Épilogue

« C'est la nuit qu'il est beau de croire en la lumière. »

-Edmond Rostand.


Le ciel d'août était chargé de nuages menaçants.

Héliodore traversait les rues de Paris d'un pas vif et impatient. Il gardait un œil vigilant sur les nuages bas au-dessus de sa tête et leur masse non pas vaporeuse, mais dense, épaisse, comme prête à étouffer les hommes.

Il y avait bien longtemps, des devins auraient interprété ce présage comme la volonté des dieux.

Héliodore, lui, y voyait la manifestation d'un destin mécontent et il s'en interrogeait. N'avaient-ils donc pas suivi exactement le rôle qu'ils étaient censés incarner dans cette tragédie ? Ceux qui devaient mourir étaient morts, ceux qui devaient vivre...

Ceux qui étaient encore de ce monde se contentaient d'exister.

Héliodore en avait fait l'expérience. Il cumulait près de trente ans d'existence et il avait appris à vivre qu'à présent. Il avait vécu un mois et c'était bien peu, pour un homme qui aurait dû faire l'expérience de la vie.

Héliodore avait surtout le sentiment d'avoir celle de la mort.

Vivre, mais pourquoi ? Pour quelle raison si cela signifiait déchaîner une souffrance intolérable ?

L'homme était d'une humeur versatile, instable, plus à fleur de peau qu'apaisé. Pourtant, après les tumultes révolutionnaires

La fin se profilait, Héliodore ne saurait l'ignorer, et elle ne serait pas heureuse.

L'ère du temps imbibait le cœur de l'homme, de chacun d'eux, et bien que la situation s'était rétablie et Charles X avait été destitué. Louis-Philippe d'Orléans avait été proclamé roi des Français après une arrivée grotesque à Paris et une mise en scène tout aussi lamentable. Héliodore peinait à croire que la monarchie puisse être encore debout après avoir essuyé une telle humiliation. Combien de temps cette mascarade s'éterniserait-elle encore ? Il ne s'était pas penché sur la succession d'événements, sur la Monarchie de Juillet et les négociations, les tentatives de pacifications de Louis-Philippe et la mise en place d'un régime parlementaire, et n'observait que le résultat de ce désastre.

Des vies ruinées, des échecs et des perditions.

Durant les jours qui avaient succédé la révolution, Héliodore avait fréquenté des personnalités brillantes. Des auteurs, des peintres, des poètes, des artistes et des intellectuels. Il avait découvert en eux un trouble identique au sien, une volonté d'exacerber les émotions, et une insatisfaction profonde, enracinée dans une vie trop étroite. Il avait filtré avec une sensibilité artistique, passionnée, et mélancolique. Ce malheur perpétuel, ce sentiment qui engluait les pensées, Héliodore s'était retrouvé.

Mieux, il s'était reconnu.

Il ignorait s'il éprouvait du soulagement ou non. Il n'était pas seul au monde, d'autres enduraient un calvaire identique au sien, et l'exprimait à travers l'art. Ce bouillonnement intellectuel débouchait souvent à des fins politiques et la plupart de ces hommes, qui l'avaient accueilli sans un commentaire, sans un jugement dans un cercle pourtant déjà formé, croyaient en un idéal démocratique. Ils ne voulaient plus d'un roi à la tête de la France, ils réclamaient la justice, la liberté, tant de notions qui paraissaient imprégnées dans l'air du temps autant que novatrices. Héliodore aimait profondément cette volonté, cette avidité, mêlée à un sentiment plus nuancé, plus sombre, qui les plongeait dans les méandres de la mélancolie. Combien d'entre eux en étaient-ils atteints ? Cette désolation dans leurs regards, Héliodore la confondait avec celle de Sorel et peut-être également avec la sienne.

Il pressa encore le pas. Les dégâts dans les rues de Paris commençaient se résorber. Effacer toute trace des combats demanderait du temps, sans doute plusieurs années, et encore davantage s'il était question de la mémoire des hommes. Héliodore, même en s'étant tenu éloigné de la fureur des combats, n'avait pas pu échapper aux conséquences. Les débris jonchaient encore les ruelles, les places avaient été nettoyées des gravats et des pavées arrachées. Les barricades disparaissaient du paysage urbain et les industries parisiennes avaient repris leurs activités. Héliodore constatait, non sans un pincement au cœur et une douleur amère, que l'ordre était revenu et que la vie reprenait presque comme si rien ne s'était jamais produit.

Le monde n'avait jamais cessé de tourner. Pourtant, Héliodore ressentait les affres de la douleur jusqu'au plus profond de son être. Une douleur noire, incisive, qui ne demandait qu'à l'entraîner dans ce miasme et l'avaler. Une souffrance infernale. Héliodore avait éveillé une part de lui-même qui s'ignorait, une part qui lui rappelait ce qu'il avait manqué et ce que la vie lui avait arraché.

Héliodore observait péniblement le monde poursuivre son cours, les femmes dans les rues, les enfants s'ébattre joyeusement à nouveau et les hommes discuter d'un air important. Son monde à lui avait eu un sursaut avant de s'immobiliser et il lui était intolérable de constater à quel point il pouvait se sentir seul dans cet écueil. Il n'avait plus revu Sorel depuis, incapable de savoir si l'homme le fuyait volontairement ou s'il avait besoin d'un temps pour surmonter l'ignoble succession de morts.

Si Héliodore avait le sentiment d'avoir tout perdu, qu'en était-il de son amant ? Il n'avait plus ni amies ni frère, il n'avait plus personne pour se reposer, pour pleurer son chagrin. Héliodore aurait aimé incarner ce rôle pour lui, mais il ne pouvait l'y contraindre et se faisait tant bien que mal à cette idée. Il n'avait aucune prétention vis-à-vis de sa propre douleur, elle lui semblait insoutenable pour la seule raison qu'elle était la sienne, mais la peine de Sorel était sans doute plus vile encore.

Le noble avait, jour après jour, écarté tout espoir de revoir son amant. Il aurait pu se rendre à son appartement, et y avait secrètement songé, mais pour quelle raison ? Pour faire pénitence, supplier jusqu'à la démence ? Sorel seul pouvait les sauver et Héliodore lui laissait ce privilège. Lorsque l'une des domestiques avait apporté un billet noirci d'une écriture élégante, digne des bourgeois les plus distingués, il avait cru rêver. Une dizaine de jours s'était écoulée et Héliodore les avait passés enfermés dans ses quartiers, à peine acceptait-il de sortir de sa chambre pour prendre un repas dans le salon. Rose de Thancy ne décrochait pas un mot et sans doute attendait-elle des excuses, des explications, et elle prendrait plaisir à prêter oreilles aux supplications de son fils, mais rien ne se présentait. Apolline proposait parfois à son époux des balades dans les beaux quartiers parisiens, elle évitait de l'inviter à des réceptions et privilégiait des après-midi calmes, à jouer aux échecs ou à lire quelques poèmes lorsque la chaleur était trop insoutenable dehors. Le petit billet de Sorel avait bouleversé ce quotidien morne, mais qui ressemblait à s'en méprendre aux affaires anodines qui rythmaient ses journées. Le mot contenait une invitation vierge de toute annotation. Seulement une date, une heure, et un lieu.

Héliodore n'en demandait pas plus.

Il ralentit le pas lorsqu'il approcha. La silhouette de Sorel se distinguait, même au milieu de toutes les autres, et il ressemblait à une âme damnée. Une âme errante. Il se tenait sur le point et contemplait le cours paisible, mais sale, de la Seine. Ce lieu ne possédait aucune symbolique particulière, il n'était pas pris d'assaut par les couples et n'était pas réputé pour une quelconque raison. Il y avait fort à parier que Sorel l'ait choisi pour cela, pour ce non-sens qui les caractérisait, plus fort encore que toute une foule de symboles. Héliodore avança pas à pas, comme s'il approchait un animal craintif.

— Bonjour Sorel.

Le comédien ne réagit pas immédiatement. Son regard s'éternisa sur l'endroit où le ciel et la terre s'épousaient, là où même les nuages sombres rougissaient sous les rayons du soleil. Puis, il fit face à Héliodore pour le saluer à son tour :

— Bonjour Héliodore.

Sorel semblait fatigué, comme écrasé au sol par un poids phénoménal. Des cernes violacés ternissaient son regard et il semblait, sous une chemise crème légèrement tâchée par la poussière, avoir maigri. Ils s'observèrent l'un l'autre, comme s'ils ne s'étaient plus revus depuis des siècles et comme si une petite éternité les séparait. Il y avait une sorte de surprise sous-jacente, une perplexité aussi, et peut-être les relents d'un chagrin tenace.

— Serait-ce déplacé que de vous demander comment vous vous portez ?

Héliodore arracha, par ces mots, un premier sourire au comédien. Un sourire en demi-teinte, forcément, mais une ébauche encourageante.

— Non, cela ne l'est pas. En revanche, vous ne m'en voudrez pas d'esquiver la question.

— Je ne vous tiendrai pas rigueur.

Les paroles étaient vaines, futiles, comme s'ils retardaient tous deux l'instant où il faudrait qu'ils se disent ce pourquoi ils se tenaient aujourd'hui l'un face à l'autre. Lequel serait suffisamment courageux pour initier ces aveux ? Héliodore avait été couard toute sa vie, et bien que cette discussion pleine d'indulgence paraisse agréable, il décida d'y mettre un terme :

— Pourquoi ce rendez-vous, Sorel ?

— Je voulais vous revoir, avança prudemment l'intéressé, avec cette dignité mêlée d'une once d'hésitation.

— Pourquoi ici, dans ce cas ?

Sorel déglutit péniblement et laissa son regard naviguer sur les silhouettes qui les entouraient. Ils se situaient à la vue de tous et le moindre geste serait perçu de ces curieux. Ils étaient cernés, autant par le mauvais temps qui s'annonçait dans les premiers grondements de l'orage que par ces Parisiens à nouveau apaisés.

— Parce que ce lieu est vierge, j'imagine.

Héliodore pesa le poids de cette affirmation avec prudence. Cela signifiait-il que Sorel désirait débuter une histoire neuve avec son amant aux côtés ?

— Et que j'ai grand besoin d'écarter le malheur.

— Qu'attendez-vous de moi, Sorel ?

Manifestement, Sorel ne s'était point attendu à une attaque aussi franche, aussi directe. Il s'accouda à nouveau la rambarde et Héliodore y vit, à juste titre, un aveu de faiblesse. Il baissait les armes, admettait sa peine, et cette attitude exprimait un désarroi bien plus explicite que toutes les paroles qui auraient pu le justifier. Héliodore demeura ainsi, immobile et silencieux, le visage giflé par le vent qui se levait. Un vent aussi cruel que l'instant qu'ils jouaient tous deux.

Héliodore ne s'était jamais prétendu bon comédien, ni même bon joueur.

— Il est injuste de votre part de me permettre de nourrir encore quelque espoir, accusa-t-il, tristement.

— Je ne suis pas juste. J'ai été égoïste autant que vous et regardez où nous en sommes aujourd'hui.

Sorel présentait son dos à son amant et si celui-ci s'était décalé de quelques centimètres, il aurait pu entrevoir son nez froncé par le dépit et les larmes qui brouillaient ses yeux. Il ajouta, d'une voix intransigeante :

— Vaincus, damnés et...

— Condamnés, compléta Héliodore.

Lentement, Sorel opina. Le terme était juste. Avait-il seulement eu une chance, même infime, de s'en sortir ? Alcidie aurait-elle pu survivre ? Constance aurait-elle pu choisir de vivre ? Iwan aurait-il pu guérir ? Eux, étaient-ils forcés de lutter encore ? Héliodore avait perçu bien des symboles à travers le geste de Constance et il ne l'en blâmait pas. L'Église condamnait durement le fait de se donner la mort, certains voyaient en ce geste un signe de lâcheté et une faiblesse d'esprit. La jeune femme en avait fait sa reddition. Elle ne pouvait plus, elle était incapable de plus. Acculée, elle avait choisi de mettre un terme à cette errance. C'était autant un signe de résistance qu'une accusation envers ceux qui avaient rongé des pans entiers de sa vie. Peut-être avait-elle eu une chance de vivre, peut-être avait-elle seulement choisi de l'abandonner, personne n'en saurait jamais rien. Cette mort était à l'image de ce qu'elle avait été, inexplicable et inexpliquée. Une disparition qui s'inscrivait dans l'ère du temps. Constance avait abdiqué face au Mal du siècle.

Alcidie, quant à elle, s'était éteinte comme elle avait vécu, avec un sens de l'héroïsme qui ne se voulait plus masculin et une modernité presqu'improbable. Elle laissait derrière elle un manuscrit achevé qu'Héliodore avait récupéré, conscient que Sorel n'y toucherait pas. Le roman de la jeune femme racontait l'histoire de toutes les histoires. Un fragment de leurs existences entremêlées, du sordide, de l'injustice, de l'amertume et une force, une poigne, une volonté qu'Alcidie avait su retracer avec génie. L'œuvre de sa vie méritait d'exister par-delà la mort de son illustre auteure.

Ils contemplèrent ensemble le cours de la Seine qui s'agitait. Cette vue de Paris était somptueuse et Sorel était d'avis que les derniers débris, les tables éventrées et les pavés arrachés au sol, conférait un charme supplémentaire à ce monstre urbain. Paris était une vie étrange, fascinante et repoussante, il fallait l'aimer autant que la haïr. La ville était comme une chimère, un monstre hideux qui charmerait les hommes pour mieux les corrompre, les abattre. Encore aujourd'hui, Sorel trouvait la capitale aussi belle que terrifiante.

Au loin, l'orage grondait. Le ciel se zébra d'un premier éclair et le jeune homme crut sentir une première goutte de pluie ricocher contre son crâne avant d'imbiber une mince parcelle de tissu sur sa chemise.

— Je m'en vais, Héliodore.

La gorgée nouée, l'intéressé se tendit. Ses poumons se vidaient de leur air et ses yeux papillonnèrent comme pour accuser le choc.

— Je quitte Paris ce soir par le dernier train. Je tenais à ce que vous le sachiez. Je... Je ne m'imaginais pas partir ainsi, comme un lâche.

— Aucune obligation vous retint à moi, parvint à prononcer Héliodore, sans en penser un mot.

— Je vous prie, s'écria Sorel, ne jouez pas cette carte-là, Héliodore, c'est indigne de vous ! Laissons la fierté là où elle se trouve et parlons-nous franchement si cela doit être la dernière fois que nous nous adressons la parole.

Le noble étudia le visage de son amant comme s'il rencontrait la figure d'un étranger. Exactement comme s'il observait ses traits pour la première fois, avec une méfiance drue, une affection nuancée de peine et une touche de mépris.

— Pourquoi êtes-vous venu, Sorel ? Pour présenter vos adieux à un homme qui vous a aimé ?

Sorel fronça les sourcils et jeta un regard autour de lui. Personne n'avait cueilli ces paroles, mais l'initiative d'Héliodore n'en était pas moins inconsciente.

— Êtes-vous devenu fou ? On pourrait nous entendre !

— Naguère j'étais celui qui craignait tant d'être vu en votre compagnie, rappelez-vous...

Sorel s'échappait déjà. Pas à grandes enjambées pour fuir véritablement son amant, mais comme pour lui signaler son mécontentement. Bien entendu, il ne s'était pas attendu à recueillir la bénédiction d'Héliodore, mais il avait espéré des adieux en bonne et due forme. L'autre le suivit comme son ombre jusqu'à ce qu'ils aient traversé la rue qui bordait le cours de la Seine. Il s'apprêtait à s'exprimer, ses lunettes mouchetées par les premières gouttes de pluie :

— Vous ne me rendez pas la tâche facile.

— Vous osez me parler de fierté... Qu'attendiez-vous de moi ? Ma bénédiction ? Que je vous encourage à me fuir. Je n'ai pas la prétention d'avoir été convaincant dans le rôle que j'ai joué, vous êtes bien meilleur comédien que je ne le serai jamais, mais je vous ai aimé, Sorel, et je vous aime toujours.

— Que suggérez-vous ? reprit Sorel, dont les mots avaient apaisé une partie de sa frustration.

— Nous pourrions... je ne sais pas ! J'y ai réfléchi des heures durant, mais...

— Il n'y a aucune solution, Héliodore, croyez-moi.

— Vous refusez de les considérer, c'est différent !

— Ne pensez-vous pas que je me serais saisi de la moindre opportunité si elle existait ? Vous êtes marié, je le savais dès les premiers instants et j'ai choisi d'écarter ce détail. Vous avez une vie ici, à Paris, elle n'est pas celle que vous auriez voulu, mais il ne tient qu'à vous d'en faire ce que vous souhaitez. Tout n'est pas encore perdu !

— Tout n'est pas encore perdu pour vous non plus, Sorel. Vous n'êtes pas condamnés !

— Quel avenir me reste-t-il ici ? Je peux continuer à jouer Don Carlos, à chercher un emploi, mais quelle vie était-ce ?

Sorel haletait. Ils tâchaient tous deux de ne pas se montrer trop expansifs afin de ne pas attirer les regards, mais l'exercice était complexe. Complexe et douloureux. Le comédien en venait à regretter de ne pas avoir choisi un lieu plus intime où ils auraient pu se livrer à des disputes interminables. Pourtant, il fallait mettre un terme à tout ceci aussi vite que possible, car Héliodore pouvait encore l'atteindre. L'atteindre et lui faire croire que l'impossible n'était qu'irréalisé.

— Je n'ai plus rien, Héliodore, si ce n'est vous. Nous appartenons tous deux à un passé qui s'est arrêté trop vite. Je... Je vais partir et je vous prie d'accepter ce choix. J'irai en provinces, peut-être plus loin encore. J'ai besoin de voir le monde, de m'évader, je ne peux pas rester à Paris après ce qu'il s'est passé.

— Je pourrais vous accompagner.

— Non.

Sorel s'humecta les lèvres et son visage avait été déserté par toute prétention. Il n'y avait plus de masques, plus de jeux, plus de mensonges. Il n'y avait que la désolation et les ravages de celle-ci.

— Vous m'avez fait du bien, Héliodore, et je vous ai aimé. C'est pour cette raison que je vous demande de ne pas chercher à me suivre. Autant pour votre bien que pour le mien. Nous ne devons pas prendre le risque de nous détruire. Comprenez-vous ?

Héliodore se détourna un bref instant. Il avait eu tort d'espérer, de nourrir un quelconque espoir, et le pire était encore que Sorel avait sans doute raison. Ils représentaient, l'un pour l'autre, une passion vive et éclatante, mais surtout éphémère. Ils risquaient de se détruire à demeurer trop près l'un de l'autre et devaient parvenir à se reconstruire seuls, indépendants l'un de l'autre. Il n'y avait pas d'autres moyens, pas d'autres dénouements possibles et Héliodore avait la désagréable sensation que tout ceci n'était qu'une répétition d'une décision prise bien avant. Ils auraient pu prendre n'importe quelle décision, celle-ci les aurait toujours menés à cette finalité. Ils avaient eu beau se débattre, tenter d'en réchapper, les fils du destin s'entremêlaient, mais lui appartenaient toujours. Le destin les avait projetés l'un contre l'autre, les avait amenés à s'aimer comme il avait mené Alcidie, Constance et Iwan à mourir. Il n'y avait aucune autre solution, aucune autre issue possible.

L'histoire s'apprêtait à connaître un terme à leur image.

Une vaste tragédie.

Les personnages avaient cru se jouer du sort, mais le sort ne se trompait jamais. En revanche, il se vengeait toujours.

Plus que jamais, Héliodore se sentait comme les âmes déchues des romantiques. Ils étaient ivres d'un idéal qui n'existait pas encore.

— Si vous souhaitez m'écrire, vous connaissez mon adresse, articula le noble, à peine plus haut que le silence.

— J'ignore si je le ferai. Pardonnez-moi, j'ai tant espéré moi aussi.

C'était sans doute cela le plus douloureux... Le foutu espoir !

Des gouttes s'écrasaient à présent violemment sur les pavés de Paris et battaient la Seine. Les rues se vidaient, les habitants de la capitale regagnaient leur appartement. Après des jours de chaleur infernale, l'orage venait d'éclater pour pleurer ses larmes sur la ville éplorée. Pour laver le sang, les souvenirs, pour honorer la victoire des insurgés et pour se désoler sur le sort malheureux des hommes.

— Nous reverrons-nous ? s'enquit encore Héliodore, qui ôta ses lunettes trempées.

— J'ignore si je reviendrai, mais si c'est le cas, j'espère vous y trouver heureux.

Les larmes de Sorel se confondaient avec la pluie et ses cheveux larmoyaient sur ses épaules graciles. Héliodore émit un râle de douleur, incapable de contenir sa souffrance un instant de plus.

— Tâchez de vivre un peu et soyez heureux.

Le bonheur ? Héliodore empoigna la chemise de son amant pour l'embrasser une dernière fois. Un baiser à la saveur de l'eau et des larmes, de l'amertume et des regrets. Sorel goûta la bouche de son amant jusqu'à s'en enivrer et s'arracha à cette étreinte avant qu'elle ne le condamne. Il embrassa ensuite la joue d'Héliodore, si légèrement qu'il confondit sa bouche avec la pluie qui flagellait sa peau. Ils avaient encore tant à se dire, tant à se promettre, mais ils devaient mettre un terme à tout cela avant de se condamner un peu plus. Héliodore inscrivit cet instant dans sa mémoire et y enferma la malédiction qui entravait son bonheur. Sa propre abnégation lui parut insensé, mais il ne pouvait enchaîner son amant à un souvenir, à une passion douloureuse et vouée à une fin tragique.

Ils se sentaient, comme ces personnages, impuissants face à un dénouement déjà établi. Un dénouement qui leur intimait ces adieux malheureux.

— Je suis désolé, balbutia Sorel qui, aux prises avec les vents et la pluie, semblait enfin humain. Je suis tellement navré.

Ils se tenaient à la naissance d'une ruelle, presque à l'abri des regards et comme seuls dans une ville immense. Ils auraient dû accueillir la pluie comme un soulagement, mais ils y voyaient un signe supplémentaire.

Avaient-ils seulement espéré le bonheur, ne serait-ce qu'un bref instant ?

Héliodore puisa quelques bribes de courage pour écarter Sorel de lui. S'il attendait une minute de plus, sans doute en serait-il incapable. Il planta un baiser sur sa tempe, comme lorsqu'ils faisaient l'amour, et frissonna dans la nuit qui tombait déjà. Doucement, il lui souffla :

— Allez-vous-en, Sorel déjà vous me manquez.

Alors, le jeune homme avait eu pour lui un regard reconnaissant, douloureux, déchirant. Le regard du condamné pour la lame qui lui ôterait la vie et plus encore que cela. Il recula d'un pas, puis d'un deuxième et murmura qu'il l'aimait si bas que la pluie battante engloutit ces mots. Peut-être se reverraient-ils un jour pour réanimer la passion, pour goûter la saveur crue de l'espoir, pour se condamner à vivre, mais pour l'heure, il n'en était plus question.

Sorel disparut dans un voile de pluie et Héliodore conserva, aux lèvres, la saveur de leur dernier baiser. La pluie n'en effacerait ni le souvenir ni la promesse.

C'était enfin fini. Sorel avait été englouti par l'orage et Héliodore se berçait sur le flan d'un destin rassasié. Lui, simple humain, simple passionné, demeurerait aussi insatisfait que l'était cette triste finalité.

La vie lui manquait déjà. 


Un long, très long épilogue pour inscrire le point final. Je vous retrouve dans la partie suivante (et dernier segment) de cette histoire pour mon petit discours habituel. 

J'ose espérer que cette conclusion aura été à la hauteur et à dans quelques minutes !

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