Chapitre 40
/!\ TW : mention d'un suicide /!\
« La révolution consiste à aimer un homme qui n'existe pas encore. »
-Albert Camus.
Constance avait vu la journée s'achever sous les complaintes mourantes des révolutionnaires. Le silence s'entrecoupait encore des balles et des canons et elle s'interrogeait, pour ne pas se pencher sur sa propre peur, sur la nécessité de tout cela.
Elle avait toujours vécu dans l'opulence. Sa famille ne figurait pas parmi les plus importantes de Paris, mais disposait d'une fortune confortable censée lui permettre de trouver un mari et un ménage tout aussi commode. De cela, Constance se serait bien passée, mais cela l'éloignait des problématiques du peuple et elle ne pouvait pas prétendre leur peine quotidienne. Ses propres malheurs s'en éloignaient bien trop pour cela et elle se sentait déjà hypocrite de se plaindre de son sort. Après tout, elle n'était une femme. Une femme qui n'avait jamais souffert de la faim et du froid, une femme qui serait mariée avant le début de l'automne.
Une femme qui ne se verrait pas attribuer plus de droits à l'issue de cette nouvelle révolution, manquée ou victorieuse. Elle n'avait, pour ainsi dire, aucune raison de se battre et enviait Alcidie d'y parvenir malgré tout, avec une force qu'elle lui enviait secrètement.
Les heures s'égrenaient et Constance avait abîmé le parquet déjà vieilli à force de faire les cent pas à travers l'appartement. Elle s'était rongée les ongles jusqu'au sang.
Alcidie pourrait tout aussi bien ne jamais revenir et quand bien même elle le faisait, sans doute finirait-elle par se lasser de la compagnie étrange, inqualifiable, de son invitée. Constance n'avait jamais eu de véritable amie et, les premiers instants, elle avait confondu l'amour et l'amitié. Déroutée par des émotions contre lesquelles elle se pensait insensible, elle avait vu naître un sentiment nouveau. Constance était bien protégée, plongée au plus profond d'elle-même, pour ne pas avoir à subir le caprice de son esprit trop volatile, mais elle avait été incapable de lutter. Elle avait cru comprendre ce que procurait l'impression d'avoir une amie. Puis, elle s'était véritablement liée d'amitié avec Sorel, Héliodore et, enfin, Iwan. La jeune femme avait fini par comprendre la nuance, par saisir ce que cela représentait, autant pour elle que pour Alcidie. Car Alcidie l'aimait forcément, Constance avait envie d'y croire plus que tout, et cette femme la protégerait contre tout. Peu importait qu'elle ne soit pas un homme, puisqu'elle lui prêtait les émotions qu'elle aurait dû nourrir à l'égard de son odieux fiancé. Peu importait qu'elle soit une femme.
Alcidie s'était promis de le lui avouer lorsqu'elle regagnerait l'appartement. Elle en avait assez de vivre prisonnière d'un mensonge. Constance s'était toujours tenue à distance raisonnable de la vérité, car elle la savait trop rude pour elle, trop cruelle, mais cette fois, elle se sentait capable de l'affronter.
Constance écarta le rideau, puis ouvrit la fenêtre. Dehors, une odeur embaumait l'air, celle des flammes et du sang, celle de la poudre et des cris. La journée s'achevait et la jeune femme ignorait tout de son issue. Elle ignorait qu'à l'heure où elle pensait, peinture mélancolique pendue à la fenêtre d'un immeuble, Paris était déjà tombé.
Constance était resté plus de deux jours entiers dans l'appartement, seule, à s'endormir le nez plongé dans l'oreiller qui portait l'odeur d'Alcidie et à s'éveiller dans des draps froids. Elle avait lu le manuscrit laissé par Alcidie jusqu'à l'ivresse et avait chéri la trace de son amie entre ses doigts. Chaque heure qui s'écoulait rendait son calvaire plus insoutenable et voyait ses espoirs s'amoindrir. Quelque chose dans l'air, quelque chose qu'elle seule pouvait percevoir, lui soufflait que cette attente était vaine et qu'Alcidie ne reviendrait pas. Paradoxalement, Constance avait commencé à nourrir des projets vains et sertis d'illusions. Des rêves dans lesquels elle s'enfuyait loin de Paris en compagnie d'Alcidie. Loin de cette vie, loin de cette ville.
Peut-être plus loin encore.
Plus loin que les frontières perméables de ce monde.
Plus loin que là où l'esprit des hommes pouvaient les porter.
Vers un ailleurs radieux.
Constance avait toujours eu le sentiment d'être captive. Ses parents ne l'autorisaient à sortir qu'à de rares occasions. Ils préféraient la préserver du monde avant de la présenter officiellement pour qu'elle trouve un époux convenable. Un époux qui, au mieux, pourrait leur léguer des titres dont la famille était dépouillée. Ils s'inscrivaient dans la lignée des nouvelles lignées bourgeoises, celles qui étaient raillées et moquées par les vieilles familles installées à Paris depuis des décennies, parfois des siècles. Une bourgeoisie bâtarde, mais riche, souvent plus riche que ces familles qui se reposaient sur la noblesse de leurs ancêtres. Constance n'avait jamais feint de s'intéressée à ces inepties et ce n'était pas tant le fait de ne pouvoir tisser des liens avec les enfants de son âge qui l'avait chagrinée, c'était l'interdiction elle-même.
Constance avait brusquement des envies d'évasion, des envies d'ailleurs.
Des envies de s'enfuir loin de toute enclave.
Elle avouait sans peine qu'elle se reposait presque exclusivement sur Alcidie. Le médecin était bien plus débrouillarde, bien plus agile de ses mains et bien plus expérimentée. Il n'y avait pas un domaine où Constance se savait meilleure, à l'exception peut-être du théâtre, seul domaine dans lequel la jeune femme se savait capable de briller. Avant Alcidie, elle y avait voué sa vie entière et encore à présent, elle ne s'imaginait pas vivre avec ce manque inscrit dans sa chair. Elle comptait sur cet être d'exception pour leur forger un avenir, loin des autres et de leur apparence grossièrement humaine, loin de tout.
Peu lui importait où, même loin de la France s'il leur fallait fuir au-delà des frontières.
Loin.
Ailleurs.
Constance avait à peine conscience de l'égoïsme de sa requête. Elle ne se moquait pas de l'avis d'Alcidie, bien au contraire, mais s'accrocher aussi farouchement à ses désirs, c'était surtout s'empêcher de considérer la possibilité la plus désolante. Celle qui lui soufflait que tout ceci n'était qu'un rêve d'enfant, l'illusion d'une âme trop faible pour affronter le monde et qui s'était construit, des années durant, un monde à part de ce monde. Personne ne comprendrait jamais vraiment le mécanisme de défense que Constance avait créé pour se protéger et la manière dont celui-ci se déclinait. Son âme en avait besoin pour résister, pour ne pas chercher à s'évader, et le théâtre lui avait permis de tisser un lien solide entre les êtres, entre les choses, et avec la réalité. Si ses parents n'avaient pas brusquement décidé de la considérer comme un fardeau dont il fallait à tout prix se débarrasser, peut-être aurait-elle pu s'en contenter, mais le mariage... C'était définitivement trop pour elle.
Pour son âme faite d'une poésie délicate qui ne se chantait pas, mais se jouait.
Pour une âme de verre.
Trois coups assénés contre la porte tirèrent abruptement Constance de ses pensées. Elle lutta contre un vent de panique, contre un espoir vain et contre une peur démesurée. Ce ne pouvait pas être Alcidie, la propriétaire des lieux n'aurait pas pris la peine de toquer à la porte pour pénétrer dans son propre appartement. Qui, alors ?
— Constance ? Constance, si vous êtes là, il faut m'ouvrir.
La jeune femme dansait d'un pas à l'autre. Son esprit dessinait les contours d'un monstre hideux posté derrière la porte. La voix qui l'avait appelée était féminine, suave bien que bouleversée. Elle n'avait pas reconnu le timbre de sa mère et, de toute manière, sa génitrice ne se serait jamais aventurée jusqu'ici.
Constance faillit céder à l'envie impérieuse de se terrer dans l'appartement et ne pas répondre. La femme finirait bien par s'en aller, qui qu'elle soit. La comédienne mordit avec nervosité dans la chair grasse du bout de son pouce, presque jusqu'au sang, puis elle abdiqua. Sa main s'enroula autour de la poignée et, craintivement, comme un animal pris au piège et qui savait que le chasseur était parvenu à le retrouver, elle ouvrit la porte.
Sur le seuil, dans la pénombre du couloir étroit, se dessinait une silhouette féminine. En un regard, Constance reconnut une belle femme. Pas seulement un physique avantageux et tout ce qui saurait plaire à la gent masculine, mais plutôt un être dont la beauté irradiait. Une âme profondément belle bien qu'abîmée, un joyau qui avait, sur le visage, une expression affligée.
— Vous venez pour lui, n'est-ce pas ? balbutia Constance, aveuglée par des mèches de cheveux noirs qui pendaient mollement sur son visage. Dites-lui que je refuse sa proposition et qu'il aille au diable, je ne l'épouserai pas !
Trop aveuglée par la force de ses propos, elle ne remarqua pas la confusion qui éparpilla le masque de chagrin de la femme. Celle-ci parut encore plus peinée, encore plus malheureuse d'avoir à lui présenter la raison de sa visite. Ses yeux fatigués, rougis par les larmes se posèrent sur la silhouette de Constance. Elle portait les habits d'homme d'Alcidie et ils étaient si grands pour elle, si disproportionnés sur ses courbes fines et étroites, qu'elle ressemblait à une mauvaise farce. Pour peu, la jeune comédienne aurait ressemblé à une caricature.
— Vous faites erreurs, mademoiselle, je ne suis pas... celle que vous pensez.
Denise cherchait ses mots. Elle pesait chacun d'eux afin d'honorer au mieux la promesse qu'elle avait prononcée. La prostituée rencontrait pour la première fois la femme qu'Alcidie avait aimée et songea qu'elle aurait tant aimé que celui se déroule autrement.
— Qui êtes-vous ? s'enquit Constance, avec un mépris malhabile et une fragilité qui rendait son ton plus implorant qu'impérieux.
— Je suis Denise. Alcidie vous a peut-être parlé de moi, je suis une courtisane et je... nous...
— Vous étiez aussi l'amante d'Alcidie, acheva la comédienne, et sa voix se fêla.
— Oui, c'est exact, je l'ai été.
— Pourquoi êtes-vous ici ? Que me voulez-vous ?
Denise se mordit l'intérieur de la bouche jusqu'au sang. Elle ne pouvait pas, elle était incapable de prononcer ces mots. Ils revenaient à admettre l'hideuse vérité, mais surtout à abattre tout ce que cette fille possédait encore. La prostituée savait reconnaître la beauté d'une âme quand elle en croisait une, et au milieu du monde dans lequel elle s'évertuait à survivre, elles étaient bien trop rares. La perversion n'était pas uniquement celle du corps, mais celle de l'esprit, et Constance ne méritait en rien le sort qui lui était réservé. Cette dernière avisa les jupons grossiers, à la toile épaisse et rêche qui laissait suggérer un tissu de mauvaise qualité, et y découvrit des traces de sang. Cette femme, cette Denise, revenait des combats.
— Où est-elle ? murmura Constance, d'une voix blanche. Où est Alcidie ? Pourquoi n'est-elle pas avec vous ?
Denise ouvrit la bouche pour répondre, pour du moins manifester son désir de le faire, mais l'autre poursuivait déjà, soudainement intarissable :
— Est-elle blessée ? Où l'avez-vous laissée ? A-t-elle trouvé de la place dans un hôpital ? Mes parents ont de l'argent, ils pourront payer les soins appropriés.
— Elle n'est pas blessée, Constance, Alcidie est...
Denise déglutit. Durant tout le trajet qui l'avait menée jusqu'ici, elle avait cherché la meilleure manière d'honorer son serment, mais elle n'y parvenait pas. L'espoir fou et aveugle qu'elle lisait dans les yeux verts de Constance était douloureux et elle eut envie d'opter pour la lâcheté, de simplement lui dire qu'elle allait la mener à Alcidie et de lui présenter son corps inerte. Cela aussi, elle ne pouvait pas. La rouquine avait trouvé un moyen de la tourmenter même par-delà la mort.
— Alcidie est morte.
Constance n'eut pas un seul geste, n'émit pas un seul son. Ce fut comme si l'aveu ne l'avait pas atteinte, comme si elle n'avait pas entendu. Denise faillit répéter ces mots, pour être bien certaine de s'en débarrasser pour de bon, mais les lèvres de Constance tremblaient. La réalité venait de la cueillir, de la saisir pour la noyer dans sa substance huileuse et répugnante. Il n'y avait aucun salut, aucune possibilité de s'en échapper. Constance sentit nettement le liquide nauséabond pénétrer dans sa bouche, s'introduire dans son nez, l'aveugler.
— Comment ?
Le mot se perdit dans un lourd sanglot et Denise le comprit à peine. À défaut d'une réponse, elle enlaça la jeune femme et la pressa contre elle comme pour absorber la douleur, comme pour la partager, comme pour former le rempart qu'Alcidie avait incarné.
— Comment est-elle morte ?
— Une balle lors des affrontements dans l'après-midi. Elle m'avait fait promettre de venir te voir. Je suis désolée, sincèrement, j'aurais... j'aurais aimé te rencontrer autrement.
Constance ne répondit rien. Jamais elle n'aurait songé qu'on puisse souffrir autant et que le corps humain tolère une souffrance aussi vile sans en mourir. Denise l'écarta au terme de longues minutes et énonça :
— Venez avec moi, je peux vous loger pour cette nuit au moins. Ce n'est certes pas le grand luxe, mais... mais il ne faut pas que vous restiez seule ce soir.
Seule ? Serait-elle seulement capable de ne plus se sentir seule désormais ?
— Non, s'il vous plaît, partez. J'ai simplement besoin d'être seule.
Denise s'apprêtait à protester lorsqu'elle croisa le regard de Constance. Peut-être avait-elle déjà compris, peut-être l'avait-elle pressenti, mais elle abdiqua immédiatement. Elle frotta les bras nus de ses mains brûlantes et accorda un sourire infiniment triste à la jeune femme. Elle n'était même pas encore tout à fait adulte et la voir ainsi, déjà défaite, déconstruite, anéantie, chagrina la prostituée. Denise s'en remettrait, elle le savait, elle ne connaissait que trop bien la rude douleur qui menaçait de l'engloutir et il y avait déjà survécu une fois. Jamais elle n'oublierait Alcidie, mais elle guérirait un jour de sa perte.
— Je passerai vous voir en fin de matinée, si vous le désirez.
Constance acquiesça et referma la porte derrière Denise. Ses jambes tremblaient sous son poids et elle consulta les dernières lueurs du crépuscule à l'extérieur. La lune s'invitait déjà, ronde et étrange, sa face énorme penchée sur le sort des hommes. Constance émit un sanglot sec et douloureux dans l'ébauche d'un sourire misérable.
La lune, c'était elle, lointaine et inexplicable.
Et demain, le soleil ne se lèverait plus.
Constance partirait en quête d'un lieu moins cruel.
Un ailleurs radieux.
***
Sorel avait traversé les rues de Paris ébahi par le calme revenu. Un calme imparfait, bien sûr, car l'agitation ne déserterait pas la capitale avant des jours, mais des négociations étaient déjà en place. Fidèle à lui-même, le comédien s'en était désintéressé. La révolution avait réussi, c'était tout ce qui importait et la seule chose qui méritait un tant soit peu d'attention, c'était le prix qu'il avait fallu payer pour cela.
Denise était venue jusqu'à son appartement pour lui annoncer la mort d'Alcidie et, quelque part, Sorel avait songé qu'une âme comme celle de son amie méritait une mort aussi glorieuse. Une âme révolutionnaire qui avait brûlé jusqu'à s'éteindre. Le fardeau de sa perte était venu s'ajouter à celui de la mort de son frère. Sorel se découvrait une résistance formidable aux drames, à l'absence. Il n'y était pas insensible, mais son corps endurait la douleur jusqu'à l'insurmontable.
Lui avait combattu dans une autre rue, à quelques mètres seulement de l'endroit où Alcidie avait perdu la vie, avec le courage aveugle de ceux qui n'avaient plus rien à perdre. Peut-être aurait-il préféré mourir, lui plutôt qu'Alcidie, cela lui aurait épargné un malheur de plus. Sitôt cette pensée l'avait-elle enchaîné qu'il l'avait repoussée. Il fallait vivre, vivre pour ceux qui avaient si injustement trouvé la mort. Pour Alcidie et pour Iwan, pour ses parents et pour tous les martyrs de la révolution. Au nom de cette pensée, Sorel gravit les marches de l'appartement de son amie. Il savait qu'il y trouverait Constance et qu'elle méritait d'être sauvée.
Il ouvrit la porte de l'appartement sans toquer et s'immobilisa sur le seuil. Le sort, dans un coin de la pièce, se moquait de sa naïveté.
Constance était belle et bien là, à quelques pas.
Poupée désarticulée, elle était un pantin aux fils coupés qui pendait tristement à quelques centimètres du sol. La corde passée au cou, Constance avait quitté ce monde qui ne la méritait pas.
Le sort avait pris tout ce qu'il désirait leur arracher et Sorel s'effondra à genoux devant ce spectacle. Un désastre dénué de sens.
Une finalité à l'image de cette génération perdue.
Je ne sais pas si ça peut vous rassurer, mais sachez néanmoins qu'il y aura un épilogue pour boucler cette histoire en bonne et due forme.
Le sort des deux jeunes femmes, Alcidie et Constance, était décidé dès le début du roman contrairement à plusieurs autres décisions impliquées par le tournant de l'intrigue. Je savais qu'elles finiraient ainsi et elles ont été créées avec cette idée en tête. Les personnages représentent un ou plusieurs aspects de la période romantique, j'y reviendrai d'ailleurs sûrement, et puisque la mort est un élément majeur du romantisme, disons que ça allait de soi.
J'espère que vous vous accrochez toujours. Je ne veux pas donner l'impression d'un surenchère où les morts n'ont plus d'impact puisqu'elles sont nombreuses (trois parmi les personnages principaux, si j'ai l'habitude de tuer mes personnages, ça n'a jamais été aussi brutal). N'hésitez pas à me donner votre avis, je serai ravie de savoir ce que vous pensez de ce dernier chapitre.
Je vous souhaite une belle semaine !
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