Chapitre 8
« Moi, je veux tout, tout de suite - et que ce soit entier –
ou alors je refuse ! »
-Jean Anouilh
Héliodore se tira des draps collants avec une humeur instable, à mi-chemin entre un agacement incompréhensible hérité des limbes du sommeil, et un ravissement tout aussi inconsistant. Il s'extirpa de ce cocon devenu étouffant dans la chaleur de ce mois de juin et s'habilla dans un enchaînement de gestes machinales. Les souvenirs de la veille déferlaient librement, sans contraintes désormais qu'il avait regagné la conscience. Il se rappelait de tout dans le moindre détail et avec une lucidité qui lui glaçait le sang. Il avait trahi bien plus qu'une promesse.
Le jeune héritier lutta contre une envie de demeurer dans l'intimité de sa chambre toute la journée et de ne voir personne. Il lui suffisait de prétendre des maux de tête ou un rhume pour que personne ne l'approche. Il renonça à cette perspective pourtant réjouissante. Être seul, c'était se trouver seul avec soi-même et avec le cours de ses réflexions. Il devait s'occuper l'esprit et fuir ses responsabilités revenaient à donner raison à la part grandissant de lui qui l'avait amené à quitter le lit conjugal la veille. Il ne réalisait pas encore l'infidélité de sa démarche alors qu'il traversait le couloir et descendait la volée de marches qui menait à l'étage inférieur.
Il pénétra dans la salle où la famille de Thancy prenait habituellement ses repas. Il s'attendait à y découvrir sa mère et son épouse, mais seule Apolline s'y trouvait. Elle lui tournait le dos, assise là où Rose s'installait habituellement, en bout de table, et prenait un solide petit-déjeuner. Des fruits avaient été apportés et des pâtisseries confectionnées par les meilleurs artisans parisiens y trônaient. La plupart avait déjà été engloutie, non par la jeune femme, mais par la propriétaire des lieux et son appétit vorace. Sans s'embarrasser de politesse et en même temps qu'il s'asseyait à son tour, Héliodore articula un placide :
— Bonjour.
— Bonjour.
La voix tranchante d'Apolline informa son époux sur l'humeur dans laquelle elle se trouvait. Une humeur massacrante, de toute évidence. Le devoir souffla à Héliodore de régler le malentendu avant qu'il ne se forme, mais la lâcheté et le confort que lui procurait la fuite pure et simple l'amena à opter pour cette solution de facilité. Il choisit une des pâtisseries qui avait échappé à la gourmandise de sa mère et, avec un détachement flegmatique, il s'enquit :
— Ma mère n'est pas ici ?
— Non, elle prend le thé avec ses amies.
— Ses amies ? s'étonna Héliodore, avec une certaine ironie.
Sa mère n'avait pourtant, à ce jour et de ce qu'il en savait, que des concurrentes ou des alliées, rien de plus. Il acheva le petit pain à la texture et au glaçage exquis et lécha les miettes ainsi que le sucre demeurés sur ses lèvres. Il lui sembla que le regard d'Apolline, ces deux yeux quelconques, s'attarda sur ce geste et le malaise s'intensifia.
— J'ose espérer que la manière dont vous avez fini la soirée vous aura été plaisante.
Héliodore se maudit en réalisant à quel point cette répartie, pourtant prévisible, le prit de court. Il reposa la tasse en porcelaine remplie d'un café noir et odorant qui lui donna la nausée et sourcilla. Apolline profita de cette avance pour renchérir, ses sourcils froncés sur une expression qui oscillait entre la retenue de son rang et une accusation féroce :
— Vous ne pensiez pas que j'oublierais ! Je vous ai vu quitter le lit, monsieur, comme je me suis éveillée lorsque vous l'avez regagné.
Elle haletait bien malgré elle et son mari sentit qu'elle tentait de se raisonner. Combien d'humiliations telles que celle-ci avait-elle eu à subir depuis qu'elle était liée à vie à cet homme ? Combien ? Celle-ci était sans doute celle de trop. Son nez aquilin froncé sur son air courroucé, elle asséna :
— Où étiez-vous ? En quelle compagnie ?
— Aucune compagnie dont vous devriez être informée, souffla Héliodore, d'une voix blanche, conscient d'un mensonge trop gros pour être proliféré avec l'esprit tranquille.
L'indignation musela l'épouse. Elle aurait dû se taire pour de bon, accepter l'humiliation à laquelle son mari l'exposait continuellement et se complaire dans son rôle de femme riche et comblée. Il était trop tôt pour mentir, surtout à soi-même. Car si Apolline était détestable, superficielle et insupportable, elle n'en demeurait pas moins humaine.
— Vous ne me direz donc rien. J'ai le droit de savoir, plaida-t-elle, soudain bien moins assurée.
— Je suis allé prendre l'air et ma seule compagnie a été celle des passants. Ainsi, je doute que cela soit suffisant à les qualifier d'agréables compagnies.
— Vous...
Elle allait l'accuser de mentir, Héliodore en était certain, et elle n'aurait pas eu tort de le faire. Cependant, même en l'absence de celle qui régissait leurs vies, il leur était impossible d'agir avec naturel. Ils étaient prisonniers des mœurs, des devoirs et des responsabilités. Surtout, ils en avaient parfaitement conscience et ni l'un ni l'autre ne se décidait à se rebeller. Sauf peut-être Héliodore qui, au contact de cet inconnu étrange, inconnu qui possédait désormais un nom, semblait se rêver d'un long rêve. Il n'était pas encore tout à fait libre des méandres nébuleux de ce qui l'avait rendu ainsi aveugle durant toutes ces années. Il observa longuement Apolline, ses traits à l'harmonie discrète et à la beauté timide. Le mensonge baignait son visage tout comme la relation de couple qu'ils arboraient habituellement.
Mensonge !
— Une réception sera donnée ce soir et nous y sommes invités, votre mère, vous et moi.
— Vous souhaitiez que nous nous y rendions, devina Héliodore, déjà las à l'idée d'une soirée gâchée à des divertissements qui n'avaient d'amusement que le titre.
— La politesse nous y oblige, contra Apolline avec une certaine fermeté.
Héliodore pinça les lèvres. Ce n'était pas tant la politesse qui forçait sa femme à se rendre à cette réception et ils en avaient tous deux conscience. Apolline aimait plus que tout ces soirées mondaines où la cour ainsi que les nobles de la capitale se rassemblaient. Il s'agissait alors de parader, de séduire, d'attirer les convoitises et la jalousie, de surpasser son voisin, de lui prouver son rang, d'impressionner, de plaire, d'éblouir. Un jeu auquel Apolline excellait et qu'Héliodore haïssait cordialement. Il se voyait déjà lâché dans la fosse aux lions, au cœur de conversations qui avaient pour but de le piéger. Il n'y avait aucune issue et il le savait, sa mère ne lui permettrait pas un nouvel écart de conduite, ni une de ses tentatives de fuite. Il n'y échapperait pas, pas cette fois.
— Eh bien, nous irons.
***
Héliodore suivait le chemin emprunté par sa mère dans le but exemplaire de ne commettre aucune erreur. Le menton haut, il paraissait aussi fier que tous ceux qui se pressaient dans la vaste et luxueuse pièce. Seules ses épaules basses démontraient sa lassitude, son envie d'être ailleurs, bien ailleurs.
Pendue à son bras, respirant la joie et un épanouissement en partie factice, Apolline faisait ses premiers pas. Elle avait conscience que l'entrée pouvait déterminer bien plus qu'une première impression. Les premiers invités, une flûte de champagne fruité à la main, considéraient les suivants avec un air de juge de tribunal. Mis à nu par ses regards impudiques, Héliodore se mordit cruellement l'intérieur de la bouche.
Rose de Thancy se retourna en direction de son fils, jeta une brève œillade à sa belle-fille dont elle ne doutait pas du comportement en pareille situation, et crucifia Héliodore de son regard assassin. Elle siffla, assez bas pour n'être entendue que de lui :
— Tâche de te comporter en digne de Thancy.
— Bien, mère.
Ces mots lui écorchèrent la bouche et, déjà, Rose s'éloignait. Elle rejoignit le groupe de femmes qui se formaient dans un coin de la réception. Un buffet avait été installé contre le mur et les victuailles débordaient presque des tables assemblées. Bien que l'estomac d'Héliodore soit noué par le malaise qu'il ressentait à parader en pareil lieu, il se tourna immédiatement dans cette direction. Il se servit une petite verrine aux accords savoureux et à la texture crémeuse. Comme son ombre, Apolline accompagna son mouvement sans cesser d'afficher son sourire de façade. Ici, il n'était pas question de relâcher sa vigilance un seul instant.
— Monsieur et madame de Thancy, quel plaisir de vous voir ici.
Une dame de taille moyenne, à l'impressionnant chignon, venait de les rejoindre. Elle arborait ce qui semblait être un sourire indulgent, un brin crispé, mais qui tenait l'illusion intact. Héliodore n'y fut cependant pas sensible.
— Madame de Larrièvre ! s'exclama Apolline, sur le même ton. Le plaisir est partagé, je suis ravie de vous savoir ici.
Débuta alors une conversation d'usage, des prises de nouvelles qui débouchèrent sur des anecdotes qui achevèrent de désintéresser Héliodore. Il acquiesçait parfois, émettait des réponses inarticulées, mais rien de bien convaincant. Apolline jouait le jeu pour deux et mobilisait la parole comme Rose se donnait pour devoir de le faire en public. Les deux agissaient comme une même personne, avec le même intérêt, le même recul sur les relations qu'elles tissaient, Rose se trouvait à peine plus manipulatrice, plus autoritaire, plus affirmée, mais la jeune femme finirait par acquérir ce qu'il lui manquait, les derniers rouages de ce métier sans âge. Les nobles, alors que le pouvoir royal balbutiait et qu'on craignait une nouvelle révolution, que le trouble était dans tous les esprits sans qu'on n'ose en parler, se savaient encore tout-puissants, invincibles.
— Je vais prendre l'air, je reviens dans une minute. Je vous laisse aux bons soins de votre amie, madame, souffla Héliodore.
Afin de sauver les apparences, il laissa courir une caresse aérienne sur le bras nu de son épouse avant de s'échapper, purement et simplement. Il sentit à peine la brûlure des reproches de sa mère, un simple regard, couler sur lui. L'atmosphère l'oppressait. Il croisa le chemin d'un baron à la stature de colosse et ignora son œillade. Les petits groupes s'étaient formés, l'orchestre entamait un énième morceau, mais personne ne dansait. Cette réception, bien qu'elle ne figurait pas parmi les plus prestigieuses, rassemblait les personnages les plus éminents du grand Paris. Héliodore était désormais certain que sa place ne s'y trouvait pas.
— Où courrez-vous ainsi ?
La voix masculine le tira de sa fuite et le jeune héritier s'immobilisa. Tout ici lui semblait si fade, si figé dans un mensonge rendu poussiéreux par des siècles d'existence. Ce monde-là existait depuis trop longtemps. Alors où se situait la place d'Héliodore, dans un temps passé que la mélancolie enviait ou dans des évolutions futures qui rendraient, un jour, cette vie meilleure ?
— Excusez-moi, la chaleur me donne la nausée, exposa-t-il.
— Vous êtes de Thancy, vous accompagnez la jolie demoiselle, c'est exact ?
Son interlocuteur devait avoir la trentaine vigoureuse et lui souriait avec une honnêteté à laquelle Héliodore ne parvenait pas à croire.
— Puis-je savoir à qui je m'adresse ? s'enquit celui-ci, avec la hauteur qu'il se devait d'exprimer en pareilles circonstances.
— Arthur de Virain.
Un nom qui lui parut presque entièrement inconnu, sans doute l'un de ces arrivistes chanceux qui méprisaient le bas-monde duquel ils étaient issus. Pour l'heure, cet individu au visage pourtant aimable n'inspira aucune sympathie à Héliodore. Il ne demandait qu'à être seul, à s'écarter de ces âmes grouillantes de l'impureté de leurs attentions.
— Vous ne semblez pas à votre aise, de Thancy. La chaleur vous accommode-t-elle ou y a-t-il autre chose qui vous indispose ?
La bouche d'Héliodore s'ouvrit sur une réponse qui ne vint pas. Devant cette hésitation incompréhensible, Arthur inclina la tête avec surprise et insista :
— Eh bien ? Vous êtes souffrant ? Je peux vous faire appeler un médecin, il paraît qu'une épidémie se propage ces derniers temps à cause de la chaleur, je ne voudrais pas vous voir rentrer seul chez vous.
— Je vais bien.
Cela sonna faux aux oreilles d'Héliodore, mais il fallait qu'il mette un terme à la logorrhée de cet homme. Son comportement pressant l'oppressait et les menaces de sa mère lui revinrent. Il devait bien se comporter, faire régner l'illusion aussi longtemps que les regards se poseraient sur lui. Le sourire du noble s'était évanoui et il ne semblait pas rassuré, mais presque concerné par le mal-être de son vis-à-vis.
— Vous êtes certain ? Vous êtes blême, mon ami. Mon neveu est médecin, nous pouvons le faire venir et vous serez entre de bonnes mains.
Quel mal rongeait le noble héritier de la famille de Thancy ? Le principal concerné préférait ignorer l'ébauche de réponse dont il disposait. La réponse entière se révélait bien plus complexe qu'à première vue. Un amas indistinct dans lequel Héliodore lui-même se noyait, se perdait, tendait à disparaître. Ce qui lui était apparu comme une normalité en un quart de siècle d'existence paraissait impossible à endurer aujourd'hui. Il apercevait les rouages du monde, des vérités ignobles, des hypocrisies inacceptables, qu'il ne supportait plus. Son corps lui-même le rejetait et il se sentait fiévreux. L'air chargé d'une chaleur caniculaire ne se rafraîchissait pas malgré l'heure tardive. Il n'y avait pas un souffle d'air.
Héliodore n'y tint plus, il était las de devoir se justifier, tenir un rôle, brider ce qu'il y avait de plus juste, de plus légitime en lui. Sa voix s'échappa presque par erreur :
— Veuillez m'excuser.
Et il s'éloigna. Il ne rentra pas seul, sa mère comme Apolline ne le lui auraient pas pardonné, mais il s'exila quelques instants. Juste assez pour reprendre son souffle, repousser sèchement les émotions qui déferlaient. Il n'était pas l'heure de les apprivoiser et, en terrain hostile, Héliodore ne pouvait pas se permettre que quiconque les aperçoive. Il avait manqué la représentation de Sorel pour un enfer qu'il connaissait bien et il s'apprêtait à se replonger à l'intérieur. Vaincu, son envie de révolte grandissait pourtant jusqu'à gagner une importance majeure. Bientôt, elle ne saurait plus se taire et elle s'exprimerait au grand jour, au nez de ces nobles imbus de leur personne et d'un pouvoir sans limite.
Héliodore prit une profonde inspiration et sa main s'égara à la frontière de son col. Il respirait mal, il étouffait. Pourtant, lorsqu'il pénétra à nouveau dans la haute bâtisse aux décorations élégantes et au goût évident, il déposa sur ses traits un voile destiné à étouffer le foyer de ses émotions, de son humanité.
Héliodore acceptait de retenir sa respiration jusqu'au lendemain. Il vivrait plus tard, lorsqu'il lui sera enfin permis d'être celui qu'il brûlait de devenir et qui grandissait, dans l'ombre du secret et de la passion.
Un chapitre d'ordre plus transitif, ça ne fait pas de mal et puisque ce roman a débuté assez rapidement (sachant que mes débuts sont plutôt lents en général), ça permettra de souffler un peu. Ou pas, parce que ces chapitres ont quand même leur importance dans le développement d'un ou de plusieurs personnage(s).
Merci aux quelques lecteurs qui me transmettent leurs avis et qui votent, votre soutien me va droit au coeur <3
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