Chapitre 37
« Quand le peuple est plus éclairé que le trône,
il est bien près d'une révolution. »
-Rivarol.
La nuit avait été infernale.
Paris, plongée dans le noir, avait vu pâlir l'aube après avoir été aveuglé durant de longues heures.
Les révolutionnaires avaient brisé les réverbères de la capitale durant la nuit tandis que les gendarmes avaient quitté leurs positions pendant la nuit. Encore une fois, Marmont s'était fourvoyé et il devenait assez net que ces émeutes ne s'en tiendraient pas là.
Pire encore, ce n'était que le début.
Alcidie était rentré chez elle après avoir raccompagné Sorel, mais ce dernier avait été incapable de supporter le vide de son appartement. Ce vide qui lui rappelait sans cesse qu'Iwan n'était plus là, que plus jamais il n'embrasserait son front avant une dure journée de labeur, que plus jamais il ne partagerait sa journée avec lui.
Que désormais, chaque verbe se conjuguait à cela, à plus jamais.
Sorel avait tourné comme un fauve dans son appartement étroit placé sous les combles de l'immeuble et avait fini par abandonner. Il n'avait nulle part où aller et si l'envie de se rendre dans le premier bar venu pour y quémander un peu d'oubli l'avait effleuré, il s'y était catégoriquement. Iwan aurait détesté ce visage de son jumeau et se prêter à ce jeu sordide revenait à rendre sa mort plus amère, plus injuste. Quitte à errer dans les rues de Paris, dans les rues encore écrasées sous une moiteur désagréable, il avait rejoint les hommes de la révolution.
Il avait trouvé une meilleure façon de s'oublier.
Il avait saccagé les réverbères, saccagé chaque source de lumière, comme si Paris en personne était le coupable. Comme s'il fallait que cette ville maudite paie pour ce qu'elle lui avait enlevé.
Des heures durant, il s'était prêté au jeu.
Au jeu grandiose de la Révolution.
Sorel avait éloigné toute réflexion jusqu'à séparer ses gestes de ses pensées, jusqu'à rendre chaque acte indépendant de toute volonté. Il n'était plus seulement un rôle qu'il endossait avec génie, mais une illusion.
Absent de lui-même.
À l'aube, quelques femmes étaient venues servir du café. Malgré l'épuisement, malgré la peur, le peuple de Paris n'en démordrait pas. Mieux que cela, chaque événement, chaque réponse de l'armée et chaque silence du roi, gonflait les âmes d'une lumière nouvelle. Un devoir envers soi-même, une obligation envers cette nation naissance. Plus qu'un royaume qui dominait l'Europe, la France se transfigurait et cette révolution, les requêtes qui en découlaient, en formait l'exemple le plus criant.
Le peuple ne voulait pas seulement du pain, mais des libertés, des droits, une justice. Le mécontentement les unifiait et si Sorel se pensait encore capable de ressentir quoi que ce soit, peut-être l'aurait-il reconnu. Alcidie, elle, le percevait jusqu'au fond de ses entrailles. Cette fierté, cette dignité, cette identité française qui s'épanouissait sous le soleil brûlant de l'été.
Qui s'épanouissait dans une fleur de sang.
Sorel s'éloigna, une tasse de café brûlante à la main. Il se laissa choir contre la façade poussiéreuse d'une vieille enseigne. La tête lui tournait et une nausée solide lui tordait le ventre. Depuis combien d'heures exactement n'avait-il pas fermé l'œil ? Depuis bien trop longtemps. Pourtant, il craignait trop le silence de son appartement pour s'y risquer une fois la nuit tombée.
La nuit et ses cris de folle à faire perdre la raison aux hommes.
Sorel but d'une traite le breuvage brûlant. Il grimaça à peine sous l'amertume et frotta ses yeux rougis. Une nouvelle journée se profilait dans la pâleur blême de l'aurore. Ce spectacle, le soleil qui gravissait tant bien que mal les premières marches de son ascension, le laissa indifférent. Il ne partageait pas l'ardeur de ses frères, à peine comprenait-il leurs revendications. Les siennes semblaient bien creuses en comparaison. Il désirait la destruction et l'oubli.
Comme guidé par un désir de chaos.
Autour de lui, les hommes fourmillaient. Les soldats ne tarderaient plus à se mêler à la danse. C'était si grotesque que Sorel y vit un satyre, une vaste comédie à laquelle certains rechignaient encore à prendre part.
Sorel n'avait jamais été aussi mauvais comédien.
Soudain, alors que ses paupières lourdes tombaient inexorablement sur ses yeux fatigués, une tasse pleine s'invita dans son champ de vision. Sorel rencontra le regard aimable, presque affable, de l'homme qui la lui tendait :
— Je crois que tu aurais bien besoin d'une double-dose, je me trompe ?
Le premier réflexe du comédien fut de se renfrogner, comme si cette intrusion dans sa solitude lui était particulièrement désagréable. Le visage engageant de l'imprudent finit par le convaincre d'adopter une attitude moins impolie. Il accepta le café dans une parole qu'il espéra légère :
— Ce ne sera pas de refus !
L'homme devait compter l'âge d'Héliodore, peut-être quelques années de plus, mais il y avait en lui une énergie communicative. Une figure banale, une beauté qui n'attirait pas tous les regards, mais qui avait le mérite de ne pas diviser. Une âme brillante suffisait à sublimer ces traits, cette simplicité, et cet homme la possédait sans nul doute. Une intelligence acérée, mais qui savait rester discrète, doublée d'une détermination indivisible. En un regard, Sorel éprouva une bouffée de sympathie pour cet inconnu et lui trouva tout le charme d'un être honnête et vertueux. Il s'assit à même le sol, tout comme le comédien, mais la qualité de sa chemise et du veston qui dessinait sa stature ne laissaient aucun doute au sujet de sa naissance. Si la distinction de ses gestes, cette noblesse de corps et d'esprit, ne suffisait pas à disperser le doute, cette coquetterie n'avait rien de celle d'un ouvrier. Ces habits, bien que couverts de crasse, de sueur et de poussière, devaient coûter bien deux fois le salaire d'un de ces hommes.
— Épuisé ?
— J'imagine que mon visage parle de lui-même.
— Épuisé, mais pas dénué de répondant, voilà qui me plaît.
Pour la première fois depuis que le soleil s'était couché, les traits de Sorel se détendirent.
— Vous distribuez du café en soutien aux révolutionnaires, ou...
— Je ne me contente pas de distribuer du café.
Sorel avait été surpris du nombre de bourgeois, même supérieur à celui des ouvriers jusqu'à ce matin. Les plus pauvres commençaient cependant à défiler à leur tour et les requêtes changeaient jusque dans leur nature. Sorel retint une remarque qu'il jugea déplacée. Il n'avait jamais vu un homme ne pas faire usage de son pouvoir ou de sa fortune pour écraser autrui. C'étaient eux, les moins chanceux, qui s'occupaient de tendre le café, non de le recevoir.
— Une bonne action, alors, se contenta-t-il de commenter.
— Contente-toi d'un remerciement, un café ne vaut pas bien plus.
— Pour vous, peut-être.
— Cesse de voir en moi un bourgeois imbu de sa personne, il ne te veut pas plus qu'un café.
Sorel trempa ses lèvres dans le breuvage et grimaça. Curieusement, il se sentit prêt à s'excuser alors qu'il ne l'avait jamais fait face à Héliodore et que, quelques secondes auparavant, il n'aurait pas hésité à renvoyer cette énergumène d'où elle venait. Il retrouva en lui toute l'amertume qu'il avait déversé sur son amant les premiers jours, comme une vengeance injuste. Cette pensée le saisit et il grinça des dents. Il avait fui plus lâchement qu'il n'aurait pu l'imaginer et, désormais, il s'en fustigeait autant qu'il s'en félicitait. Héliodore ne méritait pas de le voir dans un pareil état et Sorel était trop fier pour lui offrir un visage si dégradant, si infâme. D'une voix où perlait une légèreté teintée de peine :
— Vous me faites penser à quelqu'un.
Au loin, on criait déjà au rassemblement. Les soldats ne tarderaient plus à se présenter et la journée, à débuter pour de bon. La fébrilité dans l'air se cristallisait et annonçait le commencement d'une nouvelle journée de lutte pour des centaines, des milliers de Parisiens.
— Quel est son nom ?
— Héliodore. Héliodore de Thancy.
Au loin, les premières clameurs s'élevaient.
Le regard d'Arthur de Virain s'était durci.
***
Héliodore contemplait d'un œil absent la robe ambrée du cognac. Il avait extirpé de la cave familiale un alcool, l'un des plus chers qu'ils possédaient, de ceux qui ne voyaient la lumière du jour dans le seul but d'impressionner un invité ou l'autre, et n'en appréciait même pas la saveur. La bouteille, vieillie de plusieurs années, gisait sur la table du salon tandis qu'Héliodore s'en versait un nouveau verre. Il en but une longue lampée.
La journée touchait déjà à sa fin et il réalisait à peine à quel point les jours pouvaient être interminables. Interminables et brefs à la fois, dans un savant esprit de contradiction. Rose avait été aussi absente que possible et Héliodore percevait dans sa fuite une sorte d'aveu. Elle était incapable de faire face à son fils, ou plutôt de ce qu'il restait de celui qu'elle avait façonné. Le garçon docile n'était plus, mais incarner le vrai Héliodore ne lui réussissait pas, il fallait en convenir. Rose lui avait à peine adressé quelques paroles et le seul regard qu'elle avait eu pour son fils trahissait largement son mépris.
Quel échec.
Une fois que les invités avaient quitté la demeure familiale, les sourires de convenance avaient déserté et Héliodore avait compris que Rose ne lui pardonnerait pas sa désertion. Elle était trop préoccupée par la situation parisienne et craignait qu'elle ne découle sur une catastrophe telle que celle de 1789. Ses yeux d'enfant n'avaient jamais oublié le sang qui inondait les rues et les cris, les clameurs, les condamnations. Pour la première fois en de longues années, Héliodore avait vu la peur luire dans le regard de sa génitrice et il avait presque eu pour elle un semblant de pitié. Le fils avait toujours cru qu'ils partageaient, l'un pour l'autre, un respect mutuel et peut-être même une forme bien timide d'affection. Désormais, il réalisait à quel point il s'était fourvoyé. Il avait respecté sa mère, mais l'inverse n'avait rien de juste. Quant à l'affection, elle n'était pas suffisamment désintéressée pour être qualifiée comme telle.
Un échec.
Tout au long de la journée, Héliodore s'était bercé aux sons des cris, des coups de feu et des ordres clamés. On racontait que l'hôtel de ville avait été pris d'assaut et que drapeau flottait ici et à la Bastille. D'émeutes, les manifestations sanglantes se libéraient de leurs mus pour incarner des insurrections révolutionnaires. Héliodore ignorait si le bruit qui courait était plus qu'une rumeur qui berçait les moins braves d'une douce illusion et, quelque part, sans doute s'en moquait-il.
— Monsieur, je suis navrée, mais je ne suis pas certaine que... Monsieur a eu une longue journée, je ne suis pas sûre qu'il acceptera de vous recevoir.
Héliodore était immergé dans ses pensées au point de ne pas avoir remarqué l'intrusion. Un homme, dans l'entrée, bataillait face à la gouvernante afin d'obtenir le droit d'entrer. Sans se presser, le maître des lieux avala une gorgée d'alcool avant d'articuler :
— Laissez, mademoiselle.
Avachi sur un des fauteuils du salon, Héliodore avait à peine conscience de renvoyer une bien piètre image de sa personne. Ses cheveux indisciplinés retombaient dans ses yeux et ses lunettes glissaient sur son nez. Il n'était seulement plus à une humiliation près. Cette pensée s'anéantit d'elle-même lorsqu'Héliodore découvrit l'identité de celui qui s'était risqué jusqu'ici malgré le chaos qui régnait dehors.
Arthur de Virain.
Loin du souvenir qu'Héliodore conservait de lui, l'homme n'avait manifestement pas pris la peine de se faire un brin de toilette avant de lui rendre visite. Cependant, son hôte serait mal avisé d'émettre le moindre jugement à son égard et le vertige qui l'avait saisi, qu'il devait autant à l'alcool qu'au choc, se dissipa.
— Bonsoir, Héliodore.
— Je... Bonsoir Arthur. Je suis... confus, pour tout vous dire je ne m'attendais pas à recevoir de la visite un tel jour. Voulez-vous qu'une domestique vous amène de l'eau ? Est-ce que vous avez été... attaqué ?
— Non, je suis sauf. Quant à la saleté, je suppose qu'une révolution n'opère pas dans l'hygiène dans laquelle nous sommes bercés.
Héliodore s'était levé d'un bond et regrettait déjà amèrement son geste. Il ne se sentait pas capable de faire la conversation à un homme tel que son invité et si son apparence débrayée pouvait encore tenir l'illusion, son regard vitreux et l'accent traînant de sa voix ne laissait plus le moindre doute. Combien de verres avait-il ingurgités, au juste ? À quelle sournoise entreprise avait-il songée en agissant de la sorte ?
— Dans ce cas... peut-être souhaiteriez-vous un verre ? Il fait une chaleur épouvantable, un petit rafraîchissement ne vous ferait que du bien, mon ami.
— Il semblerait que vous ayez commencé sans moi.
Le sourire d'Héliodore se tordit en une affreuse grimace. Même soûl, il ne parvenait pas à feindre une humeur légère et pour cause, il ne disposait pas du talent de comédien de son amant.
— Pourquoi êtes-vous venu ? Et... comment avez-vous mis la main sur le lieu où je réside ?
La diction d'Héliodore était anormalement lente et laborieuse. Il se haïssait de donner un spectacle aussi lamentable, aussi ridicule à celui qui l'avait toujours traité avec respect.
— Nous sommes issus du même monde, de Thancy, rétorqua Arthur, avec un brin de mépris dans la voix. Il ne m'a pas été bien difficile de vous retrouver. Quant à la seconde question, je ne suis pas certain que votre état vous le permette.
— Mon... état... répéta Héliodore, comme s'il saisissait à peine le sens de ces paroles.
— Vous êtes soûl, de Thancy.
— Vous êtes un fin observateur, de Virain.
— Je suis seulement moins aveugle. Non seulement vous êtes soûl, mais vous êtes aussi malheureux.
Héliodore émit un ricanement qu'il reconnut à peine. Il s'était surestimé et son corps n'endurait pas si bien l'alcool que ce qu'il avait espéré. Il ne se maîtrisait plus et cette perte de contrôle, cette attitude tout à fait déplorable, fut un coup de plus à une fierté réduite à néant. Une envie de sangloter lui noua à la forge et plutôt que de déverser le torrent de larmes qu'il retenait, dans un sursaut de dignité plus que par courage, il se pencha pour se saisir de son verre. Il le porta à ses lèvres et ferma les yeux pour accueillir la brûlure familière de l'alcool. Il ne sentit que l'instant où on lui arracha le verre des mains et, prêt à protester sur son droit de se soûler librement dans sa propre demeure, il ouvrit les yeux. Arthur lui jeta une œillade d'avertissement, bien moins plein de précautions et de retenue qu'il avait été les rares fois où ils s'étaient croisés.
— Ne me... forcez pas à vous mettre à la porte, de Virain.
— Je vous le déconseille.
— Eh bien, moi...
Il n'acheva jamais sa phrase. Son invité lui jeta un verre d'eau, resté à proximité, en plein visage. Une douche froide au sens littéral du terme. De quoi remettre de l'ordre dans ses pensées et signer un retour à la réalité pour le moins brutal. Arthur l'empoigna par le col et articula, d'une voix sourde :
— Écoutez-moi un instant et ouvrez grand vos oreilles, de Thancy. J'ai un homme qui vous attend à la tombée de la nuit au théâtre où vous vous êtes rencontrés. Vous allez me faire le plaisir de dessoûler et de vous rendre un temps soit peu présentable. Rendez-vous digne de la peine que je me donne à sauver ce qui peut l'être !
Il écarta brusquement Héliodore. Le jeune homme remonta ses lunettes jusqu'à la base de son nez et, abasourdi, il énonça :
— Je... Je crains de ne pas saisir.
— Pour l'amour du Ciel ! Sorel vous attend au théâtre ce soir, de Thancy ! Vous, pas un autre, parce qu'il s'agit bien de la personne dont vous me parliez, n'est-ce pas ? Ne soyez pas sot, saisissez votre chance, par les temps qui courent, elles ne se présentent pas deux fois !
Les temps qui couraient avaient la consistance du chaos et des désillusions. La révolte, Héliodore l'avait perdue, et il ne lui restait plus qu'une famille brisée et un amant qui l'avait fui. Le noble eut un regard confus à cet étrange allié. S'il avait eu l'esprit net, sans doute aurait-il cru bon de l'interroger sur la nature exacte de ses intentions, mais il était à peine capable d'aligner deux pensées cohérentes. Avec la lucidité revenait le désespoir et seule la venue d'une nouvelle illusion pouvait l'en tirer.
Le visage d'Héliodore ruisselait et il se tenait là, au beau milieu du salon, trempé par le geste d'humeur d'un homme qu'il connaissait à peine. Ses idées lui filaient entre les doigts, mais il avait compris l'essentiel.
Sorel.
J'avais l'intention de poster plus tôt, mais Wattpad m'a fait faux bond et refonctionne seulement maintenant. Je vous partage malgré tout ce chapitre qui nous fait entrer dans le décompte des cinq derniers chapitres du roman !
Nos deux protagonistes sont finalement réunis et il semblerait qu'un dernier répit s'offrirait à eux au coeur de la Révolution.
Bonne semaine à vous !
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