Chapitre 5

« Où vais-je ?

je ne sais : mais je me sens poussé d'un souffle impétueux,

d'un destin insensé. »

-Victor Hugo, Hernani.


— Deux clients ! Deux clients qui se plaignent de ton service !

Sorel pinçait les lèvres. Les remontrances amères de celui qui lui tenait lieu de patron étaient monnaie courante. En fait, il lui semblait que pas un seul jour ne passait sans qu'on lui vomisse des reproches en pleine figure. Fidèle à ses habitudes, le jeune homme écoutait d'une oreille distraite, retranchée dans une part de lui-même qui le rendait insensible aux offenses extérieures. Sans cette défense, sans doute aurait-il sombré bien plus tôt, plus vite, plus fort.

— Tu n'es pas fichu de faire ton travail normalement, pourquoi je m'embarrasse avec un incapable ?

— Ils se sont montrés discourtois, exposa Sorel, sans affronter le regard mauvais de son supérieur.

— Discourtois ? Elle est bien bonne, celle-là ! C'est toi qui es supposé être courtois. Les clients, tu les sers, tu leur affiches ton plus beau sourire. T'es pas une bonne femme, t'as déjà ça en moins, mais tache au moins d'être avenant. C'est trop demandé ?

Bien entendu que c'en était trop. Sorel se mordit l'intérieur de la bouche pour contenir une répartie bien sentie qu'il nourrissait depuis des semaines déjà. Ce travail, à mi-chemin entre opportunité et nécessité, le dévorait. Il ne supportait plus ces bourgeois mal sentis, ces nouveaux riches qui, à défaut de pouvoir concurrencer les vieilles familles qui régnaient en maîtres sur la capitale, se contentaient de cracher leur venin sur ceux qu'ils pouvaient aisément dominer. Des petits gens de condition inférieure, des misérables vermines, de vulgaires figures du peuple. Ce mépris à peine voilé, quand il n'était pas ostensiblement dévoilé, Sorel y était chaque jour confronté et, depuis quelques jours, alors que les idées révolutionnaires et libérales, poussées par les partis, se cristallisent dans tous les esprits, il lui venait le courage, ou la lâcheté, de refuser pareil traitement.

Sorel planta alors ses yeux gris dans ceux, ternes et secs, du propriétaire des lieux. Une provocation qu'il compléta d'une seconde, plus impensable encore :

— Entendu, la prochaine fois je baisserai aussi mes culottes pour leurs beaux yeux, au moins on ne me reprochera plus mon manque d'investissement. Ce sera tout ?

Le visage de l'interpellé, engoncé dans son costume de serveur, perpétuellement tiré par quatre épingles, se fendit d'une expression stupéfaite. Ses favoris couplés à l'émotion qui le ravageait lui donnaient un air sot. Sa moustache rousse frémit avant que sa bouche ne s'ouvre, se referme et finisse par trouver les mots restés coincés en travers de sa gorge :

— Ne te donne pas cette peine. Je ne veux plus te voir traîner ici !

Frémissant de colère, tenant un langage bien loin de celui qu'il réservait à ses plus prestigieux clients, le patron fouilla dans la poche de son veston pour en sortir quelques misérables pièces. Il les jeta presque au visage de Sorel qui, imperturbable, ramassa son butin sans un mot.

— T'as bien de la chance que je puisse pas te faire payer ton insolence ! Et bonne chance pour te retrouver un boulot, les gens ne veulent plus des moins-que-rien dans ton genre !

Une logorrhée qui ne cessa que lorsque le jeune homme quitta des lieux. Les injures, tout aussi fleuries, accompagnèrent son départ et, sur le pas de la porte, il se retourna pour aviser l'enseigne. Un restaurant comme un autre, à peine plus luxueux. Ses spécialités, sa gastronomie, attiraient quelques familles d'arrivistes, mais la plupart préférait des noms plus racoleurs, des noms qu'on pouvait donner au milieu d'une conversation mondaine pour prouver aux yeux de tous qu'on était bien issus du même monde. Sorel n'avait, en ces lieux, aucun allié, personne à saluer avec émotion lors d'un départ précipité. Personne, rien que la liberté, et la misère, qui l'attendait dans un Paris fourmillant d'idées, d'ingéniosité, d'artistes incompris.

Sorel soupira et ce fut la seule manifestation d'un quelconque tracas. La ville se dévoilait sous ses yeux, affreuse, mais terriblement séduisante, une bête que l'humain espérait domptée, et qui pourtant l'avalait, nuit après nuit. Sorel l'aimait au moins autant qu'il la haïssait. Une exécration quotidienne, qu'il nourrissait au même titre que cette fascination. Paris était la ville de tous les possibles, un fantasme davantage qu'une réalité. Le jeune homme y avait vécu toute sa vie et il lui semblait que jamais, jamais il ne connaîtrait l'identité complète de ce titan aux mille visages.

Sorel erra longuement et il observa la vie s'épanouir comme une fleur un jour de printemps. Pourtant, c'était bel et bien l'été qui s'ouvrait à cette journée de juillet. Un mois de juillet 1830 qui marquerait l'Histoire de France, mais qu'en savait-il ? Sorel, plus sensible, plus humain qu'un autre, sentait tout juste cette fébrilité dans l'air. Cette tension qui ne demandait qu'à éclater au grand juste, savant mélange de revendications politiques, de frustration séculaire, de mélancolie écorchée, d'envie de grandeur. Bientôt, le peuple envahirait les rues, maculerait de sang le pavé et se presserait contre les balles insensibles des soldats. S'imaginait-il, ce comédien sans le sou, quelle mascarade se jouerait, d'ici quelques courtes semaines ?

Sorel s'attarda le long de la Seine et son regard se gava de détails quotidiens. Cette dose de normalité qui, à défaut d'être suffisante à calmer l'ivresse dont il avait cruellement besoin, parvenait encore à apaiser sa soif. Ce monde était insatisfaisant, il y avait tant à lui reprocher, et c'était sans doute pour cela que Paris lui inspirait un tel paradoxe. Il aima lire la complicité dans les gestes attentionnés d'un couple, il aima aussi le regard que ce vieil homme posa sur lui, un regard éclairé, à peine voilé par le poids des années. Il aima la révolte d'un visage aussi jeune que le sien qu'il croisa brièvement, au détour d'une des grandes places de Paris. Il aima les touches d'espoir que les rues grises malgré le lourd soleil de juillet tentaient en vain de nier. Cela apaisa son cœur peiné, cela apaisa la nostalgie qui le rongeait depuis trop longtemps déjà.

Il quitta le Paris flamboyant pour un Paris plus mesuré, voire misérable dans ses ruelles les plus étroites, les plus sombres, les plus malfamées. Les deux étaient et demeuraient irréconciliables.

Sorel s'arrêta devant une bâtisse délabrée. La peinture s'effritait et, ici, le gris était suffisamment contagieux pour ronger les murs, les lieux, les âmes. Sans s'attarder outre mesure sur pareils détails, il grimpa les escaliers pour atteindre l'étage aussi vite que possible. Il ne croisa pas le propriétaire des lieux et s'en remercia. Il n'était pas d'humeur à subir les discours accusateurs de ce sinistre personnage. Il s'arrêta sur le seuil de la porte et hésita. Sa main s'attarda sur la clenche avant qu'il ne se décide à entrer. À l'intérieur, le confort était timoré, mais permettait une survie décente. Des murs nus, le strict nécessaire, une cuisinière, une petite table et deux portes qui menaient à l'unique chambre. Une pièce à peine assez vaste pour accueillir deux matelas. Le cœur de Sorel se pinça dans sa poitrine et il s'assit sur la chaise, doucement, comme s'il craignait de la briser sous son poids. Ce refuge, ce toit qui l'accueillait depuis la disparition de ses parents, avait des allures de sacré. Un luxe que d'autres ne pouvaient se permettre.

Les réflexions de Sorel prirent fin lorsque la porte de la chambre s'ouvrit pour laisser s'échapper une silhouette féminine. Un couvre-chef enfoncé sur sa tête, ses cheveux roux cachés maladroitement, Alcidie salua son hôte d'un acquiescement poli qui ne lui ressemblait guère.

— Comment va-t-il ?

Un silence. Un silence qui alerta Sorel. Un silence qui n'augurait rien de bon.

— Alcidie, insista le blond, ses lèvres pincées sur une expression inquiète.

— Mal, Sorel.

Alcidie n'était pas réputée pour son tact, mais douter de la rigueur de ses diagnostics n'était que sottise. Le jeune homme déglutit et ses traits d'angelot se teintèrent d'une peine qui l'accabla. Sa beauté en fut flétrie, ternie. Les cernes qui ombraient son regard singulier semblèrent se creuser, son visage s'affiner encore davantage jusqu'à atteindre la maigreur et ses orbes gris perdre de leur éclat. Alcidie était navrée, il le voyait bien, et reporter cette émotion intolérable qu'était la douleur sur elle représentait une cruelle injustice.

— Tu le sais, Sorel, je ne t'apprends rien. Depuis combien de temps ne prend-il plus ses médicaments ?

— Je... J'ignorais qu'il avait arrêté de les prendre, articula l'intéressé qui, après s'être levé, chancelait déjà.

— Il me l'a dit.

— Il sait que je n'ai plus les moyens de les lui payer, mais je... j'étais certain qu'il continuait de les prendre, dit Sorel d'une voix blanche.

Alcidie couva le jeune homme d'un regard compatissant, quasi maternel. Les médicaments dont Iwan avait besoin coûtaient une petite fortune et la maladie dont il était atteint, fort rare, rendait les traitements difficiles, souvent inefficaces. La rouquine suivait ce patient spécial à ses yeux depuis assez longtemps pour le connaître, pour savoir qu'il se répugnait d'être le fardeau de son frère. De constitution fragile, Iwan haïssait l'idée que cette moitié de lui-même puisse s'épuiser à la tâche. Sorel cumulait les emplois pour lui donner la chance de vivre, il sacrifiait sa vie dans ce but et ce secret, l'un des nombreux que le comédien cachait sous ses rôles empruntés à un registre toujours étendu, avait jadis ému Alcidie. Médecin à l'âme révolutionnaire, elle s'était prise d'affection pour ces deux frères, pour leur histoire à la fois banale et inoubliable. Depuis, elle était leur ombre, une ombre tenace et vivifiante qui illuminait les jours du malade et qui permettait à Sorel de se reposer sur l'un des piliers les plus solides de son existence.

— Il faut que tu trouves une solution, Sorel, reprit-elle, avec plus de douceur.

— J'ai perdu mon travail, marmonna le susnommé, la mâchoire si serrée qu'elle lui était douloureuse.

Alcidie cligna des yeux avant de réajuster le col de sa chemise. Ainsi, elle avait l'allure d'un garçon et elle s'en satisfaisait amplement. Elle oscilla entre une colère, dont elle était naturellement animée, et la désolation.

— Je trouverai une solution, j'en trouve toujours une.

Une déclaration qui contrasta étrangement avec l'expression exténuée de Sorel. Il s'effondra sur la chaise sans prêter attention au grincement déchirant de celle-ci. Il passa une main lasse sur ses traits froissés.

— Est-ce que je peux le voir ?

— Il s'est endormi, avança Alcidie.

— Il est toujours content que tu viennes.

La rouquine sourit. Iwan connaissait que trop peu le bonheur et si elle pouvait éveiller en lui cette émotion rare, précieuse, elle s'y engageait.

— C'est le moins que je puisse faire, souffla-t-elle.

— L'hiver a laissé des traces.

L'hiver, toujours plus rude pour la santé fragile d'Iwan, avait failli venir à bout de ses maigres résistances. Les cauchemars de Sorel étaient encore hantés par la toux sèche, douloureuse, qui l'avait tenu éveillé des mois durant. Une toux que rien n'avait soulagé et qui avait manqué de briser les côtes de son frère. La pâleur de son visage n'avait alors jamais été aussi inquiétante, ses cheveux, éparses, presque blancs, étaient ceux d'un vieillard. Iwan n'avait que vingt-cinq ans et avait conscience que le crépuscule s'annonçait déjà pour lui. Pourtant, il était la bravoure incarnée et jamais une plainte ne s'échappait de ses lèvres. Le soutien de son frère, l'idée qu'il vive là où il n'en avait plus la force, lui suffisait et Sorel l'aimait plus que sa propre existence.

— La chaleur lui fera du bien, assura Alcidie, sans savoir si cette hypothèse se révélerait exacte ou si elle condamnerait le malheureux.

— Je l'espère.

Ils s'observèrent quelques instants. Les orbes gris s'aventurèrent timidement dans les prunelles noisette, d'ordinaire pétillantes, d'Alcidie. Elle s'approcha pour tapoter l'épaule du jeune homme, bien maigre soutien pour l'aider à affronter cette épreuve. La gorge de Sorel était serrée et ne laissait passer aucune parole. Il avait espéré un discours plus encourageant.

— Dis-moi sincèrement, Alcidie, est-ce que ça va s'améliorer ou... ou est-ce qu'on doit se préparer à pire encore ?

Les derniers mots s'étranglèrent et l'intéressée recula d'un pas. Elle cilla longuement, avisa la porte qu'elle avait pris soin de refermer derrière elle, et dit :

— Les symptômes s'aggravent, les douleurs aussi, je connais trop peu sa maladie pour te donner des chiffres, mais... mais je ne pense pas qu'il ira mieux un jour.

Sorel ferma les yeux si fort que des étoiles dansèrent à la surface de ses paupières. Son frère allait mourir. Il allait mourir jeune, il allait mourir avant même d'avoir vécu. Alcidie le ménageait, c'était certain, mais il avait compris l'essentiel, la plus odieuse des vérités. La plus cruelle des injustices. Le feu qui l'animait faillit le consumer et il gémit.

— Je suis désolée...

Sorel secoua la tête. Elle n'avait pas à l'être, seule la vie pouvait décemment se trouver navrée pour cette regrettable erreur de jugement.

— J'aimerais échanger ma place avec la sienne, souffla-t-il, si bas qu'Alcidie confondit sa voix avec le silence.

Les traits sensuels de la jeune femme s'altéraient d'une tristesse crue, impudique. Elle souffrait, elle aussi, et ne s'en cachait pas.

— Je dois partir, avança-t-elle, après un long moment. Si tu as besoin, viens me trouver et n'hésite pas.

— Tu ne viens pas, ce soir ?

— Non, j'ai à faire.

Sorel opina gravement. Il s'efforçait de chasser les vestiges de sa peine. Elle serait son fardeau quotidien jusqu'à ce qu'il la dompte, jusqu'à ce qu'il en fasse une camarade plutôt qu'une ennemie. La vie était trop précieuse pour qu'il la sacrifie ainsi. Iwan ne l'avait déjà plus et il ne pouvait se permettre de la vendre de la sorte aux émotions les plus viles. Il salua Alcidie qui disparut dans la danse de quelques mèches folles libérées de l'étreinte d'un ruban. Elle s'en allait vers d'autres ruelles sordides, vers d'autres destins avortés, vers d'autres ambitions atrophiées. Tant d'histoires qui méritaient d'être contés et qui s'éteindraient, aussi sûrement que le spectre d'Iwan perdait en consistance ce qu'il gagnait en éternité.

Sorel se leva, chancela et retrouva son équilibre jusqu'à atteindre la porte. Ses doigts tremblaient et il essuya sans y penser la sueur qui collait ses cheveux à la peau fine de sa nuque. Il glissa un œil à l'intérieur de la pièce, juste assez pour apercevoir l'expression paisible de son jumeau. Sa bouche entrouverte aussi, ses yeux clos, sa pâleur mortelle, sa beauté spectrale figée dans un âge qu'il dépasserait de quelques mois, tout au plus. Iwan se reposait, s'accrochait à une vie qui le repoussait injustement et Sorel avait le sentiment d'observer son reflet dans la glace. Un reflet auquel la chance n'avait pas souri.

Le comédien referma la porte derrière lui et s'arracha à la contemplation. Quelques instants plus tard, il affrontait l'agitation de la rue, ses cris, ses clameurs, ses murmures, ses paroles mordantes. Il avait retenu sa respiration jusqu'ici et il inspira profondément cet air vicié de ces existences impures. Après un dernier regard pour leur repère, pour leur refuge, il s'enfonça dans les entrailles de Paris.

Le théâtre l'attendait, là-bas, dans un monde d'utopies où il oublierait quelques instants les malheurs et les sacrifices pour recouvrir ses traits des tracas d'un autre. Il troquerait ainsi sa misère accablante contre la justesse grandiose d'une pièce, d'un rôle, de l'art. 



Je vous présente, avec ce cinquième chapitre, le personnage d'Iwan. Je l'introduis en douceur, mais vous aurez l'occasion de faire sa connaissance plus en détails par la suite. C'est un personnage qui me tient extrêmement à coeur et qui me touche énormément (je détaillerai mon ressenti vis-à-vis d'Iwan plus tard, pour ne pas influencer votre jugement). J'espère qu'il vous plaira tout autant !

Je vous embrasse et n'hésitez pas, j'insiste là-dessus, mais l'histoire a un peu de mal à se faire sa place, à voter, commenter, ajouter à vos listes de lecture et même à en parler autour de vous. Ces petits gestes représentent un énorme soutien. 

Je vous souhaite de belles fêtes <3

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