Chapitre 9

[On enchaîne avec quelques recherches concernant le personnage d'Alcidie, toujours rien de définitif]

« J'étais si près de toi que j'ai froid près des autres. »

-Paul Eluard


La soirée touchait à son terme.

Paris fourmillait encore d'une présence grouillante et passablement désagréable. Les couples amoureux s'offraient le luxe d'une promenade au clair de lune et quelques insomniaques alanguis se mêlaient à cette masse clairsemée.

Sorel goûta à la saveur nocturne alors que celle-ci régnait déjà en maître. Le spectacle venait de toucher à sa fin et le nettoyage de la salle s'était révélé plus fastidieux qu'envisagé. Sullivan, accompagné d'une amante désargentée qui se croyait maîtresse du monde en raison du titre de noblesse auquel son nom était associé, s'était montré particulièrement exécrable. Le propriétaire du petit théâtre parisien avait eu à cœur de prouver à sa douce prétendante le pouvoir qu'il exerçait sur le jeune comédien et la manière dont celui-ci lui obéissait au doigt et à l'œil. Une démonstration de pouvoir qui avait excédé Sorel, mais à laquelle il s'était contenté de se plier sagement.

— Monsieur, auriez-vous du feu ?

L'inconnu qui se découpa dans la nuit arracha un sursaut au jeune homme. Perdu dans ses pensées, il ne l'avait pas entendu approcher et il perdit de précieuses secondes à le dévisager. Des favoris roux, un sourire faussement aimable, un nez dressé comme une épine au beau milieu du visage, il avait tout du noble à la fortune en déclin qui s'accrochait à l'illusion d'une gloire perdue. Peut-être celle de son père. Sorel n'eut pas à cœur de le mépriser ni d'émettre plus de jugement. Il craqua une allumette et la tendit à l'intéressé. Il ne possédait pas de pipe et ce vieux paquet traînait au fond de son manteau depuis des mois. Il le considéra, puis l'enfouit dans la main libre de son vis-à-vis.

— Prenez les tous, je n'en vois pas l'utilité.

— Merci, mon brave.

Un remerciement de la part de ceux qui considéraient les gens du peuple comme proprement inférieurs, cela frisait la déraison. Pourtant, il y avait quelque chose d'infantilisant dans la manière de l'interpeler. Sorel se dégagea de l'emprise de cet inconnu et s'éloigna de quelques pas. Il se sentait étrangement fatigué. La représentation avait été étrangement éprouvante et le jeune homme avait passé une vaste part de la journée auprès de son frère. Il voyait sa santé décliner encore jusqu'à la limite de l'insupportable. Quelle vie possédait-il, éternellement alité et incapable de s'offrir rien qu'une promenade dans les rues laides dans lesquelles il habitait depuis une éternité. Pourtant, Iwan était en vie et si cette existence ne valait que peu de choses, cela restait préférable à la mort qui se profilait.

D'ordinaire, Sorel aimait flâner dans les rues de Paris à la tombée du jour. Son frère dormait à coup sûr et le rejoindre ne pressait pas. Le comédien profitait alors de ses quelques rares minutes de liberté. Il aimait la nuit pour lui offrir ce privilège, si éphémère soit-il. Ce soir-là, Sorel n'était pas d'humeur à se mêler aux derniers retardataires. L'humanité s'endormait sous l'œil protecteur de la lune et cela n'attirait plus le jeune homme. Il était habitué aux caprices fourbes de son esprit et, à vrai dire, il y était entièrement soumis. Les périodes d'euphorie qui accompagnaient sa montée sur scène précédaient souvent des passages plus nostalgiques desquels il était souvent complexe de se défaire. Et puis il y avait la tristesse pure qui inondait son cœur et contre laquelle Sorel lui-même n'avait trouvé aucun remède à l'exception du théâtre, son unique échappatoire.

C'était sans doute la raison pour laquelle il s'était persuadé que la vie n'était qu'un jeu, une vaste scène au cœur de laquelle il s'efforçait d'incarner un rôle. Oh, pas le personnage principal et ses tirades interminables, Sorel se contenterait d'une personnalité plus secondaire, d'un rôle minime.

Il s'apprêtait à prendre le chemin de son humble domicile lorsqu'il remarqua l'ombre indistincte d'une silhouette familière. Le cœur du comédien bondit et il n'eut guère le temps de se morigéner pour un tel manque de mesure. Il croyait apercevoir le corps particulier, à la fois imparfait et harmonieux, d'Héliodore. À peine eut-il le temps de s'assurer de son identité que l'aristocrate tourna les talons et s'en fut dans le sens inverse. Sorel sentit sa poitrine se presser et il ne sut dire s'il s'agissait d'un effet de déception et de curiosité piquée. Le noble ne s'était pas rendu à la représentation de ce soir et le comédien avait dû ravaler sa fierté bafouée une fois de plus. Peut-être Héliodore s'était-il choisi une place tout au fond de la salle afin de n'être remarqué de personne ? Quelque part, et Sorel se détestait d'y prêter pareille attention, il l'espérait.

Le blond replaça une mèche happée par le vent derrière son oreille et expira l'air de ses poumons. Il aimait les bourrasques odorantes de la nuit. Il aurait pu s'en gaver, s'en enivrer jusqu'à ce qu'on le retrouve à moitié fou le long d'un boulevard ou sous un pont nouvellement bâti. Il se pinça les lèvres, lutta une poignée de secondes et opta pour la solution la plus dangereuse, la plus inconfortable. Il se lança à la suite du fuyard. Il marchait sur ses pas sans s'approcher assez pour être remarqué, mais sans se laisser distancer pour autant. Héliodore ne pouvait pas se risquer dans des rues moins sécurisées que celles dans lesquelles il devait vivre pour une simple balade digestive. Quelque chose l'avait amené ici et il semblait à Sorel que cette même impétuosité lui imposait désormais un comportement fort regrettable.

Ce jeu sordide s'éternisa de longues minutes et la conscience du jeune homme revint pour lui imposer de faire demi-tour. Sorel aimait jouer de toutes les identités dont il se paraît, mais cette fois, l'amusement allait trop loin et les risques se présentaient, menaçants. Il s'y brûlerait les ailes.

Enfin, alors que les rues étaient propres, éclairées et soigneusement pavées, Héliodore ralentit et s'arrêta devant une haute bâtisse. Sorel l'imita, non sans prendre l'initiative de s'approcher dangereusement. Il ressemblait à un prédateur et, des deux, si le comédien avait aimé tenir ce rôle, il n'était pas tout à fait sûr de ne pas finalement être la proie. Les mains enfouies dans les poches, le pas en suspens, il cessa de respirer. Héliodore se retourna avec la même lenteur calculée et son regard voilé d'ennui, à peine noirci par la nuit, se déposa à la surface de celui de Sorel. Il suffoquait et le silence qui les séparait lui parut plus insurmontable que cette dizaine de mètres.

— Vous m'avez suivi.

C'était un fait, un constat, pas une interrogation et encore moins une bravade. Un simple fait prononcé d'une voix monocorde. Sorel faillit grimacer et se demanda s'il usait de ce ton au quotidien ou si les caprices de ce noble s'étaient déjà lassés de lui. Son orgueil ne le supporterait guère.

— Vous attendiez aux abords du théâtre, éluda Sorel avec une horripilante maladresse.

Le visage d'Héliodore se décomposa et son interlocuteur le vit à la lueur vacillante des réverbères. Le comédien ne perdait rien de ses habitudes, il préférait attaquer que défendre, surtout lorsqu'il se savait en position de force.

— Vous n'êtes pas venu ce soir.

— Je suis un homme occupé, contra Héliodore, sans réelle conviction.

Il mentait, bien sûr, cela sonnait comme une mauvaise excuse. Sorel laissa son regard courir sur les traits qu'il pouvait reluquer patiemment encore et encore sans se sentir apaisé. Il y avait quelque chose dans ce visage, quelque chose de profondément attirant. Une beauté inconsciente qui se révélait dans les plus infimes défauts, dans ses épaules trop basses, dans ces sourcils trop arqués, dans la rudesse de ce minois. Héliodore n'en était que plus irrésistible et il en portait une conscience aussi voilée sur son regard bleu, absent. C'était sans doute ce détail-là qui avait attiré Sorel, cette absence, comme si l'homme était à la fois présent et ailleurs, si loin. Alcidie avait peut-être raison tout bien considéré, ce nobliau n'était pas si différent d'eux.

— Occupé à compter fleurette à votre douce fiancée, persifla Sorel, cachant une touche d'amertume mal sentie dans un trait d'humour de mauvais goût.

— Ma femme, le corrigea instinctivement Héliodore, je suis marié.

Il crut avoir commis une redoutable erreur avant que l'autre ne le devance, sans se laisser impressionner :

— Alors vous n'êtes pas assez occupé pour vous empêcher de quitter le lit conjugal pour aller goûter l'air vivifiant de la nuit.

— Vous vous exprimez fort bien pour...

— Pour quoi ?

— Cessez d'émettre tous ces jugements, déclara Héliodore, une once infime de colère dans la voix. Pour qui vous prenez-vous pour juger ce à quoi j'occupe mes nuits ?

Sorel parut désarçonné par cet éclat soudain. Il était allé trop loin et se permettait un langage qu'il n'aurait jamais dû employer à l'encontre d'un tel homme. Il n'avait qu'à jeter un bref regard à l'architecture raffinée de la bâtisse, visiblement le domicile de l'aristocrate, pour se convaincre que l'être avec lequel il conversait n'était pas qu'un simple nobliau.

— Je vous ai offensé.

— Oui.

— Allez donc rejoindre votre épouse et le monde parfait duquel vous êtes issu !

— M'avez-vous véritablement raccompagné jusqu'ici pour me tenir pareil discours ?

— J'ignore ce que j'espérais.

Cette dernière remarque fut abandonnée dans un soupir à peine audible et Héliodore leva le menton en signe de défiance.

— Vous êtes parvenu à m'humilier, je vous en félicite.

— N'inverser pas les rôles, vous vous jouez de moi depuis que vous m'avez adressé la parole. Tout cela au nom d'un intérêt pervers.

Sans réaliser le ridicule absolu de la situation, deux hommes qui se disputaient au beau milieu des rues parisiennes à une heure tardive, Sorel s'étrangla à la mention de ces ultimes mots. Pervers ? Il n'avait jamais considéré cet attrait comme tel. Certes il avait su voir la beauté là où tous se seraient plu à déceler de la banalité, mais en quoi cela pouvait être qualifié de perversité ? Sorel tombait des nues et il n'aurait jamais imaginé que sa chute puisse être aussi pénible. Derrière ses jeux de masque qui le protégeaient, il se rendait plus vulnérable que jamais. La brise tiède de ce mois de juin le saisit et le glaça jusqu'aux os.

— Je me suis trompé sur votre compte.

Cette phrase cueillit Héliodore sans une explication de plus et, l'espace d'un instant, il crut que le garçon allait l'abandonner. Sorel le gratifia toutefois d'une dernière parole avant de tourner les talons, le cœur rugissant d'une peine dont il était l'unique fautif :

— Vous n'êtes pas celui que je croyais.

Et ces quelques mots déchirèrent l'âme errante du noble. Il vit le comédien s'éloigner, plus spectateur que jamais et il sut pourquoi le statut de spectateur l'avait à la fois séduit et répugné. Il avait toujours joui de ce rôle, il n'avait jamais prétendu à davantage, mais cette fois, l'envie de se risquer à moins passif l'avait saisi. Ce concours de pensées et ce renchérissement de réflexions furent assez rapides pour que sa voix déchire le silence nocturne :

— Sorel !

L'intéressé se retourna et ses yeux gris révélèrent l'ampleur de la tempête qui le ravageait. Il y avait dans son regard toute la passion, toute l'insatisfaction dans lesquelles baignait sa génération. Héliodore en fut bouleversé tant cela fit écho à son propre mal. L'instant d'après, Sorel sifflait entre ses dents, ses cheveux blonds déployés autour de son visage furieux :

— Retournez dans votre paisible paradis perdu et oubliez-moi, je tâcherai d'en faire de même !

Le corps d'Héliodore s'anima à mesure qu'il réalisait ce qui était sur le point de se réaliser. Cette fois, s'il laissait Sorel lui échapper, ce serait terminé. Une solution commode puisqu'elle lui épargnerait bien des peines, mais l'aristocrate ne s'en sentit pas capable. Il réagit presque inconsciemment et, en quelques enjambées, il eut rattrapé le fugitif. Ses doigts s'enroulèrent fermement autour du poignet délicat du comédien et il le retint.

— Je vous en prie, attendez !

— Lâchez-moi ! De quel droit vous permettez-vous de...

— Écoutez-moi ! Je m'excuse, je m'excuse pour mon comportement, pour mes propos, pour tout. Ne partez pas !

Ce cri du cœur résonna longuement dans les rues désertes. Quelle heure était-il ? Plus de minuit sans doute, mais les hurlements du palpitant d'Héliodore se révélaient plus assourdissants encore. Quelque part, une voix s'époumonait et récitait des mots que l'homme n'avait pas encore le courage de prononcer tant cela lui paraissait prématuré et interdit.

Ne me quittez pas.

Sorel se débattit mollement une seconde encore et abandonna son entreprise. Son corps se détendit considérablement avant qu'il n'ose affronter le regard de son vis-à-vis.

— Pervers... murmura-t-il, d'une voix blanche. Vous entendez-vous seulement parler ? Je n'ai rien voulu de vous, je ne vous demandais rien. Je n'ai pas profité de l'attention que vous avez daigné m'apporter, alors pourquoi ce terme ? Pour me blesser, pour m'atteindre, pour vous défendre ? Allez-vous-en, je ne supporterai pas d'autres de vos injures.

— Le mot n'était pas juste, admit Héliodore, sans défaire son emprise qui se fit plus caressante et leur proximité gagna en chaleur. Ce mot ne me ressemble pas.

— Alors qu'est-ce qui vous ressemble ? Le monde que vous venez goûter chaque soir au théâtre ou le monde dans lequel vous évoluez ?

— Je l'ignore. C'est... C'est sans doute la réponse que je suis venu chercher. Ne me jugez pas, si vous connaissez si bien le monde duquel je suis issu, vous savez que les jugements et le mépris y sont coutumes. Si je m'en échappe, ce n'est pas pour les retrouver dans votre bouche.

— Pardon.

Sorel déglutit. Ainsi son comportement était sujet à de telles extrémités. La sincérité d'Héliodore ne faisait aucun doute et le désespoir qu'il percevait dans sa voix, quoi que recouverte d'une épaisse couche de fierté pudique, le rendaient plus humain que jamais. Ils étaient si proches que le comédien distinguait les détails de son regard voilé d'ennui. Ce soir, rien ne venait obstruer la beauté crue de ces orbes et Sorel y plongea pour s'y noyer, pour y retrouver la même incandescence qui le consumait.

— Est-ce encore l'un de vos rôles ? s'enquit Héliodore avec une pointe d'hésitation.

Il était perdu, perdu parce qu'il touchait à un monde hostile et inconnu. Un monde qui l'attirait inexorablement et dont Sorel était le guide tout désigné. Jusqu'où iraient-ils ? Jusqu'où se risqueraient-ils ?

— Il n'y a aucun rôle.

La main d'Héliodore initia une caresse à peine esquissée le long du poignet du comédien. Leur proximité frisait l'indécence, mais ni l'un ni l'autre ne se risqua à employer les termes que d'autres auraient imaginés pour eux. Ce soir, ils se sentaient insensibles au jugement d'autrui, seul celui qu'ils pouvaient émettre importait vraiment et Héliodore s'y sentait plus sensible que jamais. L'opinion de son interlocuteur le concernant prenait un poids qui le dépassait.

— Je ne suis que moi, ajouta-t-il, incertain quant à l'idée que cela pourrait bien ne pas être suffisant.

Sa respiration mourut à ses lèvres lorsque Sorel libéra sa main pour l'approcher de son visage. Chaque geste fut décomposé et permit à l'autre le temps et le loisir de se dérober. Le plus jeune des deux laissa le dos de ses doigts effleurer le contour de ce visage dangereusement attirant. Le contact était léger, si léger qu'Héliodore crut l'avoir imaginé, puis il ferma les yeux et sut que c'était bien réel. Cette caresse possédait la grâce subtile d'un papillon, mais elle lui fut plus douce que toutes celles qu'il avait pu recevoir. Il n'y avait rien de délibéré, le geste considéré n'avait rien de sensuel, mais il prenait tout son sens entre les mains habiles et délicates de Sorel.

Tout l'être d'Héliodore vibra d'une seule et même pensée, d'un désir impérieux proche de la nécessité.

Ne me quittez pas. 

Rapprochement en perspective, rapprochement droit devant ! On approche déjà de la dizaine de chapitres postés et il y en aura, en tout, une quarantaine (je ne peux pas être plus précise puisque tout n'est pas encore écrit). C'est moins que la plupart de mes romans, mais ça restera un roman de taille conséquente, je pense être aux alentours des 80 000 ou 90 000 mots à la fin :)

Je vous embrasse !

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