Chapitre 4
[Nouvelles recherches réalisées il y a quelques mois pour le personnage d'Héliodore, toujours rien de définitif à ce stade :3]
« La mélancolie est un crépuscule.
La souffrance s'y fond dans une sombre joie.
La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste ».
-Victor Hugo
Héliodore s'était égaré pour de bon.
D'une part, les rues dans lesquelles il déambulait ne lui étaient de loin pas familières, de l'autre, il lui semblait avoir perdu sa route dans le chemin tortueux de ses pensées. Le contrôle qui régissait sa vie s'était envolé, la demi-mesure avec lui et il ne restait de lui qu'un chaos de sentiments indiscernables. Jamais Héliodore ne s'était senti aussi souffrant.
Aussi vivant.
Les boyaux de Paris se dessinaient juste sous son visage. Il ne se trouvait pas dans les ruelles les moins sécurisées de la capitale, mais les rues pavées laissaient doucement place à un sol terreux, salissant, indigne d'une noblesse exigeante. Héliodore distinguait déjà les différences que comptaient ces lieux avec les riches résidences occupées par les aristocrates et bourgeois de son temps. Il y avait comme une césure, un monde qui les séparait.
Un monde qui le séparait de ce comédien aux traits fins, presque féminins, à la pâleur quasi royale et aux cheveux blonds. Leur incompréhension, les échos de leur conversation peu convaincante, marquait douloureusement l'âme d'Héliodore. Les paroles qu'il avait prononcées, ces infimes provocations, cet effort constant qui consistait à le sortir de ses gonds, se mêlaient aux tirades, aux monologues de son personnage. Ainsi, l'identité de l'inconnu et celle de Don Carlos se mélangeaient, se chevauchaient, jusqu'à ne laisser qu'une seule entité plurielle, multiple, presque tentaculaire. Cet homme disposait d'un charisme indécent, d'un talent monstrueux et d'une personnalité indiscernable. Héliodore entrevoyait déjà les prémices du jeu de masques, d'identités, que le comédien s'apprêtait à lui soumettre. Qui était-il ?
Le jeune noble jeta un regard hagard tout autour de lui. Quelques fiacres, des couples qui rejoignaient prestement leur lieu de vie. Tout transpirait la normalité, les règles encore strictes qui brimaient le cœur des hommes. En cette nuit redoutablement fraîche, Héliodore ne désirait plus subir cette pression, ce poids dont il réalisait à peine l'existence et qui lui écrasait le cœur depuis déjà de longues années.
La véritable question qui le taraudait ne cessait de lui revenir à l'esprit : se rendrait-il le lendemain au théâtre ? Ce serait admettre sa faiblesse, s'abaisser à une bassesse qu'il ne saurait envisager. Il sentait déjà à quel point cette rencontre explosive, ce regain d'émotions qu'il n'avait plus ressenties depuis la petite enfance, depuis qu'il était en âge de comprendre la fadeur de la vie, allait prendre des allures insoupçonnées et incontrôlables. Sa mesure, sa logique dominante, lui hurlait de manquer le rendez-vous implicite donné par le comédien, de fuir tant que les émotions ne se faisaient pas trop féroces et d'oublier ce visage singulier. Pourtant, une autre part, celle de la vie pleine, entière, sans concession, lui implorait un choix qui laisserait au cœur tous les moyens d'exprimer son génie.
Les sentiments s'exaltaient et l'humain, indéniablement, en souffrait.
Héliodore se raisonna. Il s'égarait, encore une fois. Il s'embrasait, se consumait, incapable de contrôler l'inconnu, l'imprévisible. Il appela un fiacre et, sans desserrer les dents dans une formule de politesse fortuite, il laissa le son des fers du cheval teinter au sol jusqu'à le bercer. Jusqu'à lui tirer ces idées déchaînées de son esprit trop vif, trop prompt à mener à son terme chaque réflexion pour oser concevoir ce qui ne pouvait être ainsi défini.
— Monsieur ?
— Mmh.
Il paya la somme convenue et, sans se donner la peine de prononcer des paroles plus articulées, plus construites, se tira de la voiture et affronta la façade fière de son humble demeure. La résidence des Thancy valait d'ores et déjà une petite fortune. Il s'agissait d'une haute bâtisse décorée dans le but d'attirer le regard, d'attirer les convoitises et la jalousie. L'investissement avait été conséquent, la construction longue, mais Héliodore n'avait jamais connu autre chose que cette riche maison en état. Le petit jardin taillé par le jardinier familial ne manquait jamais d'attirer le regard. Ce n'était pas tant dans l'optique d'ajouter une part de verdure, un morceau de province, dans la capitale qui avait amené la mère d'Héliodore à faire aménager cet espace, mais davantage l'idée d'un attribut supplémentaire qui viendrait confirmer leur indéniable fortune. Tous les éléments étaient réfléchis, finement pensés par celle qui dirigeait la famille d'une main de maître pour prouver que les Thancy s'élevaient bien au-dessus de la petite noblesse parisienne. Les Thancy comptaient bien s'installer durablement, plus durablement encore que les plus anciennes familles qui régnaient sur la France dans l'ombre.
Héliodore eut comme un temps d'hésitation. La nuit, mille ombres s'éprenaient de la silhouette monumentale de la demeure. Il préférait leur résidence située hors de Paris et son cottage, son jardin, ses terres qui comprenaient, à elles seules, leur part séduisante de liberté. Le cœur d'Héliodore se serra dans sa poitrine. Ces lieux étaient devenus, sans qu'il s'en doute, sans qu'il ne cherche à s'en empêcher, sa prison personnelle. Un enfer bien à lui.
La main du jeune homme accrocha la poignée et il pénétra dans l'antre. Il retira soigneusement son manteau, l'accrocha parmi les autres dans l'entrée, un vaste hall qui desservait la cuisine et, à l'étage, les chambres pour la plupart inoccupées. Les Thancy avaient le goût du luxe, du spectaculaire, à moins que cela ne soit que la signature personnelle de sa génitrice, Héliodore n'en était pas tout à fait certain. Las, encore tourmenté, il ne comptait pas s'éterniser dans les pièces communes de la maison. Au contraire, il ne comptait même pas occuper le lit conjugal. Apolline ne lui en tiendrait pas rigueur, ce n'était pas la première fois que son époux faisait chambre à part sans qu'il n'y ait réelle dispute. Il suffirait à son époux de se justifier platement, de prétendre une soirée qui se serait éternisée et d'ajouter qu'il n'avait pas voulu la tirer de son précieux sommeil.
Héliodore passa par le salon et, inopinément, son regard buta sur une silhouette féminine. Trop épaisse pour appartenir à Apolline. Il la reconnut en un coup d'œil et sa respiration mourut à ses lèvres. Rose de Thancy.
— Mère.
— Bonsoir, Héliodore.
Tout le corps du garçon se tendit. Sa mère ne devait pas être de retour avant plusieurs semaines et il avait lui-même pris la décision de lui imposer un séjour dans leur demeure de province, située à plus de deux heures de la capitale. La marâtre n'avait pas protesté bien longtemps et, quoi qu'il en soit, si elle n'avait aucune envie d'obéir aux désirs de sa progéniture, elle serait restée à Paris. Elle menait cette famille et personne, pas même son fils, ne pouvait le remettre en cause. Elle avait ressenti le besoin de se tenir loin du monde, principalement pour soigner les douleurs de son dos.
— Je ne vous pensais pas si vite de retour, compléta Héliodore, davantage pour masquer son trouble que par souci de faire la conversation.
— Tu sais bien que me tenir loin du monde trop longtemps ne ferait que nous affaiblir. Ces vipères sont toujours promptes à nous imaginer ruinés ou que sais-je d'autre encore.
Rose de Thancy, affaissée sur le fauteuil qu'elle occupait, calqua un regard acéré, perçant, sur celui de son fils. Elle avait été belle, autrefois. Une de ces beautés éphémères, mais si fières. Une de ces beautés qui s'était flétrie et qui ne l'acceptait pas. Rose avait pour habitude de cacher les rides de son visage, l'affaissement impitoyable de sa peau, sous des parures, des toilettes exquises. Il fallait exposer sa richesse à tout prix pour ne pas donner l'illusion d'une vulnérabilité. Le monde dans lequel cette femme forte, autoritaire et stricte évoluait depuis l'adolescence lui avait maintes fois prouvé qu'il fallait maintenir son assise, chaque jour se renouveler, nouer des relations et, surtout, ne jamais laisser entendre qu'on pouvait se trouver faible. Ainsi, Rose cachait le gras de son menton sous des cols serrés qui l'étouffaient, masquait ses rondeurs dans des corsets qui lui brisaient le dos. Elle ne perdait pourtant rien de sa détermination et si ses cheveux blonds se teintaient doucement de fils d'argent, elle dirigeait toujours sa famille avec la même poigne. Héliodore était habitué à disparaître dans l'ombre de cette mère intrusive, il lui obéissait au doigt et à l'œil, quitte à s'oublier lui.
— Vous n'avez rien à craindre. Nos affaires fonctionnent à merveille.
— C'est bien là ce que je te reproche, fils. Tu gères nos finances comme personne et bien mieux que ton défunt père, mais lorsqu'il s'agit d'apparaître, d'exister aux yeux du monde, tu es d'une bien triste insignifiance, persifla Rose, les lèvres pincées sur une moue peu convaincue.
— Ma femme s'en donne à cœur joie, je lui laisse donc ce plaisir.
Héliodore ne demandait qu'une chose : fuir. Fuir cette conversation que sa mère lui imposait, fuir les remontrances qui ne tarderaient plus à s'annoncer. Car sa mère n'était pas revenue uniquement dans le but de prouver à leurs rivaux, à ces familles tout aussi hypocrites qu'ils pouvaient l'être, qu'elle n'était pas en position de faiblesse. De cela, Héliodore était certain.
— Où étais-tu, ce soir ? Ton épouse se languit de toi. Dois-je te rappeler tes devoirs de mari ?
— Cela ne sera pas nécessaire, rétorqua le jeune homme, avec moins d'aplomb qu'il ne l'aurait voulu, déjà totalement effacé par le retour de sa mère. J'ai passé ma soirée à la réception d'un lord anglais, mère. Il est de passage en France et souhaitait lier des amitiés avec les familles les plus influentes, j'ai donc fait jouer nos relations pour y être invitées. Auriez-vous préféré que je ne m'y présente pas ?
— Non, bien sûr ! s'étrangla Rose, ses yeux bruns d'ordinaire dédaigneux écarquillés sur une expression désappointée, trop troublée pour oser remettre en question la parole de son fils. Ces relations pourraient nous être... plus que profitables.
Héliodore opina, satisfait de ce mensonge qui n'en était pas tout à fait un. Il y avait bien un lord anglais de passage à Paris, mais il ne l'avait pas approché et cet éminent personnage ne l'avait encore moins convié à une réception privée. Il devait déjà être sur le bateau pour rentrer au pays, à l'heure qu'il était. Héliodore ne trouva pas à rougir et, d'ailleurs, il s'apprêtait à fausser compagnie à sa génitrice. Celle-ci, les jambes surélevées par plusieurs coussins, ne montrait pas la splendeur qu'elle affichait dès lors qu'elle mettait un pied hors de leur demeure. Il comptait bien profiter de son état, probablement vidée par le trajet jusqu'à la capitale, pour filer sans encombre jusqu'à l'étage.
— Héliodore, le retint la voix grinçante de sa mère.
Héliodore suspendit son geste et rétablit une expression tout en neutralité sur ses traits. La lampe disposée sur la table basse diffusait une lumière flatteuse et jouait avec la dureté de ses traits et les éclats de ses grains de beauté. Sa mère l'observait sans détourner le regard, avec cette intransigeance qui pesait sur les épaules de son fils depuis la petite enfance.
— Je ne suis pas revenue uniquement pour ne pas donner de fausses idées à nos rivaux.
Héliodore se tut. Bien entendu qu'il le savait, mais il n'avait pas la force d'affronter la contrariété de sa mère ce soir. Les émotions l'avaient vidé de toute substance et, de toute manière, il lui semblait qu'il n'avait jamais eu la force de lui tenir tête, peu importait la situation.
— Ton mariage bat de l'aile, Héliodore. Cela fera un an que tes épousailles ont eu lieu et tu n'as pas su donner à Apolline l'enfant dont elle devrait déjà être engrossée.
— Cela viendra, tempéra-t-il, d'une voix que sa mère ne parut pas entendre.
— Ce n'est pas la seule chose qui ne convient pas, fils. Ton comportement est digne d'un sauvage. Lorsque ton épouse parvient à te tirer d'ici, tu te contentes de quelques paroles lâchées du bout des lèvres. Ton comportement n'est pas celui attendu et finira par nous porter préjudice.
Héliodore sentit sa bouche s'assécher. Rose était bien loin de l'exagération et il aurait pourtant aimé qu'elle accentue ses défauts. Il haïssait les sorties mondaines, les promenades autour d'une conversation, les bals et les réceptions. Tout ce qui aurait dû ponctuer sa vie de puissant lui faisait horreur et, la plupart du temps, il refusait à sa femme le privilège de sortir à ses côtés. Apolline s'en plaignait à demi-mot et commençait, doucement, à se flétrir elle aussi. Elle n'était de loin pas la plus jolie des fleurs, mais elle ne méritait pas de faner avant l'âge.
— J'attends de toi une réaction immédiate. Tu es un homme responsable, mais de loin pas à la hauteur du comportement que j'espérais. Cet empire que j'ai construit, il sera bientôt tien, mais il m'appartient encore et j'exige de toi que tu t'en montres digne. Et si cela comprend parader, négocier, tromper, duper, eh bien il faudra que tu y prennes part !
La gorge d'Héliodore se noua. Les mots de sa mère avaient toujours été rudes, parfois même violents, mais ils reposaient sur une telle vérité que cela lui donna la nausée. Il était incapable de jouer les intéressés, de jouer un rôle. Il ne se plaisait pas dans ce monde de frasques et d'hypocrisie, dans ce monde où la moindre erreur commise pouvait mener inéluctablement à la déchéance.
— Me suis-je bien faite comprendre, Héliodore ?
— Bien sûr, mère.
Une réponse qui aurait pu se prêter à n'importe quelle situation et il sembla à Héliodore qu'il n'avait jamais su répondre quelque chose de différent, une contradiction, une négation, un point de vue qui se détache de l'opinion de sa mère. Cette fois, après un dernier regard pour l'air exigeant de sa mère, toujours enveloppée dans une longue robe de chambre en satin, il quitta le salon. Il gravit les escaliers, traversa le couloir plongé dans la pénombre, s'arrêta à peine devant la chambre conjugale, les conseils et les ordres de Rose toujours incrustés dans son esprit. Son mariage battait de l'aile, c'était un fait, et depuis des mois, le couple se présentait en public comme le symbole de l'unité. De la poudre aux yeux qui ne dupait que les moins habiles.
Héliodore renonça à l'idée de la rejoindre. Il s'en sentit incapable. Il fit sauter le verrou de l'une des chambres qu'il occupait à l'occasion, plus modeste, mais assez vaste pour rester confortable selon les critères de cette élite sociale. Il alluma la lampe dans un geste dicté par l'habitude et ravala le mépris qu'il se vouait. Ses pensées revenaient à la soirée qu'il avait passée sans même s'attarder sur le mensonge qu'il avait présenté pour justifier son absence. Il s'aventurait sur un chemin dangereux, sur un chemin qui ne le mènerait probablement nulle part.
Héliodore s'effondra sur le lit impeccablement fait et y respira l'odeur de lessive familière. Sans même se relever, il retira les vêtements qui le couvraient sans prendre la peine de se dévêtir entièrement. Sa chemise couvrait encore sa nudité lorsqu'il s'allongea pour de bon sur le matelas. Son regard vide se fixa au plafond et il fut pris d'une envie, d'une envie cruelle et insidieuse, de laisser éclater le camaïeu de couleurs, d'émotions, qui le saturait. La stupéfaction qui avait suivi l'audace de cet inconnu, l'attraction qu'il n'osait permettre, la pression qui l'écrasait à la simple pensée du retour de sa mère, l'attente déraisonnable à laquelle chacun de ses gestes se devait de répondre. C'était trop, trop pour un seul homme. Lui qui s'était toujours gardé de laisser surgir cette bête, ce monstre avide, n'en avait soudain plus le courage. Une plainte jaillit de ses lèvres.
Il demeura ainsi de longues minutes, peut-être même bien des heures, à se ressasser la soirée et celle de la veille, à chercher son erreur, à chercher une réponse. Son cœur martelait ses côtes au point d'en déchirer les os, la chair, la peau. Il lui fallait se décider et un mauvais choix ne lui serait pas pardonné. Cette incertitude le poursuivit jusque dans ses rêves et, le lendemain, lorsqu'il se tira des draps mouillés d'un sommeil agité, il sut.
Il n'était pas trop tard pour s'échapper à la tentation, au danger et, le soir qui l'attendait n'accueillerait pas une nouvelle rencontre. Héliodore se promit d'être maître de sa vie, de cette décision et d'annihiler le mal avant qu'il n'y succombe.
Je vous présente Rose de Thancy, une mère pour le moins... envahissante ! Son caractère justifie plus ou moins celui de son fils et il faut s'avouer qu'elle a tendance à l'écraser, à projeter sur lui ses ambitions, mais vous aurez l'occasion de le découvrir plus spécifiquement par la suite. J'espère que ce chapitre vous aura plus et je retourne à mon rush écriture !
Passez de belles fêtes <3
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