Chapitre 24.2
Ernesto avait déjà eu chaud dans sa vie, il avait connu des étés tellement brûlants à La Havane qu'il autorisait les filles à plonger dans la piscine d'habitude réservée aux clients. Mais maintenant, Ernesto connaissait le désert du Sahara en plein après-midi, la marche forcée avec les mains attachées à une corde elle-même reliée au dromadaire de Farid Hazdrah.
Ce dernier s'était de nouveau évadé de la P.I.H.S et sa première décision avait été de se venger de ceux qui l'y avaient renvoyé. Dans le restaurant, ses hommes avaient voulu attraper Grace, mais Ernesto avait réussi à assommer l'un d'entre eux avec une chaise et elle avait pu s'enfuir avec Xiu. Alors les hommes de Farid s'étaient rabattus sur Katherine Brady.
Ernesto n'aurait jamais cru qu'elle puisse tenir. Pourtant, elle continuait à suivre le rythme éprouvant qu'imposait le contrebandier. Au début, à chaque fois qu'elle tombait, Ernesto se précipitait pour l'aider. Mais elle lui répétait qu'elle n'avait pas besoin de lui.
Sacrée bonne femme, songea-t-il en lui jetant un coup d'œil discret. Il ne la connaissait pas bien, mais il savait qu'elle avait un sacré caractère. Lors du trajet en camion jusqu'au cœur du désert, elle avait tenu tête à Hazdrah et avait même réussi à lui clouer le bec plusieurs fois.
- Du nerf, derrière ! cria le contrebandier. Ça traîne !
- Nous irions plus vite si nous avions aussi un dromadaire, remarqua Ernesto.
- Les esclaves vont à pieds !
C'était le nouveau projet de Farid : le vendre Kate et lui à un mystérieux marché aux esclaves, quelque part au milieu du Sahara. Ernesto considéra l'immense étendue de sable dorée et bosselée, ridée parfois par les vents ardents. Un désert infernal à perte de vue.
Derrière-lui, il entendit Kate trébucher. Il hésita un moment, trop peut-être car Farid tira sur sa corde et le fit tomber.
- J'ai dit : du nerf !
Ernesto essuya sa barbe rêche à présent recouverte de sable. Kate s'était déjà relevée. Ses cheveux flamboyants étaient attachés par un foulard. Elle avait l'air épuisé.
- On pourrait peut-être faire une petite pause, suggéra Ernesto.
Un des hommes de Farid cria quelque chose, et pointa l'horizon. Un petit groupe s'approchait d'eux. Il était constitué de cinq hommes noirs en tenues paramilitaires, et deux gamins qui ne devaient pas avoir plus de douze ans, tenant des armes presque plus grandes qu'eux. Ernesto revit le gamin de Mumbai, Kumar Sanjay Singh. Des enfances brisées, il n'y a rien de pire.
- Ce sont...souffla Kate en italien.
- Des enfants-soldats, acheva Ernesto dans la même langue. Et probablement un chef de guerre du Tchad ou du Soudan.
Une discussion s'engagea entre Farid et le chef du groupe. Kate était devenue aussi pâle que du lait. Ernesto songea qu'elle ne devait jamais avoir rien vu de pire, et à vrai dire, lui non plus. Dire que je pensais connaître les plus mauvais côtés de l'humanité.
- Ils vont nous accompagner jusqu'au marché, annonça joyeusement Farid. Nous aurons une escorte. Campons ici pour la nuit.
Ernesto et Kate eurent droit à un peu d'eau et des galettes dures. La nuit apportait une fraîcheur bienfaisante. Les hommes de Farid allumèrent un feu et les deux petits garçons se mirent à nettoyer leurs armes sous le regard horrifié de Kate. Ernesto décida de lui changer les idées.
- Ici, ça doit être sacrément différent de l'Irlande, non ?
- Je vis en Italie depuis dix ans. Pourquoi tout le monde se sent obligé de me parler de l'Irlande ? demanda-t-elle en levant les yeux au ciel.
- C'est parce que...c'est un pays très...intéressant.
- Vous parlez des clichés ? Le vert, l'alcool, les roux ?
- Citez-moi les trois premières choses qui vous viennent à l'esprit quand je vous dis : Cuba.
- Les cigares, la révolution et...la salsa.
- Voilà. Ce n'est pas des clichés, ça ?
Pour la première fois, Kate sourit et parut presque enjouée.
- Faisons la même chose avec l'Italie. Cherchons chacun trois clichés, et voyons si nous avons les mêmes.
Ernesto sourit à son tour. Il aimait penser qu'elle avait oublié leur triste environnement.
- La pizza, la drague et...parler avec les mains, proposa-t-il.
- La pizza, oui, mais j'aurais dit le football et la mafia, évidemment.
Ils rirent tous les deux, et Ernesto eut l'impression d'avoir franchi une grande étape. Ils s'enroulèrent dans leur maigre couverture. Ernesto s'endormit en regardant les étoiles puis, quand elle fut endormie, Katherine Brady.
La journée du lendemain fut épouvantable. Ernesto était malade. Il vomit le peu de nourriture qu'il avait ingurgitée, et il se sentait fiévreux et ankylosé. Cette fois, les rôles s'inversèrent et ce fut Kate qui se précipita pour l'aider quand il tomba, une fois, puis deux, puis douze.
En fin d'après-midi, ils firent halte dans un petit campement de Touaregs, éparpillé dans une oasis qui, pour Ernesto, avait des allures de paradis. Un homme, au visage presque aussi sombre que son chèche, montra Ernesto à Farid.
- Il dit que tu es malade, grommela ce dernier un peu plus tard. Il dit que tu vas crever si tu ne te reposes pas. Alors on va rester ici, mais pas plus de trois jours, t'entends ?
Non, Ernesto n'entendait pas. La fièvre commençait à lui faire voir des choses qu'il n'était pas sensé voir, pas ici, pas maintenant.
Il vit sa mère, Rita, qui faisait la cuisine dans la minuscule pièce qui leur servait de maison. Ah, maman, tu étais un ange. Son père qui rentrait le soir épuisé par un travail qui lui permettait à peine de nourrir sa famille. Il revit son premier établissement, qu'il avait obtenu en jouant aux dés avec El Toro, plus ivre que jamais. Son vieux fauteuil en cuir, sur la terrasse qui donnait sur la plus belle vue de La Havane, le respect de ses clients et de ses employés, et Beatriz.
Bea, je t'aimais tellement, j'aurais tout donné pour toi. Elle était si belle qu'elle avait réussi à séduire tous les hommes, y compris lui-même, le patron. Nous aurions eu des enfants et une grande maison. Mais elle était partie, du jour au lendemain, pour retrouver un autre homme, plus beau et plus jeune. Elle lui avait dit des choses horribles, qu'il exploitait les femmes et qu'il n'était qu'un porc répugnant. Mais je t'aimais.
Une voix grave et envoûtante s'éleva, et soudain les rues de La Havane disparurent, remplacées par des prairies d'herbes vertes, des roches noires battues par le vent, la mer et le sel. C'était un chant dans une langue magique, qui évoquait des druides autour d'un dolmen, des arcs-en-ciel et des chaudrons remplis d'or, un guerrier musclé et balafré avec une longue moustache blonde. Elle chante.
Derrière la brume de la fièvre, Ernesto vit la chevelure de feu de Kate, et il sombra enfin dans un sommeil profond, sans rêve.
Quand il se réveilla, elle était là.
- C'était vous, hier. Vous avez chanté.
Elle ne répondit pas : il la dévisagea longuement. Kate n'était pas jolie, n'était pas jeune comme Beatriz, mais elle avait quelque chose que cette dernière n'avait pas. Une belle âme.
- Ne parlez pas. Reposez-vous.
- Merci, chuchota Ernesto.
Elle inclina la tête et se leva pour quitter la tente.
- Katherine ? l'appela-t-il.
Ernesto leva une main tremblante et la posa sur son cœur. Avec un sourire, elle fit la même chose et disparut. Toi, mon vieux, tu es tombé amoureux.
Il attendait ses visites comme un assoiffé attend la pluie. Le troisième jour, elle lui déposa un petit baiser sur les lèvres et Ernesto se dit que finalement, il aurait peut-être la force de repartir avec Farid et son dromadaire. Ce dernier entra dans la tente et lança :
- Vous êtes vendus ! Le chef Touareg vous a achetés !
Farid eut un large sourire qui dévoila ses dents jaunies.
- Vous allez passer le reste de votre existence dans ce désert, à servir d'esclaves à ces enrubannés ! Adios, amigos !
Tout ce que savait Ernesto, c'était qu'il ne serait pas séparé de Kate. Le chef des Touaregs apparut quand Farid prit le large avec ses hommes et ses dromadaires. Il s'exprima dans un anglais plutôt correct :
- Je vous ai achetés pour le compte de Madeleine Clarence. Nous faisions affaire avant.
Comme Ernesto et Kate le regardaient, abasourdis, il ajouta :
- Vous allez rentrer chez vous.
***
Ernesto et Kate se marièrent dans l'église de San Gennaro, en petit comité, c'est-à-dire les habitants de la Villa et de la Pension, plus Leïla, Ahmet, Queen et Oskar, revenu spécialement de Bruges. Ernesto portait son plus beau costume et Kate un tailleur crème très élégant.
Astrid pleura pendant tout le discours d'Ernesto.
- Si l'on m'avait dit que c'était possible de tomber amoureux après s'être fait enlevé à Noël, après avoir marché des jours dans le désert accroché à un dromadaire, et après avoir agonisé dans une tente d'un chef Touareg, j'aurais répondu peut-être, mais que ça n'arriverait sûrement pas à un vieux proxénète à la retraite qui vit depuis un bout de temps dans une Villa italienne. Mais Kate était là, et elle a fait pousser de l'herbe dans le Sahara. Elle a même fait venir la mer.
Il s'était tourné vers sa femme.
- J'ai essayé de la draguer en faisant des blagues sur l'Irlande.
- Parce que c'est un pays très intéressant, avait précisé Kate.
Ils avaient échangé un regard complice.
- J'ai aussi dû montrer mon côté fragile et tomber malade, et enfin, elle m'a accordé un peu d'attention. Je lui ai dit que nous pourrions faire un bout de chemin ensemble, quand nous étions dans l'avion pour rentrer, et elle a lancé : « Un bout de chemin ? Imbécile, tu as signé pour toute la vie ! »
Tout le monde avait ri de bon cœur. La fête s'était terminée au coucher du soleil.
Astrid appela Madeleine pour la remercier encore. Quand Salvatore et Georgios étaient rentrés de Pologne et avaient annoncé que leur kidnappeur était Jan Lobosky, fraîchement échappé de la P.I.H.S, Astrid avait épluché la liste des nouveaux évadés, fournie par le commissaire Caramanti. Quand elle avait vu le nom de Farid Hazdrah, elle avait tout de suite compris.
Et la région de prédilection de ce dernier était le Sahara. Madeleine avait affirmé qu'elle avait plusieurs contacts « dans le coin ». Elle en avait appelé plusieurs et, par miracle, l'un d'entre eux était le chef Touareg.
Astrid et Madeleine avaient prévu de boire un verre ensemble. Pour le moment, Simon Solovine ne se montrait plus...
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