Chapitre 39

« Aujourd'hui, je refais ainsi la définition de la Révolution :

une grande lumière mise au service d'une grande justice. »

-Victor Hugo.


En apercevait les premières lueurs de l'aube, Alcidie avait su et décrété que cette journée serait décisive. Qu'elle marquerait un tournant majeur dans cette révolution. Une certitude qui ne s'expliquait pas et qu'elle portait au creux de son être, prête à former elle-même l'ébauche de ce bouleversement.

Cette journée du 29 juillet 1830 signerait la réussite ou l'échec de cette entreprise grandiose.

La journée avait débuté avec un nouvel objectif à atteindre, plus concret encore que tous ceux qui s'étaient succédés les deux jours précédents : les Tuileries. Le peuple de Paris et les quelques grandes figures qui l'avaient intégré exigerait là-bas la démission de Polignac et le retrait des Ordonnances de St Cloud. Cette fois, le roi et ses ministres avaient compris que le contrôle de la ville leur échappait et que Paris ne tolérerait plus aucun compromis. Le peuple voulait une réponse claire, certains exigeaient déjà la destitution du roi de France. Une nouvelle ère s'abattait sur la ville.

Charles X n'avait plus affaire à une populace, mais à un peuple. Un peuple dont le courroux aurait pu provoquer une réplique de 1789.

La journée avait débuté dans le sang et malgré les stratégies mises en place, les Parisiens continuaient d'avancer. Pire encore, les gardes nationaux désertèrent pour grossir les rangs des insurgés et, ensemble, alors que se confondaient les uniformes et les civils, ils prirent rues après rues, places après places. Ils visaient les symboles, la Bastille, les Tuileries, l'Hôtel de ville, et malgré la défense organisée par Marmont, il se heurtait à une résistance hors-norme. Il avait sous-estimé l'importance de ce qu'il avait confondu avec de vulgaires émeutes.

Paris était ébranlé par une nouvelle révolution.

Paris s'enflammait et brûlait depuis déjà trois jours.

Paris s'embrasait dans les clameurs des révolutionnaires.

Des hommes emplissaient les rues, véritable marée humaine, et se savaient assez nombreux pour triompher. Cet espoir les rendait plus dangereux, plus inarrêtable. La foule était faite de bourgeois, d'ouvriers, mais aussi d'hommes en uniforme. Marmont se trouvait pris à son propre piège, Polignac et le roi avec lui.

Pire fléau encore, les insurgés s'organisaient. On décidait d'attaquer une rue tenue par les garnisons suisses afin de les isoler des autres et de mieux se frayer une brèche dans leurs positions. Une logique implacable, une résistance redoublée, le peuple de Paris semblait inépuisable. Il écartait les morts, les leurs et ceux des soldats confondus, pour avancer encore. Certains approchaient déjà, et en cet après-midi, des Tuileries et les rues s'étaient transfigurées en théâtre de combats sanglants. Tantôt, un bataillon écrasait les résistances de quelques dizaines, parfois centaines d'hommes retranchés derrière des barricades, tantôt, le peuple s'en tirait pour piétiner les soldats. Ils leur volaient alors leur arme avant d'avancer encore, de toucher au but, de s'égosiller en clameurs.

Alcidie se tenait au détour de la rue de Rohan, où une pièce de canon avait été placée par les bons soins de Marmont. Elle le maudissait, elle le maudissait de toute son âme. Ils n'avançaient pas et les combats se durcissaient. S'ils attendaient encore, ils finiraient par être écrasés à leur tour, un à un. Les hommes qui se trouvaient à ses côtés le savaient et les plus fins stratèges tâchaient de trouver une solution au bourbier. Chaque tir échangé, c'était une balle perdue, soit une chance de survivre qui leur était arrachée. Les hautes demeures qui les entouraient pâlissaient sous le soleil implacable et Alcidie inscrivit cette vision dans sa mémoire. Là-bas, à quelques dizaines de mètres, quarante si elle en jugeait la longueur de la rue, les soldats tenaient leur position.

— Qu'est-ce que tu en dis ?

Alcidie se retourna comme piquée par un insecte à la morsure particulièrement douloureuse. Denise la suivait comme son ombre, comme tenue par un serment auquel elle ne saurait déroger.

— J'en dis que tu devrais rentrer chez toi tant qu'il en est encore temps, rétorqua la jeune femme, avec aigreur.

Denise avait enfilé une robe plus décente que celles qu'elle avait l'habitude de porter. Son visage vierge de tout artifice, Alcidie ne la trouva que plus belle. Une beauté qui attirait les regards et lui valait quelques œillades appréciatrices des insurgés. Denise était capable de faire oublier à n'importe quel homme la raison de sa présence ici. Les lèvres pincées de désapprobation, Alcidie ajouta :

— Tu devrais te couvrir.

— Je suis déjà assez couverte.

— Ne fais pas l'idiote, ils te regardent tous.

— Et qu'est-ce que je suis supposée y faire ? Tu vois, je devrais me dévêtir un peu plus, je ferai peut-être diversion.

Alcidie leva les yeux au ciel. Elle n'avait pas suffisamment de mal à se veiller sur elle-même qu'elle devait également garder un œil sur Denise. La jeune femme, derrière ses airs les minauderies qu'elle réservait aux clients et qu'elle empruntait lorsqu'elle voulait obtenir une faveur, quelle qu'elle soit, était une personne débrouillarde et capable de se tirer des situations les plus désespérées. Malgré tout, Alcidie ne se pardonnerait jamais la mort de celle qui avait longtemps été son amante. Les soldats hésiteraient sans doute à tirer sur une femme, mais les risques qu'elle essuie une balle perdue ou celle d'un garde particulièrement zélé persistaient. Alcidie avait écarté Constance et avait refusé de regagner son appartement la nuit précédente pour éviter absolument que la comédienne insiste pour l'accompagner. Elle refusait de songer qu'elle pourrait ne pas réussir à tous les sauver. Iwan était mort, c'était assez, cette révolution devait être gagnée sans plus de sang verser.

— Tiens, bois, il fait une chaleur infernale.

Alcidie se saisit de la petite gourde que Denise avait eu la présence d'esprit d'emporter. Les autres insurgés s'agitaient, des désaccords naissaient et Alcidie craignait déjà que les soldats en profitent pour faire table rase de la rue. Ailleurs, à quelques mètres de là, les coups de feu déchiraient le silence de la ville. Les habitants s'étaient retranchés dans leurs appartements et avait refermés les volets comme pour abandonner les insurgés à leur triste sort. Alcidie ferma les yeux avant de boire une grande rasade de boisson.

— Ce n'est pas... hoqueta-t-elle.

— Non, pas d'eau, désolée. Il me fallait de quoi me donner du courage.

L'alcool bon marché brûla la gorge d'Alcidie, mais elle n'émit pas d'autres commentaires. Du courage, ils en avaient tous besoin. Ils étaient coincés par la situation et si d'autres gardes parvenaient à contourner la rue pour les y bloquer, leurs chances de s'en tirer vivants ne seraient plus qu'un minime pourcentage.

— Ils manquent d'eau aussi, là-bas, dit-elle, et de munitions. On ne peut pas rester là, on doit avancer, quoi qu'il nous en coûte.

Denise acquiesça.

— Tu devrais rentrer, insista une nouvelle fois Alcidie, après avoir tenté de replacer une mèche rousse dans son couvre-chef.

— Pour aller où ? Rejoindre les clients qui m'attendent là-bas ? Tu penses que j'en ai envie, Alcidie ? Tu sais très bien que je n'ai jamais voulu de cette vie. Aujourd'hui, je peux donner un sens à tout ça, alors pas question que tu me voles ce droit. On a tous nos raisons d'être là, de se battre et de mourir, ce n'est pas parce que mes raisons sont différentes des tiennes qu'elles sont moins légitimes.

Alcidie porta la gourde de Denise aux lèvres avant d'avaler une deuxième gorgée. Denise avait raison, aussi brave qu'elle était, elle aurait bien besoin d'un peu plus de courage s'ils devaient mourir aujourd'hui. Alcidie avait survécu aux premières journées avec à peine plus que quelques égratignures. La plaie de sa tempe cicatrisait correctement et à l'exception de quelques migraines, elle s'en tirait à bon compte. Elle contempla la prostituée avant d'opiner à son tour :

— Très bien.

— Si jamais je meure, j'aimerais que tu préviennes les autres filles.

Denise n'avait plus de famille depuis bien longtemps. L'une de ces histoires quelconques, mais tragiques. Peu importait les raisons, une épidémie, une mort prématurée due aux conditions désastreuses, l'abandon de sa famille pour un motif ou pour un autre, le résultat demeurait. Alcidie renifla et épongea la sueur qui inondait son front. Le canon pointait sa gueule affreuse sur eux et la rue ne faisait qu'une vingtaine de mètres de large. Ils étaient à la merci des balles ennemies.

— Si jamais je viens à mourir, j'aimerais que tu viennes à mon appartement. Constance s'y trouve et... et si tu pouvais retrouver Sorel, aussi.

Elle ignorait où se pouvait bien se trouver son ami. Il était sans doute revenu après le lever du soleil, mais Paris était vaste et les insurgés combattaient sur plusieurs fronts. Elle priait pour ne pas croiser son cadavre, pour ne pas découvrir son corps adossé contre une façade pâlie par le soleil.

— J'aurais aimé rencontrer cette Constance, admit Denise, jetant parfois des regards derrière les barricades pour contempler la rue déjà jonchée de débris.

— Moi aussi. Si on survit toutes les deux, je te la présenterai.

Denise approuva. Elles s'accrochèrent toutes deux à cet espoir.

Autour d'eux, terrés derrière les barricades, mais bien plus turbulents et indisciplinés que les adultes, des enfants se prêtaient au jeu d'une guerre qu'Alcidie leur souhaitait de ne jamais connaître. Ils étaient sales, pour la plupart vêtus d'haillons, de guenilles informes et rapiécés, et il y avait fort à parier que la plupart était des orphelins. Des gamins qui n'avaient pas eu la chance d'une bonne naissance et qui n'avaient connu qu'une vie de misère. C'était pour eux, aussi, qu'il fallait se battre. Pour un avenir, pour changer le visage de ce monde et pour réclamer des droits dont ils profiteraient peut-être un jour. Un de ces miséreux, dont les chevilles maigres dépassaient de leurs culottes courtes, se cogna contre les jambes de Denise qui le rattrapa avant que le petit garçon ne lui file entre les doigts :

— Eh, attends un peu.

L'enfant ne devait pas être âgé de puis d'une dizaine d'années. Pourtant, et Alcidie le comprit en un regard, il était sans doute plus âgé que cela. Il avait sans doute onze ou douze ans, mais il était minuscule. Vif, décharné, sans doute souffrant de ces maladies qui s'attrapaient dans les rues les plus malfamées et causées par la pollution parisienne, il se débattait pour échapper à la main de Denise refermée sur son bras. La prostituée ne serrait pas, mais l'enfant se débattait comme un diable et elle craignait de lui briser l'os. Doucement, elle s'agenouilla :

— Eh, petit, viens-là. Je te veux pas de mal, d'accord ?

La voix douce de la prostituée parut calmer la récalcitrance du garçonnet. Il avait sans doute été battu à plusieurs reprises par des gardes, des gendarmes qui ne voyaient en lui qu'une vermine tenace et salissante. Le visage maculé de poussière, des traces de crasse lui donnaient piètre allure et un souffle erratique laissa entrevoir des dents déjà gâtés.

— Tu devrais pas rester ici. C'est dangereux.

Buté, le môme secoua la tête et Alcidie pinça les lèvres. Elle n'avait pas la patience de Denise et un premier coup de feu venait d'être tiré sans qu'ils ne sachent qui avait déclenché les hostilités. Des soldats se trouvaient sur les balcons à quelques dizaines de mètres et, du côté des insurgés, on avait défoncé la porte d'une maison quelconque, quitte à terroriser les habitants à l'intérieur, pour y accéder à leur tour. Ils se distribuaient les rôles et certains seraient chargés de courir sous le déluge de plomb jusqu'à déloger les quelques tireurs en uniforme perchés parfois jusque sur les toits. Le temps pressait.

Alcidie fouilla dans l'une des poches de ses vêtements et en tira un morceau de pain rassis. La croute avait durci et n'avait pas fière allure, mais le garçon était affamé. Elle se pencha à son tour et tendit la nourriture pour adopter une voix qu'elle espéra aussi claire que celle de Denise :

— Allez, prends ça. Ne le mange pas tout de suite, attends d'être à l'abri.

Toujours sans un mot, l'enfant loucha sur le morceau de pain comme s'il n'avait jamais rien vu de tel. Alcidie pouvait presque le voir saliver et le suppliait presque du regard.

— Prends-le, il est à toi.

Il ne se fit pas prier et s'empara du présent. Les coups de feu claquaient en tout sens et les premiers tireurs abattaient les soldats en face. Plus discrets, bien que moins entraînés, ils couvraient les insurgés lancés à l'assaut des positions ennemies. Les combats pouvaient reprendre.

Alcidie poussa le môme à l'écart et lui intima :

— File !

Elle crut lire, dans son regard, de la reconnaissance avant qu'il ne disparaisse. Ces gamins connaissent Paris comme leur poche et s'étaient déjà faufilés dans chaque recoin. Le peuple avait même fait d'eux des alliés de taille pour tromper l'ennemi.

Alcidie se redressa et prit une profonde goulée d'air brûlant. Entraînée par les hommes qui se précipitaient à l'assaut, elle ne lutta pas pour rester à l'abri derrière les barricades. Les Parisiens avaient jeté par leurs fenêtres des tables et des chaises pour apporter une maigre contribution à cette grande cause. Alcidie arracha une arme aux mains d'un cadavre encore chaud et remercia son père de lui avoir appris à se servir d'un pistolet. Les rues de Paris n'étaient pas sûres pour les femmes et son géniteur lui avait glissé de quoi se défendre avant que l'homme qu'elle avait tant aimé et tant haï ne lui fasse la cour. Elle glissa son index contre la détente et fit face aux balles qui sifflaient.

— Vive la France ! clama-t-elle.

Elle perdit, à compter de ces mots, sa capacité à raisonner et à décomposer le cours des événements.

Alcidie perdit d'abord Denise dans la foule, attirée dans les méandres de l'affrontement. Les balles sifflaient dans ses oreilles, certaines éclataient les pavés juste sous ses pieds. Les cris, les clameurs, les hurlements. Elle était incapable de savoir s'ils lui appartenaient ou s'ils étaient ceux de ses camarades.

La respiration courte, une émotion particulière prit naissance au creux de son être. Elle n'avait jamais rien connu de tel. Autour d'elle, des enfants agitaient le drapeau tricolore et le peuple conquérait chaque mètre de sa liberté.

Paris s'ébranlait sous le chant des barricades, sous la clameur des révolutionnaires.

Paris se dévoilait un visage nouveau, une identité pleine et fière.

Alcidie marchait, pas après pas, seule au monde et plus que jamais consciente de celui-ci. De ce qui les animait tous et de ce pourquoi ils étaient prêts à se sacrifier.

Des droits, leurs revendications, la liberté.

Une ode qui montait, plus forte qu'un cri, plus déchirante qu'un sanglot.

Une balle frôla Alcidie et troua le haut de son couvre-chef. L'abeille de cuivre et de feu avait manqué le sommet de son crane de quelques centimètres à peine et, sans plus réfléchir, car elle n'était plus qu'un amas de chairs animés par une détermination brute, elle s'en débarrassa. Ses cheveux roux se libérèrent dans son dos et le temps parut se suspendre.

Un pas.

Un second.

Alcidie hurlait à s'en briser les cordes vocales. Elle tira sans même viser une balle, puis une deuxième, et atteignit un soldat en pleine course. Autour d'elle, c'était le chaos.

Un chaos hideux et superbe.

Encore un pas.

Et un autre.

Elle n'était plus qu'à une vingtaine de mètres des positions ennemies. La plupart avait cessé de se terrer pour affronter les insurgés. Le canon n'avait tiré qu'une fois avant qu'on abatte brusquement le soldat qui chargeait la bête monstrueuse. La voie était presque libre, il ne suffisait qu'avancer. Avancer, abattre, et survivre.

Les cheveux d'Alcidie enflammaient sa silhouette féminine. Au milieu d'une telle violence, elle ressemblait à s'en méprendre à une apparition céleste au milieu des hommes.

Une figure onirique tirée des profondeurs de l'oubli pour sauver la France.

Alcidie n'était qu'une femme, une passionnée, une révolutionnaire. Un être ivre de peur et d'envie, d'effroi et de détermination. Elle était redoutable et incarnait les valeurs chéries des Français.

Elle était si proche et, au milieu des cris qu'elle ne s'entendait plus prononcer, il y avait l'espoir. Un espoir qu'elle rêvait de bercer entre ses bras.

— Vive la France !

Un dernier pas.

Une balle la faucha au milieu de la poitrine et elle s'immobilisa avant même que la douleur la saisisse. Alcidie vit la fleur vermeille s'épanouir et imbiber le tissu.

La couleur de la révolution.

Elle sourit et vit à peine que les premiers hommes achevaient de conquérir la rue. Ses doigts cessèrent d'étrangler le pistolet et elle n'entendit plus ni les clameurs ni les cris. Ni les râles des agonisants que les insurgés piétinaient pour avancer un pas de plus ni même le chant qui s'élevait des barricades.

Elle ne voyait plus que Paris libre et fort, ce visage qu'elle ne verrait jamais et pourtant si proche. Elle ne percevait que le drapeau tricolore qui flottait au bout de la rue de Rohan.

Alors, elle s'effondra sur les pavés brisés et imbibés du sang de tous ces hommes. Elle sourit sous la brûlure du soleil nu. Après s'être embrasée, après avoir brûlée tout son soûl, il était temps de s'éteindre.

Elle était libre. 


Je dois dire que je ne suis pas sereine à l'idée de poster ce chapitre. On est proches, tout proches de la fin. Quelle que soit la fin que je réserve individuellement aux personnages, j'expliquerai mon choix. Ce n'est pas irréfléchi, c'est simplement que je ne me les imaginais pas finir le roman autrement. Ne vous les imaginez pas tous morts pour autant ;))

J'espère sincèrement que ce chapitre vous a plu, j'ai aimé l'écrire et j'espère être restée juste du début jusqu'à la fin. Le chapitre m'a demandé un certain nombre de recherches et de vérifications, alors j'espère ne pas m'être trop plantée. 

Je vous souhaite une belle soirée. 

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