Chapitre 30.2

Mikhaïl les attendait au bord du lac Smolino, au sud-est de Tcheliabinsk : la ville et ses alentours étaient ponctués d'étendues d'eau plus ou moins grandes. Le russe portait un long imperméable beige, comme les commissaires des séries ennuyeuses. Une pluie fine et persistante tombait.

- Tu n'aurais pas dû venir, Cavaleri. Les Anarkhisty ne sont pas du genre gentlemen.

- Je sais. C'est une qualité qui se faire rare, de nos jours.

- Je t'aurais prévenu. Le chef, Oleg, vous attend au bord de la R268. C'est la route que vous allez sûrement suivre jusqu'au bout de la section M51, destination Novossibirsk. J'espère que vous parlez russe.

Björn hocha la tête. Astrid le dévisagea, étonnée.

- Le suédois, l'allemand, le danois, l'anglais...et le russe ?

- À nous deux, nous parlons sept langues, sourit Björn. Nous sommes prêts pour un tour du monde.

- Contentez-vous de la Russie pour l'instant, soupira Mikhaïl. Bonne chance.

Alors qu'ils rejoignaient l'endroit où les attendaient les motards, Björn prit la main d'Astrid. Celle-ci, un peu surprise, s'arrêta.

- Comme l'a dit Salvatore, les Anarkhisty ne traitent pas les femmes comme tous les hommes devraient le faire. Pour notre couverture, je vais peut-être devoir être...

- Un goujat ? suggéra Astrid.

- Oui, c'est le mot que je cherchais. Alors, pardonne-moi d'avance.

Elle le regarda, avec son blouson de cuir noir, son tee-shirt de la même couleur et ses grosses bottes. Cet attirail n'arrivait pas à lui donner une allure de méchant. Astrid lui sourit et hocha la tête.

Mikhaïl leur avait fournis une moto énorme et rutilante, grise et bleue, un vrai monstre de métal. Ils la retrouvèrent dans un garage juste à côté du point de rendez-vous.

Oleg était un géant à la longue barbe rousse, avec des biceps comme des jambons. Astrid baissa docilement la tête et resta derrière Björn. Ce dernier changea radicalement d'attitude : son visage se fit dur, ses yeux s'assombrirent, et quand il parla, sa voix était rude.

Que même Björn, finalement, ait un côté obscur donna des frissons à Astrid. Il est simplement bon acteur, se rassura-t-elle.

Elle ne comprit pas un mot de la discussion, mais à un moment, Oleg la désigna plusieurs fois. Elle garda la tête basse.

Enfin, le suédois l'attrapa par les hanches et la posa sur le siège de la moto. Il se jucha devant elle et la jeune femme passa les bras autour de lui. Le groupe de motards démarra dans un vacarme infernal.

- Alors, qu'est-ce que tu leur as dit ?

- Que tu es une espagnole que j'ai ramenée de Grenade, et que tu es à moi et à moi seule.

Astrid observa la dizaine de motards qui fendait l'air devant eux.

- J'espère qu'ils ont compris le message.

- Tu ne risques rien, Astrid. Je te le promets.

- Est-ce qu'ils ont parlé de Solovine ? Ou de la drogue ?

- Non, pas un mot.

La jeune femme posa sa joue contre le dos de Björn et observa le paysage étonnamment verdoyant. Astrid s'était toujours bêtement représentée la Russie comme un désert de glace, surtout depuis que Solovine était au pouvoir. De chaque côté de la grande route droite, il y avait des prés où se dressait parfois un arbre ou un poteau électrique. C'était un paysage banal, comme on pouvait en voir un peu partout en Europe. Le monde est si différent et si uniforme à la fois. Le vent qui jouait dans ses cheveux et la vitesse la grisa. Ils doublèrent plusieurs camions qui leur adressèrent des coups de klaxon furieux.

- Quelle est notre prochaine étape ? cria-t-elle.

- Omsk, à un peu plus de neuf cent kilomètres.

Ce nombre anéantit l'enthousiasme d'Astrid. Pratiquement mille kilomètres sur cette selle ! Mes fesses ne vont pas tenir le choc !

- On s'arrêtera à mi-chemin, la rassura Björn.

La jeune femme commençait à regretter sa témérité. Mais quand elle ferma les yeux, elle revit Simon Solovine, ses chaussures cirées et sa détermination glaciale. Il ne lâchera rien : je dois donc lui montrer que je suis capable de lui tenir tête, un minimum.

À la tombée de la nuit, ils s'arrêtèrent enfin près d'une petite ville industrielle, dans un ancien hangar dont Oleg défonça la porte d'un coup de botte. Les motards allumèrent un feu et s'installèrent autour pour discuter un long moment. Puis ils se levèrent.

- Nous allons vendre de la drogue en ville, souffla Björn. Je vais remplacer Boris qui va rester ici avec toi.

D'un discret geste du menton, il indiqua un autre biker à la longue barbe noire qui portait une veste en jean recouverte de badges. Astrid jeta un coup d'œil à Oleg et eut un petit rire nerveux. Barberousse et Barbe Noire, super !

- Je vais rester avec lui ? répéta-t-elle.

- Il ne te touchera pas. Les Anarkhisty respectent la propriété privée.

- Je suis ta propriété privée ?

Une adorable rougeur s'épanouit sur les joues du suédois. Il se leva à son tour.

- Je reviens vite, promit-il.

Astrid resta seule avec Boris, qui ne lui accorda pas un regard pendant près de vingt minutes. Puis, soudain, il se tourna vers elle et l'observa, avant de soulever sa manche. Dans l'entrelacs de tatouages qui couvrait tout son bras, il en pointa un. Entre une tête de mort et une inscription en latin, se trouvait une Betty Boop.

- Oh! s'exclama Astrid, surprise.

Amusée, elle voulut se pencher pour observer le petit personnage sexy, mais Boris rabaissa sa manche et coupa en deux une miche de pain. Il en tendit une moitié à Astrid. La jeune femme dut l'attaquer avec les molaires tant elle était dure. Elle mâcha longuement mais eut tout de même l'impression que des cailloux tombaient dans son estomac.

Astrid ramena ses genoux contre sa poitrine et admira la danse magnétique des flammes. Enfin, Björn rentra. Il vint se glisser à côté d'elle et l'attira tout contre lui.

- Tu as mangé ?

- Du pain. Dur.

- Je t'ai apporté ça.

Il lui tendit un petit paquet qui contenait une pâtisserie.

- Une vatrouchka. Un gâteau au fromage blanc. J'ai acheté ça en rentrant.

- Merci, murmura-t-elle, touchée.

Elle en croqua un bout et savoura sa bouchée. Elle se sentait mieux, le sucre se dispersait dans son ventre comme un médicament.

- On va devoir partager notre sac de couchage, chuchota Björn.

- Comment s'est passé la tournée ? demanda-t-elle pour ne pas approfondir ce sujet sensible.

- Bien. Enfin, non. Nos clients étaient des gamins, pour la plupart. C'est terrible.

Astrid se demanda qui était le petit malin qui s'amusait à provoquer Solovine. Sa méthode est discutable, mais il prouve que je ne suis pas la seule à détester le président russe.

Tâchant d'ignorer qu'elle avait le dos collé contre le buste de Björn et que celui-ci rayonnait d'une chaleur très agréable, Astrid s'endormit profondément dans leur sac de couchage commun.

Le lendemain, elle se réveilla courbaturée et un peu fiévreuse. Elle s'efforça de faire comme si de rien n'était et endura les dernières heures de route jusqu'à Omsk.

- C'est une ville industrielle, qui fonctionne notamment grâce à sa raffinerie de pétrole, lui expliqua Björn. Oleg dit que nous allons dormir dans un immeuble qui est en construction depuis plusieurs années et qui est occupé par des junkies.

- Génial. Un squat de drogués. Encore une belle nuit en perspective.

- Tu sais que je peux te raccompagner à l'aéroport à tout moment.

- Ça ira, Björn.

- Tu es sûre ? Je te trouve un peu pâle.

Il l'observa d'un air inquiet et lui toucha la joue. Astrid avisa l'immeuble gris aux fenêtres béantes, les tags noirs et rouges et la seringue abandonnée dans un coin.

- C'est juste que je commence à regretter ma chambre.

- Moi aussi, sourit Björn. Ne t'inquiète pas.

Il lui pressa la main avec douceur. Il faut qu'il arrête d'être gentil comme ça, je n'ai plus l'habitude, moi. Astrid passa encore la soirée avec Boris. Apparemment, il souffrait d'une blessure à la jambe qui l'empêchait de marcher trop longtemps. La jeune femme était soulagée que ce fut lui et pas un autre : Boris la laissait tranquille.

- Quelle est la prochaine étape ? demanda-t-elle à Björn quand il fut rentré.

- Novossibirsk. Et il y a deux bonnes nouvelles : ce n'est qu'à un peu plus de six-cents kilomètres, et nous allons y dormir enfin dans un lit. Oleg a une amie qui tient une auberge là-bas et qui pourra tous nous accueillir gratuitement.

Astrid mangea avec enthousiasme la pomme que Björn lui avait rapportée. Le lendemain, elle pourrait prendre une douche et dormir sur un matelas. Le futur était moins sombre.

Les six-cents kilomètres passèrent plus vite car Björn était d'humeur bavarde.

- Tu peux me parler du Pacte de Manfredi ? Je ne sais presque rien sur ça, et j'ai un peu honte.

- Bianca Manfredi a réussi à convaincre ses principaux partenaires de lui jurer fidélité à la vie et à la mort. Ils se sont entaillé la main et ont fait couler une goutte de leur sang sur la paume de Bianca en disant : "Sur ma vie et par le sang, je scelle le Pacte de Manfredi. Je protégerai tes intérêts et je ne te trahirai pas. Je protégerai ton existence ainsi que celle de tes descendants." Ce Pacte a été retranscrit à l'écrit par Bianca elle-même, et signé par tous les partenaires, mais l'exemplaire a disparu. Du coup, on ne connaît les paroles du Pacte que grâce à la tradition orale.

- C'était une femme de poigne.

- Elle était extraordinaire.

- Tu l'admires beaucoup.

- Oui, mais je ne serais jamais comme elle.

- Qui sait ? sourit Björn.


Ouuuuais je sais, je gère en géographie russe. (#GoogleMaps)

Merci !


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