Chapitre 34
Chapitre 34
Astrid sommeillait à moitié sur le canapé, les pieds posés sur les genoux de Salvatore qui lisait le Corriere della Sera en tirant négligemment sur ses chaussettes. C'était la fin du mois d'aout, et la Villa baignait dans la torpeur. La porte s'ouvrit brusquement et livra passage à Madeleine, en robe vert pomme.
- J'ai pris le courrier. Tiens !
Elle lança une lettre sur la poitrine d'Astrid qui poussa un grognement ensommeillé.
- Ce n'est pas un moulin ici, protesta Salvatore. Vous pourriez frapper, Clarence.
- C'est quoi ? bredouilla Astrid en prenant la lettre.
- Une invitation. Ouvre ! répondit Madeleine en ignorant Salvatore.
- « Vous êtes officiellement invitée à la réception de Lord Brian Lowell, dans son château des Highlands... » lut la jeune femme.
- Brian organise des réceptions tous les ans, où tu peux rencontrer des criminels de tous poils. Tu pourras te trouver de nouveaux collaborateurs. C'est une sorte de convention d'affaires.
- C'est un ramassis de fous furieux, intervint Salvatore. Antonio y est allé deux fois et il n'y a jamais trouvé de partenaire correct.
Madeleine le fusilla du regard.
- Nous sommes en guerre. Vous serez bien content qu'Astrid ait un ramassis de fous furieux entre elle et Solovine quand ce dernier décidera d'attaquer frontalement.
- J'irai, ça ne coûte rien. Björn m'accompagnera.
- Impossible, fit Madeleine. Il faut une invitation.
- Tu en as eu une, toi ?
- Évidemment !
Salvatore soupira et se leva. Il annonça qu'il les laissait discuter et qu'il allait faire un tour à San Gennaro. Quand il sortit, Madeleine le reluqua au passage.
- Maddy, sérieusement !
- Quoi ? Il est snob mais il a de très belles fesses. Je pourrais devenir ta belle-mère, ce serait rigolo, non ?
- Non. Il est vraiment temps que tu te trouves un homme...ou une femme, d'ailleurs.
- Tu as raison. Je me dessèche de l'intérieur.
- Épargne-moi les détails, d'accord ?
- Bon, allons faire ta valise ! L'Écosse a un climat un peu spécial...
Quelques instants plus tard, Madeleine fouillait allégrement dans les placards d'Astrid, et lui jetait à la figure les vêtements qu'elle devait emporter.
- Ça, ça...et ça !
- Tu connais les autres invités ?
- Je ne sais pas exactement qui il y aura, mais j'en connaîtrais sûrement la plupart, oui...mais il y aussi des petits nouveaux chaque année...comme toi !
- Ce sont vraiment des fous furieux ?
- Arrête de croire tout ce que Salvatore dit.
Astrid plia un pull qui avait atterri sur ses genoux.
- Je vais encore les laisser seuls, Mama et lui...je les abandonne un peu depuis que...Xiu et Georgios...
- Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Madeleine lui donna une petite claque sur le nez.
- Tu n'es pas Wonder Woman. Tu ne peux pas non plus être partout à la fois.
Björn entra dans la chambre et salua gentiment Madeleine avant d'embrasser Astrid.
- Tu pars, mon cœur ?
- Oui, en Écosse. Je vais à une...réception.
- Je ne peux pas t'accompagner ?
- Non. Il faut une invitation...
- Et Madeleine en a eu une ?
- Oui. Nous irons ensemble.
Björn posa d'autres questions sur la réception, mais Astrid n'écoutait plus. Elle se remit à plier les vêtements. Elle ne savait pas si c'était une bonne idée de partir maintenant, alors que Solovine devait mijoter un énième mauvais coup. Mon dieu, combien de temps va-t-il m'empêcher de vivre ?
***
Brian Lowell n'était pas vraiment lord. Âgé d'une trentaine d'années, il était plutôt bel homme mais sa coupe au bol le rendait un peu ridicule. Il était passionné par le Moyen-Âge et se prenait pour un chevalier médiéval. Il régnait en tyran sur le petit village, en contrebas de son château noir et biscornu, qu'il s'était approprié et qu'il appelait « mon royaume ». On racontait qu'il avait fait pendre ceux qui avaient contesté son pouvoir sur la petite place principale. Complétement isolés dans les vastes collines vertes et sauvages des Highlands, au bord de la mer, le village et le château vivaient en autarcie.
Astrid se vit attribuer une petite chambre dans une des tours, avec un impressionnant lit à baldaquins aux lourdes tentures lie-de-vin. Par la fenêtre, elle voyait la mer grise et terrible se déchaîner contre la côte. Il y avait beaucoup de vent : on prévoyait même une tempête dans les jours à venir.
La jeune femme était nerveuse : allait-elle rencontrer de futurs collaborateurs ? Malgré le recrutement de Gonzalo, d'Abu, d'Élie et du tueur à gages islandais, leurs rangs se clairsemaient. Beaucoup d'anciens partenaires d'Antonio avaient rompu leurs accords. Sans doute craignaient-ils plus le président russe qu'une fille sans légitimité de vingt-trois ans. Bientôt vingt-quatre, mais bon. Il lui faudrait donc se montrer sage, déterminée et compétente, pour enrôler de nouvelles recrues. De nouvelles araignées noires pour l'araignée rouge.
Madeleine l'attendait dans le couloir, vêtue d'une superbe robe émeraude qui moulait sa silhouette fine et élancée. Astrid se sentit soudain trop dodue dans sa propre robe beige.
- Tu crois qu'elle me fait de trop gros seins ?
- C'est sûr que les hommes auront du mal à te regarder dans les yeux, sourit Madeleine. Allez, viens !
Peu rassurée, Astrid la suivit dans l'immense pièce de réception. Il y avait des épées accrochées aux murs, plusieurs armures et des boucliers ornés de blasons. Madeleine commença les présentations en lui montrant un gros homme chevelu, qui ressemblait à Karl Marx. Plusieurs marguerites étaient piquées dans son épaisse barbe blanche, et il portait une chemise à fleurs qui faisait tâche dans le décor moyenâgeux.
- Theodore Ring. Il vient d'Australie. C'est un gourou. Il prône le retour à la nature, l'écologie, la vie sans contrainte matérielle, du genre : « roulons-nous tout nu dans les fleurs des champs et soyons heureux »... mais ça ne l'empêche pas de dépouiller ses adeptes de tout leur argent et d'aller ensuite se payer des prostituées dans des hôtels sordides. Si tu lui parles, il te demandera ce que tu penses de notre système capitaliste actuel.
- C'est...répugnant.
Elle indiqua ensuite un petit homme au physique banal, avec des lunettes sans monture, qui rappela quelqu'un à Astrid sans qu'elle puisse déterminer qui.
- Aristide Candace, de Suisse. Il pense que les extraterrestres sont parmi nous. Il te demandera donc si tu es un alien. Dis-lui non et normalement il te laissera tranquille. Mais fais attention, il est complétement paranoïaque.
- Super.
Finalement, Madeleine désigna un grand type à la peau chocolat, un cliché du rappeur américain avec un survêtement rouge et doré, une casquette où était inscrit : « L.A », plusieurs chaînes en or sur la poitrine et des lunettes de soleil opaque.
- Voici Gangsta Johnson. Il a eu son petit succès dans les années quatre-vingt-dix. Maintenant, il est agent artistique. Il déniche de nouveaux talents, puis les arnaque soigneusement.
- Je vois.
Soudain, un séduisant homme brun fit signe à Madeleine, qui posa sa main sur le bras d'Astrid.
- Tu me laisses une minute ?
Elle alla vers lui en minaudant. Astrid soupira et se dirigea vers le buffet. Il y avait une fontaine de Scotch Whisky et du haggis typiquement écossais, mais aussi d'appétissantes assiettes de charcuterie allemande ou de pâtisserie françaises. Astrid l'astronaute vient de pénétrer dans sa troisième galaxie de gens bizarres. De gens...fous furieux à souhait !
Astrid grignotait une mini-saucisse quand une grande femme l'aborda. Elle était très belle malgré les quelques traces du temps sur son visage : elle devait avoir une cinquantaine d'années. Ses cheveux châtains-roux étaient soigneusement coiffés et elle portait un tailleur-pantalon gris très sérieux.
- Excusez-moi...êtes-vous Astrid Cavaleri ?
Elle parlait anglais et avait l'accent de New York.
- C'est moi, répondit la jeune femme en avalant sa saucisse le plus élégamment possible.
- Comme je suis heureuse de vous rencontrer ! Je vous admire beaucoup. Je m'appelle Edna Conners. Puis-je vous serrer la main ?
- Oh, bien sûr. Vous me connaissez ?
- Évidemment ! On dit que vous allez faire tomber le président Solovine. On dit que vous êtes l'héritière de Bianca Manfredi.
- « On » exagère un peu. Je dirais même beaucoup.
- Vous êtes trop modeste ! J'aimerais vous parler d'un projet qui me tient particulièrement à cœur et que...
- Qu'est-ce que tu fiches ici ?
Madeleine venait d'apparaître, furieuse. Elle agrippa Astrid par le bras et la tira.
- Je parlais avec mademoiselle Cavaleri, répliqua Edna.
Elles se connaissent !
- Mademoiselle Cavaleri ne veut pas parler à l'immonde garce que tu es !
Edna pâlit et recula comme si on l'avait frappé. Astrid intervint :
- Madeleine, pourquoi l'insultes-tu ?
- Crois-moi, ma grande, tu ne gagneras rien à écouter son blabla. Fiche le camp !
Edna battit en retraite sous le regard surpris d'Astrid.
- C'est mon ex, fit Madeleine en sirotant du whisky comme si de rien n'était.
- Ton ex ? Elle ?
- Oui, elle.
- Mais qu'est-ce qu'elle t'a fait ?
- Tu me fais confiance, oui ou non ? Si je dis que c'est une garce, c'est que c'est une garce !
- Mais c'était la première à m'aborder ! Et la première à avoir l'air normal !
- Si tu ne restais pas à te goinfrer près du buffet, tu pourrais te mêler à la foule !
Astrid en eut soudain assez. Elle repoussa Madeleine qui leva les yeux au ciel et alla se réfugier dans les toilettes, qui n'avaient rien de médiéval, avec du carrelage blanc et des robinets en acier chromé.
- L'autre, il est seigneur du Moyen-Âge quand ça l'arrange, maugréa-t-elle au miroir.
Malgré l'épaisseur des murs, on distinguait clairement le bruit du vent. Astrid n'entendit pas la porte s'ouvrir.
- Bonsoir, chérie.
Elle faillit bondir jusqu'au plafond en reconnaissant la voix. Oh, non, pas lui.
- Lars, lâcha-t-elle, résignée. Tu es là.
- J'ai reçu une invitation.
Il s'appuya contre la porte et afficha son sourire de prédateur.
- Qu'est-ce que tu veux ? soupira Astrid.
- Comment va ce cher Björn ? Il n'est pas là ?
- Tu le sais très bien.
Elle se passa un peu d'eau sur le visage. Elle était toute rouge.
- La tempête est pour cette nuit, fit Lars. Elle continuera même demain. Nous allons tous être enfermés ici. Ça va être très long...
- Je t'en prie, laisse-moi tranquille.
Astrid voulut le contourner, s'attendant à ce qu'il l'empêche de sortir. Mais il s'écarta et lui ouvrit la porte. Il n'essaya même pas de la toucher. Secouée, la jeune femme ne retourna pas dans la grande pièce et se réfugia dans sa chambre. Elle voulait appeler Björn ou Salvatore, mais elle ne pouvait pas : la tempête avait anéanti le peu de réseau qu'il y avait dans le château. Astrid enfouit sa tête dans les oreillers, et s'assoupit un moment.
Elle fut réveillée par quelques coups timides à sa porte. Il était à peine vingt heures. C'était Edna Conners.
- Pardonnez-moi, je me suis permise de demander où se trouvait votre chambre à Brian. Nous n'avons pas pu finir notre conversation à cause de...
- Madeleine, oui. Entrez. Asseyez-vous.
- Merci.
Edna s'assit délicatement sur le bord du lit et lissa sa veste grise.
- Je suis spécialisée dans les jeux d'argent depuis une vingtaine d'années. J'ai fait l'acquisition il y a peu de temps de deux casinos à Las Vegas, qui étaient en faillite. Je peux vous assurer qu'avec des moyens, je peux en faire les deux établissements les plus renommés des États-Unis...
Comme Astrid ne répondait pas, elle poursuivit :
- Mes propres moyens sont maigres, malheureusement. Mais je suis tout à fait de capable de gérer ces casinos et de les transformer. J'ai fait la Harvard Business School...
On dirait que je lui fais passer un entretien d'embauche, songea Astrid, amusée.
- Vous voulez que je vous donne un coup de pouce financier, c'est ça ?
- Je veux être votre collaboratrice, rectifia doucement Edna. Vous m'aidez, et en retour, je vous offrirai Las Vegas sur un plateau. Je ne me limiterai pas à deux casinos...
- Sin City, sourit Astrid. Je vous fais confiance, Edna. Après tout, vous devez être tenace et déterminée. Vous avez supporté Madeleine !
Edna eut un sourire un peu las.
- Elle vous a dit ?
- Juste que vous avez été en couple. Rien de plus.
Soudain, on frappa de nouveau à la porte.
- Astrid ? Allez, ne me dis pas que tu boudes ?
- Mince, c'est elle ! Si elle me trouve là, elle va vous en vouloir, murmura Edna.
L'américaine disait vrai. Quand Astrid laissa Madeleine entrer, cette dernière avisa Edna et se mit à crier :
- Oh, je vois qu'on s'amuse bien, ici ! Bravo, Astrid, je vois que je peux compter sur toi ! C'est ta nouvelle meilleure amie ? Couche avec elle, tant que tu y es !
- Maddy...
- Tu sais quoi ? Je ne veux plus te voir ! Débrouille-toi toute seule avec le ramassis de fous furieux !
Et elle s'en alla en claquant la porte. Edna se leva, gênée.
- Je suis désolée.
- Ce n'est pas votre faute. Ça ira.
Mais Astrid avait envie de pleurer. Elle était à peine arrivée que tout partait déjà en vrille.
- Passez à la grande salle, Brian organise des distractions avant le dîner...proposa Edna.
- Oui, je viendrais faire un tour, fit Astrid sans le penser.
- À tout à l'heure, dans ce cas, mademoiselle Cavaleri. Merci de m'avoir écoutée.
- Nous reparlerons de vos casinos, Edna.
Quand elle fut partie, Astrid se roula en boule sur le lit et écouta la pluie, nouvelle invitée du vent, pianoter sur la toiture. Finalement, elle se redressa. Madeleine n'est qu'une folle capricieuse ! Lars ne me fait plus peur, et je n'ai aucune raison de rester enfermée dans ma chambre ! Je vais descendre rejoindre Edna et les autres.
Dans la grande salle, elle repéra une table où étaient installés Brian, Theodore Ring, Aristide Candace et Gangsta Johnson, ainsi qu'Edna. Un peu plus loin, Lars jouait au poker avec un grand roux et le séduisant type brun qui avait parlé à Madeleine. Cette dernière brillait par son absence. Astrid alla s'installer à côté de l'américaine.
Ils jouaient à un jeu consistant à avoir un post-it collé sur le front, où était inscrit un nom d'un personnage connu qu'il fallait deviner en posant des questions aux autres. Edna rédigea un post-it et le colla sur le front d'Astrid, qui sourit en voyant ceux des autres joueurs : Brian avait Hulk, Theodore Ring Cupidon, Aristide Candace Dark Vador, Gangsta Johnson Walt Disney et Edna avait La Joconde.
Soudain, Madeleine débarqua et s'installa d'autorité à côté de Brian, juste en face d'Edna.
- Je peux jouer moi aussi ? susurra-t-elle.
- Bien sûr, répondit Brian. Tenez !
Il colla délicatement un post-it sur le front de Madeleine. Il y avait écrit : Ève.
- Bon, qui commence ? demanda Theodore Ring.
- Moi ! s'écria Aristide Candace.
Au début, la partie se déroula normalement. Astrid apprit qu'elle était une femme, héroïne de roman, qui connaissait une fin tragique.
- Est-ce que j'ai un amoureux ? questionna-t-elle.
- Tu en as trois, ricana Madeleine.
Daniel, Lars, Björn. Astrid s'empourpra, pensant qu'elle se moquait d'elle. Mais Aristide Candace lui confirma que son personnage avait vraiment trois amoureux.
- Suis-je âgée ? se renseigna Edna.
- Oh oui, répliqua Madeleine. Une vraie momie. Et personnellement, j'ai toujours trouvé que tu avais un air fourbe.
Edna rougit à son tour. Astrid vit qu'elle serrait les poings. Quand Madeleine demanda si son personnage était élégant, l'américaine fit d'un ton acerbe :
- Non, parce que tu ne portes pas de vêtement. Tu te promènes toute nue.
Madeleine pâlit et pinça les lèvres. Est-ce qu'elle avait l'habitude de se balader dénudée devant Edna quand elles étaient en couple ? Mieux vaut ne pas y penser.
- Tu adores manipuler les gens et tu les pousses à faire des erreurs, continua Edna.
- Je ne t'ai pas posé de questions ! siffla Madeleine.
Elles s'affrontèrent un long moment du regard. Ça tourne au règlement de compte. Soudain, Lars passa devant la table et sourit en lisant le post-it d'Astrid. Il se pencha à son oreille et souffla :
- Tu es condamnée à mort et tu finis pendue.
- Ne trichez pas ! protesta Theodore Ring.
Réprimant un frisson, Astrid pria le ciel pour que ce jeu se termine au plus vite. Heureusement, quelques questions et quelques échanges tendus plus tard, Aristide Candace trouva qu'il était Dark Vador. Astrid décolla son post-it « Esméralda » et décida de remonter dans sa chambre. Cette fois, elle allait tâcher d'y rester.
Nouveaux personnages, nouveau long chapitre, oui...je sais.
La bise.
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