l'horrible monstre !
- Tu as rompu avec moi à cause du canadien, qui t'a rejetée. Et quelques semaines plus tard, au lieu de me demander pardon et d'avouer que tu avais fait une erreur, tu t'es empressée de mettre le grappin sur mon meilleur ami et collaborateur !
Daniel m'a rejetée. Le fait de l'entendre et de le penser fit venir un goût d'acide dans la bouche d'Astrid. Elle avait envie de pleurer. Sa lèvre inférieure se mit à trembler dangereusement et sa gorge se serra.
- Pardon, murmura-t-elle.
- Pardon pour quoi ?
- Pardon d'avoir... fait joujou. Je suis désolée.
Lars plissa les yeux et, finalement, soupira.
- Je m'excuse, moi aussi. Je me suis mal comporté, à plusieurs reprises.
Ils restèrent un moment silencieux. Puis Lars se leva et lui rendit son téléphone.
- Je crois que nous avons enfin fait une croix sur le passé, toi et moi.
Astrid tourna son regard vers la petite fenêtre, battue par le vent fou.
- Je pense que c'est une bonne chose. Une très bonne chose.
La jeune femme s'endormit, mais fut réveillée en sursaut par un bruit de verre brisé : quelque part dans le château, une fenêtre avait perdu le combat contre la tempête. Cela lui rappela un certain hublot, dans un bateau voguant entre le Groenland et l'Islande, il y a très, très longtemps.
Elle ne réussit pas à retrouver le sommeil. Elle réalisa qu'elle n'avait pas fermé sa porte à clé quand Madeleine entra sans frapper.
- Hé, tu dors ?
- Non.
Astrid ramena ses genoux contre sa poitrine et fixa son amie qui s'allongea en travers du lit. Elle portait une délicate robe de nuit en soie bleue. Astrid eut honte de son pyjama rouge râpeux.
- On doit parler, toutes les deux, non ? demanda Madeleine en observant ses ongles de main parfaits.
- Oui. Tu sais, si tu ne veux pas que je parle à Edna, je ne lui parlerai pas. Je ferais ce que tu veux parce que...
Astrid fronça les sourcils. Elle venait de réaliser quelque chose en regardant les doigts de Madeleine.
- Parce que je n'ai presque pas d'amis. De vrais amis. Comme toi. En fait, j'en ai moins que les doigts d'une main. Alors je ne peux pas me permettre de te perdre. J'ai déjà trop perdu.
Elle se remit à pleurer. Madeleine se redressa et la prit dans ses bras.
- Allons, allons. Tu ne me perdras pas. Nous sommes amies pour la vie. Mets-toi ça dans la tête.
Astrid renifla avant de prendre une grande inspiration. Elle murmura :
- Si tu me disais ce qui s'est passé entre Edna et toi ?
- Même pas en rêve.
***
La nuit avait été riche en émotions, mais ce n'était rien par rapport à la matinée qui suivit.
Astrid leva les yeux au ciel en trouvant Brian et ses invités attablés pour le petit-déjeuner devant un gigantesque écran de télévision. Un nouvel anachronisme de Lord Lowell !
La tempête s'était calmée aux petites heures de l'aube. Astrid avait pu appeler Björn et Salvatore, le réseau étant rétabli. Et visiblement, la télévision aussi fonctionne à nouveau.
La jeune femme étalait de la confiture de fraises sur son petit pain quand l'écran se brouilla, le programme qui passait disparut et fut remplacé par la vidéo de deux personnes assises sur un canapé gris. Deux personnes qu'Astrid reconnut aussitôt.
- Papa ! Maman !
Alvaro et Esperanza souriaient à la caméra. Ils dirent en même temps :
- Bonjour, ma chérie !
Le père d'Astrid prit la parole d'un ton sérieux, en italien :
- Si tu vois cette vidéo, c'est que nous ne sommes plus avec toi depuis longtemps. Nous n'avons pas pu nous occuper de toi, et nous te demandons pardon.
- Sache que tu es la plus belle chose que nous avons laissée sur cette Terre, fit Esperanza de sa voix douce. Et que tu nous manqueras à jamais.
- Antonio a pris soin de toi, je n'en doute pas. Il est comme mon frère, reprit Alvaro. Salvatore aussi. Je suis sûre que tu es devenue le centre de son univers.
- Il a tellement besoin d'aimer, murmura Esperanza en hochant la tête.
- Et puis, il y a aussi Grace, Xiu et Ernesto. Bref, tu as une famille extraordinaire, et c'est notre seule consolation. J'espère que tu es heureuse. Nous sommes fiers de toi, ma chérie.
- Nous t'aimons. Nous serons toujours là.
Esperanza effleura sa poitrine, au niveau du cœur. Alvaro envoya un baiser à la caméra, et l'écran redevint noir. Mais ce n'était pas encore terminé : la voix de Simon Solovine s'éleva dans la pièce, remplaçant l'écho des paroles des parents d'Astrid.
- Je ne sais pas si vous avez déjà vu cette vidéo, mademoiselle Cavaleri. Je voulais vous la montrer au cas où. Vos parents étaient des gens formidables, mais ils ont fait de mauvais choix. C'est pour ça qu'ils sont morts. Ne l'oubliez jamais.
***
Une fois rentrée à San Gennaro, Astrid parla à Salvatore de la vidéo de ses parents. Il afficha immédiatement un air coupable qui la rendit furieuse.
- Tu savais ! explosa-t-elle.
Il jeta des coups d'œil à droite et à gauche, comme s'il cherchait une issue pour s'enfuir en courant. Astrid avisa la carafe d'eau sur la table.
- Je vais t'expliquer ! Antonio et moi comptions te la montrer quand tu aurais quinze ans. Mais à cette période-là, tu étais adolescente et notre relation n'était pas au beau fixe, tu le sais. Alors j'ai convaincu Antonio d'attendre, parce que je craignais que cette vidéo ne nous éloigne encore plus...ensuite, je l'ai oubliée.
Il n'échappa pas au contenu de la carafe qui se répandit sur ses cheveux, son visage et sa poitrine.
- Tu as oublié la seule preuve existante que mes parents m'aimaient ? hurla Astrid.
- Évidemment qu'ils t'aimaient ! Tu le savais avant de voir cette vidéo !
- Tais-toi !
Elle se prit la tête à deux mains et tenta de reprendre sa respiration. Son cerveau sifflait comme une cocotte-minute.
- Mon bébé...pardonne-moi.
Il pense qu'il suffit de demander pour être pardonné ? Ça marchait peut-être avant, mais maintenant, je n'ai plus la force.
- Non. Pas cette fois.
***
Il y a vingt-quatre ans...
Le décor de l'administration était particulièrement triste : moquette marron, murs jaunis, comptoir écaillé et affiche d'un enfant africain squelettique qui souriait malgré tout. Assis sur une chaise, Salvatore attendait Antonio.
Alvaro et Esperanza étaient morts il y a trois jours. Mais pour Salvatore, ça ne faisait toujours que quelques minutes. Il n'arrivait pas à croire que son meilleur ami et sa femme n'existaient plus, que même leurs cadavres avaient été réduits en cendres. Tout comme il n'arrivait pas à croire qu'Antonio allait adopter leur enfant.
- Je suis son parrain, son tuteur légal, à présent ! Alvaro m'avait confié ce rôle. Je dois l'assumer !
- Nous sommes des mafieux, bordel ! avait explosé Salvatore. Nous avons trente-cinq ans, nous avons des affaires à faire prospérer !
- Hurle autant que tu veux. J'ai déjà deux gamins, je peux bien changer les couches d'un troisième. Je le dois. Pour Alvaro et Esperanza. Tu ne veux quand même pas abandonner leur fille dans un orphelinat ?
Antonio avait fait jouer ses relations, son portefeuille et son statut de criminel respecté pour accélérer la procédure d'adoption. Et voilà qu'au bout de trois jours, Salvatore attendait qu'Antonio signe les derniers papiers et revienne avec le bébé. Il se massa les tempes en soupirant. Un bébé ! Une fille, en plus !
Antonio arriva, tenant le bébé enveloppé dans une couverture blanche.
- Prends-la, Salvatore. J'ai encore quelques papiers à signer.
- Hors de question !
Mais Antonio lui mit d'autorité le nourrisson dans les bras et repartit. Salvatore aperçut la minuscule tête, les petits poings serrés près des oreilles, les longs cils posés sur les joues roses. Astrid était particulièrement jolie, il fallait bien l'avouer. Soudain, elle ouvrit les yeux.
- Merde ! pesta Salvatore à voix basse.
Elle le considéra longuement puis son petit visage se froissa et elle éclata en sanglots.
- Merde, non !
Il la berça maladroitement, ce qui ne fit qu'accentuer les pleurs d'Astrid. Il faut lui occuper la bouche, songea-t-il. Il entortilla un morceau de la couverture et le lui donna à téter. Elle se tut et se remit à le regarder impassiblement. Salvatore poussa un soupir de soulagement. Étrangement fasciné, il posa le bout de son doigt sur le minuscule nez. La petite poussa un gazouillement. Elle n'a plus de parents. Elle a besoin qu'on l'élève, qu'on prenne soin d'elle, qu'on l'aime. Tout ce que ma mère n'a pas fait.
- Je vais m'occuper de toi, promit-il. Je serais là.
Astrid poussa un nouveau cri ravi et tendit ses mains vers lui.
- Tu vas m'aimer, toi aussi, n'est-ce pas ? chuchota Salvatore.
La petite fille redevint sérieuse, comme si elle avait compris l'importance de la question. Elle cligna plusieurs fois des yeux puis sourit. Le lien venait de se créer, à jamais.
Dans l'avion qui les ramenait en Italie, Salvatore continua à faire croire à Antonio qu'il ne voulait pas voir le bébé. En réalité, il attendait avec impatience le moment où son ami se lèverait pour aller aux toilettes et lui donnerait Astrid. La première nuit, Salvatore quitta sa chambre et alla dans celle du bébé, simplement pour le regarder dormir.
Cette petite chose, à peine venue au monde, était déjà devenue sa plus grande raison de se lever le matin.
***
Ce fut le plus triste anniversaire de la vie d'Astrid. Pour fêter ses vingt-quatre ans, Mama lui prépara un repas délicieux qu'elle ne mangea pas et Björn l'emmena faire un tour en bateau, qu'il conduisait lui-même, le long de la Côte amalfitaine, qu'elle ne regarda pas. Salvatore lui laissa une lettre qu'elle déchira soigneusement sans la lire.
Néanmoins, elle comprit vite qu'elle ne pouvait pas laisser Simon Solovine gagner encore une fois. Il fallait qu'elle réagisse. Qu'elle lutte contre le tsunami d'images, de souvenirs et de paroles qui l'assaillait. Je ne dois pas me laisser influencer, je dois faire en sorte que la vie et le bonheur continuent. Indestructibles, comme les diamants. Elle se souvint d'une phrase de Voltaire, qu'elle avait lue en cours de philosophie : « Le bonheur est souvent la seule chose qu'on puisse donner sans l'avoir et c'est en le donnant qu'on l'acquiert ».
Elle allait voir si Voltaire disait vrai.
Depuis l'Écosse, la jeune femme avait une étrange intuition. Un des personnages rencontrés là-bas lui avait donné comme une impression de déjà-vu. Cet Aristide Candace avait la même façon de penser que le docteur P, avec son obsession pour les extraterrestres et ses tics étranges. Ce serait quand même un hasard extraordinaire. Mais logique : le père aurait pu transmettre à son fils son cerveau original, et il était impossible que deux êtres affublés de pareils organes restent des anonymes. Forcément, ils étaient devenus des « célébrités » dans le monde des dingos criminels.
Aristide pouvait être le fils du docteur P, ce fameux Andrei. Ils se ressemblaient même physiquement.
Astrid réfléchit, puis décida que cela ne coûtait rien d'essayer. Elle appela Aristide Candace et lui demanda de venir en Italie, sous prétexte qu'un astéroïde avait atterri à San Gennaro. Ce qui n'était pas vrai, mais elle alla faire un tour sur le Vésuve pour ramasser une roche susceptible de faire illusion.
Le petit ufologue arriva rapidement, l'analysa et annonça avec tristesse que cette pierre n'avait rien d'extraterrestre. Astrid l'invita à boire un café.
- Ainsi, vous venez de Suisse ? demanda-t-elle.
- Je suis Lausannois.
- Et vos parents sont suisses aussi ?
- Oui, mais moi, j'ai été adopté.
Astrid en frémit d'excitation. Elle remarqua que la cuiller qu'elle tenait tremblait dans sa main. Elle tenta de contrôler sa voix :
- Vous savez où vous êtes né ?
- Dans un pays de l'Est, avait répondu Aristide. Je n'ai jamais cherché à en savoir plus. Les fréquences extraterrestres sont très faibles là-bas.
Avant de le quitter, Astrid avait récupéré discrètement un cheveu sur sa veste. Puis la jeune femme avait rendu visite au docteur P, et, en allant dans sa salle de bain pour se laver les mains, elle avait prélevé un cheveu sur la brosse de son ami savant fou.
- Claudiu, j'ai besoin d'un test de paternité !
Bientôt, tu vas peut-être retrouver ton fils.
J'ai retravaillé la partie sur le docteur P et Aristide spécialement pour toi, @00008q. Une nouvelle preuve de mon amour infini...
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