Chapitre 35
[Là encore, je vous présente directement le dessin entier et achevé. Vous l'aurez sans doute reconnu, mais il s'agit de Sorel, probablement sur scène, alors qu'il incarne Don Carlos. Il s'agit du dernier dessin très travaillé que j'ai réalisé pour La vie nous manque et il me reste juste quelques petites choses, rien de bien élaboré. J'espère donc que ce dessin vous plaît !]
« Je veux savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. »
-Jean Anouilh
Héliodore parcourait du regard les lignes du journal. Le National se déchaînait contre les décisions du gouvernement de Charles X, fait tout à fait étonnant puisque, sans omettre de tenir un discours très libéral, le journal exposait chaque décision prise à l'occasion de la promulgation de ces ordonnances et la plus fameuse d'entre elles : la censure de la presse. De quoi bousculer les libéraux et indigner tout le peuple parisien. Sans s'intéresser de près à la politique et s'en posséder d'avis très trancher sur la question, il s'était jusqu'alors contenté de l'opinion à la fois rigide et versatile, en fonction de l'auditeur, de sa mère, il savait que le roi venait de commettre une erreur monumentale.
Paris ne lui permettrait jamais cet acte.
Le National clamait déjà haut et fort qu'il s'agissait d'un coup d'État de la part de Charles X contre l'opinion et la chambre des députés. Un acte inacceptable.
Héliodore s'était procuré un journal et avait entendu, dans les rues, des échos de conversation qui n'étaient en rien rassurantes. Des manifestations avaient lieu en réponse aux ordonnances, mais surtout en signe de protestation à la suite de la fermeture des banques. Des hommes d'affaire parisiens avaient également fermé boutique et les plus prudents craignaient déjà des émeutes. Il ne s'agissait, pour l'heure en tout cas, que d'altercations isolées, pas de quoi alerter la vigilance des policiers. Marmont avait été nommé à la tête des armées royalistes et si celui qu'on accusait encore d'avoir vendu Paris sous Napoléon n'était pas perçu d'un très bon œil, celui-ci ne voyait pas en ces premières manifestations les signes d'une quelconque révolte. La surveillance se resserrait néanmoins. Personne ne voulait d'un second 1789 et les nobles encore moins.
Héliodore n'avait pas franchi le seuil de la maison tout de suite. Le journal froissé entre ses doigts, la sueur de ses doigts moites avait fait couler l'encre sur plusieurs lignes. L'encre bavait et rendait la réalité plus hideuse encore.
Il avait abandonné Paris sur un coup de tête monumental et au nom d'un rêve bien risible, il regagnait la capitale en plein cauchemar.
Il hésita à fuir, à tourner les talons et à rejoindre Sorel, où qu'il se trouve, mais il n'en trouva ni la force ni le courage. Il n'avait pas su trouver les mots durant le trajet et les heures qui avaient précédé celui-ci, il ne les trouverait pas plus maintenant. La ville avait ravivé leurs peurs, leurs tourmentes, à moins qu'elle ait souhaité les ramener à elle en dérobant la vie ténue d'Iwan. Paris était faite ainsi, aussi belle que dangereuse, aussi séductrice que mortelle.
Une chimère qui s'était vêtue de mille apparences pour mieux les charmer, pour mieux les détruire.
Héliodore ressentait, à son contact, un curieux mélange de désespoir et de soulagement. Au fond, peut-être en avait-il besoin, de cette douleur, de cette férocité. Peut-être même était-il venu la chercher, se fondre au plus profond de sa masse huileuse, à l'image de la ville changeante et de l'industrie qui la gagnait, année après année, jusqu'à s'oublier un peu plus.
Héliodore hésita encore un peu. Il avait le sentiment que s'il franchissait le pas de la porte, c'en était fini de lui. Jusqu'alors, il avait disposé d'une sorte d'issue, une brèche dans laquelle se faufiler au cas où les choses tournaient mal, mais cette illusion s'était dérobée aussi sûrement que la vérité avait balayé la douceur amère du mensonge.
Les choses avaient mal tourné et les issues s'étaient refermées, les unes après les autres. Le choix d'Héliodore le condamnerait de toute façon, alors souhaitait-il bel et bien rentrer à la maison ? En dépit de l'accueil qui lui serait réservé, il savait qu'il y trouverait un bon d'ancrage et que cette solution était celle de la sûreté, de la prudence, mais était-ce bien ce qu'il souhaitait ? Une part de lui en était persuadé, mais l'autre hésitait. Les risques ne lui avaient pas réussi, mais il avait aimé chaque instant qui avait précédé la chute. Chacun d'eux et il ne les oublierait pas.
Héliodore pourrait tout aussi bien rejoindre ces hommes et ces femmes qui manifestaient. Il s'agissait, pour la plupart, de bourgeois libéraux, mais ils étaient de plus en plus rejoints par des ouvriers. On scandait des slogans, on s'époumonait pour dénoncer les termes abusifs des Ordonnances. Il n'était pas question de renverser le roi, seulement de faire pression et d'obtenir gain de cause. Héliodore essaya de s'imaginer au milieu de tous ces gens, il se projeta aussi un peu plus loin que cela. Et si cela tournait mal ?
Un malheur qui recouvrait le précédent. Une descente aux enfers.
Héliodore imagina Paris embrasée, incendiée, ravagée par les flammes. Une réplique de la Révolution française plus de quarante ans plus tard.
Il posa la main sur la poignée de la maison. La politique ne l'intéressait que trop peu et s'il comprenait brièvement de quoi il était question, fruit d'une éducation méticuleuse et du désir de sa mère de faire de lui un homme capable d'agrémenter une conversation. Que penserait-elle, sa génitrice, si elle apprenait que son fils manifestait parce qu'elle lui avait inculqué les fondements politiques ? Ces grandes pensées, cette volonté de liberté, ne lui faisaient ni chaud ni froid.
Il n'y avait qu'une seule liberté qui comptait, la sienne, et il n'en avait jamais vu la couleur.
C'était égoïste, bien entendu, mais il était bien incapable de songer d'une autre façon. Il resombrait, malgré lui, dans l'indifférence notoire qui l'avait caractérisé pendant près de trente ans. Il naviguait quelque part entre une chaleur ardente et un courant glacé. Entre l'intérêt, l'implication et la splendeur des émotions qui lui pétrissaient les chairs, et le désintérêt, l'envie de s'enfermer loin de tout cela pour ne plus jamais en souffrir.
Vivre ne lui avait pas franchement réussi.
Héliodore referma ses doigts sur la poignée de la porte, bloqua sa respiration dans sa poitrine jusqu'à ce qu'une douleur aiguë lui traverse la cage thoracique, et ouvrit la porte. Celle-ci céda sans résister et il se glissa dans l'embrasure. L'entrée s'ouvrait sur un porte-manteau et Héliodore remarqua avec effroi que celui-ci était trop bien garni pour que la maison ne soit occupée que par les deux dames qu'elle renfermait habituellement. Il eut soudain envie de rebrousser chemin, qu'importait si cela signifiait se mêler aux mécontents et y risquer sa peau. Figer sur le seuil, il resta immobile jusqu'à ce qu'une domestique traverse le couloir, un plateau en équilibre sur un bras, une serviette propre dans l'autre. La femme, âgée d'une cinquantaine d'années, avait pratiquement vu naître Héliodore et contrairement aux autres employées de maison qui ne restaient habituellement que quelques mois en raison du caractère de la maîtresse des lieux, elle était restée fidèle aux de Thancy.
— Monsieur ?
— Bonjour, madame Harcin.
L'espace d'un instant, la domestique n'eut aucune réaction et Héliodore crut qu'elle allait lui demander de s'en aller, peu importait si cette maison lui appartenait ou non, mais elle se contenta de sourire et de s'exclamer :
— Monsieur est revenu !
Héliodore entendit très nettement les conversations qui s'élevaient depuis le salon s'amoindrir. Elle avait été entendue et il n'y avait plus aucune chance pour lui de se défiler. Il pâlit jusqu'aux racines de ses cheveux.
— Venez monsieur, suivez-moi.
Sans attendre de réponse, et avec une attitude qui outrepassait largement sa qualité de domestique, elle l'emporta à sa suite et s'arrêta sur le seuil du salon confortable dans lequel les invités avaient été rassemblés pour annoncer :
— Madame de Thancy, votre fils est ici.
Héliodore se terrait dans l'ombre de l'employée. De solide constitution, elle était avant tout une femme de caractère et il fallait au moins cela pour résister aux exigences de Rose. Son fils la vit pâlir à son tour. Blême sous la poudre qu'elle portait malgré la chaleur étouffante, elle suffoquait. Manifestement, elle n'avait pas imaginé que sa progéniture puisse choisir cet instant pour regagner la demeure familiale. Ce dernier avisait le salon et dévisagea à la dérobée chaque invité. Ils étaient rassemblés autour d'un thé et de quelques biscuits. Il y avait fort à parier que l'irruption d'Héliodore interrompait une conversation animée, sans doute au sujet des récents événements. Rose recevait rarement des invités et ceux-ci étaient probablement triés sur le volet. Elle n'admettrait pas d'essuyer une humiliation ainsi, aux yeux de tous, et Héliodore eut soudain envie de s'immiscer dans la brèche. Il aurait pu jeter au visage de sa génitrice ses manigances, mais aussi ses propres reproches. C'en serait fini de la réputation de Rose de Thancy et, par conséquent, de l'influence de leur famille. Héliodore n'en fit rien.
Le courage lui manquait, tout comme la foi de déverser son venin sur sa mère. Ce serait admettre qu'il était bien son fils et qu'il n'était pas si différent d'elle. Il préférait endurer ses jugements et son mépris !
Le silence s'étira et Héliodore oscillait entre deux attitudes. Il mourait d'envie d'afficher une assurance inébranlable, la force conquérante de celui qui revenait en maître des lieux et qui ne laisserait plus jamais Rose lui adresser la parole comme elle l'avait toujours fait, mais il renvoyait surtout l'image d'un garçon qui regagner la demeure familiale après une expédition ratée. Penaud et désolé. Plus éteint qu'il ne l'avait jamais été.
— Eh bien, il ne peut pas se présenter à nos invités dans cet accoutrement. Je ne pensais pas qu'il reviendrait si vite, les affaires ont été réglées plus vite que prévues, fils ?
Héliodore sentit quelque chose se durcir en lui. Rose avait dû présenter son absence comme une banalité. Son fils avait des affaires familiales à régler et était bien trop occupé pour les visiter. Bien sûr, c'était bien plus élégant que d'expliquer que son fils était parti avec son amant dans leur demeure de campagne afin de profiter de sa compagnie à l'abri des regards. Encore avait-il eu la délicatesse de ne pas imposer sa perversion sous leur toit ! Héliodore aurait pu en vomir tant l'attitude de sa mère le révulsait. À défaut de quoi il répondit, sans une once de coopération :
— En effet.
Rose afficha un sourire pincé. De toute évidence, elle ne s'était pas remise du choc et tentait en vain de rétablir la situation avant que celle-ci ne lui échappe. Le chaos se préparait déjà à l'extérieur de la demeure, il n'était pas question que ce désordre infâme n'en pollue l'intérieur. Prestement, comme si elle se débarrassait d'un insecte agaçant, elle s'adressa à sa belle-fille :
— Apolline, ma chère, que diriez-vous d'accompagner mon fils ?
— Avec plaisir, j'allais justement en faire la proposition. Je vous rejoindrai d'ici quelques minutes, dit l'intéressée, avec un sourire qui tremblait légèrement.
Apolline se leva, claqua sans doute un peu fort sa tasse sur la table, répandant un peu de liquide odorant sur la nappe en dentelles, et gratifia les invités d'un sourire poli. Ceux-ci paraissaient légèrement décontenancés par cette irruption, mais étaient sans doute loin de saisir l'étendue du malentendu. Parmi eux, une jeune fille d'une quinzaine d'années, qui n'avait probablement pas encore fait son entrée dans le monde, n'avait pas quitté Héliodore des yeux, comme si elle étudiait une créature des plus fascinantes.
Apolline passa le pas de la porte sans ralentir et jeta à peine, derrière son épaule :
— Suivez-moi, que nous soyons plus à notre aise pour discuter !
Discuter ? Héliodore s'étrangla. Pourquoi diable n'avait-il pas eu le bon goût de préparer un discours, même si celui-ci devait se forger sur un ramassis d'hypocrisie ? Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt ? Quelque part, se mesurer à son épouse semblait former un lot moins dangereux, mais tout aussi cruel. Héliodore craignait ce qu'elle pouvait avoir à lui demander. Apolline les mena jusqu'à la bibliothèque, une pièce plus étroite que le salon qui avait pour avantage d'être bien éclairée et de disposer de plusieurs fauteuils. La jeune femme en désigna un et invita son époux à s'y installer. Comme si, en l'espace de quelques jours, une semaine tout au plus, les rôles avaient été redistribués et qu'Héliodore n'avait plus véritablement sa place ici. Il avait cette impression au creux de l'estomac et son mal-être n'en était que décuplé. Le seul endroit où il ne s'était jamais senti chez lui, cette demeure secondaire de province, en présence de Sorel puisqu'il animait les lieux et les gratifiait de tout leur caractère, n'était plus qu'un souvenir à vif.
Il l'avait perdu. Le lieu, d'abord, et Sorel après. À moins que cela se soit produit dans le sens inverse. Iwan en premier, puis Sorel et, enfin, tout l'intérêt dont pouvait disposer le lieu à son regard.
— Je ne pensais que vous ne reviendriez plus.
— Ma mère non plus, visiblement, commenta Héliodore.
— Pour tout vous dire, je ne pensais pas vous revoir un jour.
Apolline n'avait pas un instant à perdre en bavardages inutiles. Ils s'étaient suffisamment voilés la face pour qu'ils ne se prêtent plus à ce jeu dans un pareil instant. Les poings plantés sur ses hanches définies, Apolline ne faiblissait pas et, pour la première fois, Héliodore perçut en elle quelque chose digne d'intérêt : du tempérament. Quelques cheveux blonds s'étaient échappés de sa coiffure et elle ne quittait pas des yeux celui qui avait l'audace de prétendre être son mari.
— Qu'avez-vous à me dire ?
— Rien.
— Rien ?
— Je ne vous dois rien.
— Est-ce là ce que vous croyez ?
— Je le crois.
Apolline pinça les lèvres. Elle en avait assez. Assez de ce ton détaché, de cette indifférence qu'elle ne méritait pas, de ce mépris qui suintait dans cette voix qu'elle aurait voulu tendre et caressante. Elle en avait assez de ce mariage raté et de jouer la comédie.
Jouer la comédie... Ce qu'ils jouaient, tous ensemble, comme un cœur étendu de dizaines, non de centaines de personnes, ce n'était rien d'autre qu'une tragédie.
— Vous êtes méprisable ! Vous disparaissez durant des jours, vous revenez comme si tout était normal, et vous prétendez ne rien me devoir ? Vous me répugnez !
— Je pourrais vous donner des détails à la hauteur de vous répugner, mademoiselle, mais je doute que vous en ayez le goût. Oui, je le répète, je ne vous dois rien. Je ne suis pas revenu pour venir honorer mon rôle d'époux alors que je n'ai jamais eu la moindre envie de le faire !
Apolline ne se situait qu'à un pas et, avant qu'Héliodore n'ait pu prédire son geste, elle le gifla à la volée. Sa paume cingla la joue de son mari et elle ne broncha pas. Le menton haut, elle ne pleurait pas, peut-être avait-elle versé trop de larmes pour s'y risquer encore, mais son attitude fier, dure, aurait pu appartenir à Rose. Seulement, Apolline asséna :
— Pourquoi êtes-vous revenu ?
Héliodore porta sa propre main à sa joue et sa femme suivit le geste, comme si elle craignait d'être battue pour avoir osé lever la main sur son époux. Bien des hommes n'auraient pas hésité une seule seconde à lui faire payer son audace et à faire mourir en elle tout envie de révolte, mais il fallait croire que la situation de Paris lui inspirait sa propre insurrection. Son mari tâta avec précaution la zone meurtrie et son regard s'était figé, comme si son âme venait de regagner brusquement le corps :
— Je n'en ai pas la moindre idée.
La fêlure dans sa voix, cette sorte de sanglot étranglé, apaisa instantanément le courroux d'Apolline. Elle se radoucit, mais sans perdre son ton autoritaire. Aussi prononça-t-elle, avec à peine moins d'exigence :
— Racontez-moi, s'il vous plaît. Racontez-moi pourquoi et, surtout, où vous êtes parti, si déjà vous ignorez pourquoi vous revenez.
— Je ne suis pas certain que vous désiriez l'entendre, avança Héliodore, après avoir replacé ses lunettes qui glissaient sur son nez.
— Racontez-moi.
— Je crois que vous ne vous imaginez pas ce dont il est question, madame. Êtes-vous seulement capable de m'imaginer avec un homme ? Nu avec lui ? Cette idée vous est insupportable.
— Je n'approuve pas vos... penchants, tout comme je me sens lésée que vous préfériez ce bohémien à ma compagnie.
Elle prit une profonde inspiration et Héliodore l'observait avec prudence. Cette conversation venait de changer de ton et s'il avait décidé, dans l'instant, qu'il ne dirait rien, sa résolution se flétrit aussi brusquement qu'elle était apparue. Pourquoi gardait-il cela secret ? Apolline l'avait vu embrasser Sorel et si elle désirait le dénoncer, elle n'avait qu'un mot à dire. Il savait aussi qu'elle ne le ferait pas, car cela plongerait les de Thancy dans le déshonneur.
— Je n'approuve pas, ajouta-t-elle, mais je peux essayer de comprendre.
Héliodore hésita encore quelques secondes. Son silence ne protégeait pas Sorel, pas plus qu'il ne le protégeait lui.
— Promettez-moi d'abord de ne rien en dire à votre mère. Je ne mérite sans doute pas votre respect ni encore votre parole, mais...
— C'est entendu, votre mère n'en saura rien.
Héliodore abdiqua. Il lui dit tout et n'omit que les détails de son intimité partagée avec son amant. Il préserva ainsi sa pudeur ainsi que celle d'Apolline. Celle-ci ne chercha pas à l'interrompre ni même à le reprendre. Elle l'écouta jusqu'au bout, les sourcils joints, et elle s'assit même sagement sur l'un des imposants fauteuils. Pour la première fois depuis qu'il l'avait épousée, Héliodore eut le sentiment de partager quelque chose avec elle. La sincérité, peut-être.
— Qu'allons-nous devenir, mon cher ? demanda-t-elle, au terme de ce discours.
Héliodore garda le silence. Il s'était vidé de ses mots comme il aurait pu se vider de sa substance.
— Quel avenir avons-nous ? réitéra-t-elle, en plongeant cette fois son regard dans celui de son mari.
— Quoi qu'il arrive, je veux que vous cessiez de voir ce mariage comme une contrainte. Nous ne nous aimons pas comme un couple le devrait, alors essayez au moins d'être heureuse.
Apolline eut un pauvre sourire et ils se contemplèrent dans le soleil rasant du crépuscule. Cette ébauche de conversation n'était qu'un début, mais le premier pas était franchi.
— Croyez-le ou non, mais je ne vous hais pas. Je ne comprends pas, certes, et je ne suis pas sûre de pouvoir suivre votre conseil. Je suis une bonne catholique et il est bien moins aisé pour une femme de prendre un amant.
— Pour un homme comme moi, ce n'est pas plus aisé.
— Un homme comme vous, oui.
Une ombre s'était projetée sur les traits d'Apolline. Elle ne comprenait pas et ne comprendrait jamais. Héliodore ne lui tenait pas rigueur. Comment le pourrait-il ? Lui-même ne savait pas comment se qualifier et oscillait entre deux définitions distinctes de lui-même. Il ne pouvait exiger des autres ce qui ne pouvait appliquer à lui-même.
Héliodore lui demandait d'être heureuse et Apolline se demandait comment lui le pourrait. Comment ils s'y prendraient, eux, pour être heureux.
— Restons-en là, cher ami. Je m'occupe de calmer les soupçons de votre mère, nous nous accorderons sur une excuse et nous aviserons. Les temps sont trop troubles pour prendre une décision. Donnons-nous quelques jours avant de décider de quoi que ce soit, aussi bien vous que moi. Laissons cette maudite chaleur retomber, nous verrons ensuite.
Que restera-t-il d'eux lorsque cet instant se présentera ? Gagner du temps apparaissait comme la perspective la plus sage et la moins dangereuse. Cela présentait pourtant tout son lot de questions. À quoi occuperaient-ils leur journée ? À être ce qu'ils avaient toujours feint de représenter ou à devenir les hommes et les femmes qu'ils avaient tus ?
Héliodore accepta les termes de cet accord et remercia Apolline du bout des lèvres. La jeune femme s'était tendue, ses sourcils si clairs qui se fondaient sur son front haut se froncèrent, comme si elle n'était pas habituée à recevoir la moindre parole aimable. La moindre parole sincère. Elle avait ensuite laissé Héliodore à sa solitude. Ce n'était pas d'amitié dont il était question, mais d'une trêve. C'était bien insuffisant, ils en convenaient tous deux, mais ils n'en demandaient pas plus.
La vie n'avait pas pour philosophie d'être généreuse, encore moins lorsqu'il s'agissait de bonheur.
Héliodore jeta un regard au travers de la vitre. Il se demanda brièvement où se trouvait Sorel, où pouvait bien se terre Alcidie et Constance, puis resongea à sa dernière réflexion.
À la veille d'une révolution, elle n'aurait pas pu sonner plus juste.
Sonner plus injuste.
Le retour d'Héliodore chez lui ne se fait pas sans embûches, mais on peut estimer qu'il s'en tire à bon compte pour le moment. Que pensez-vous de la réaction d'Apolline ? Vous la comprenez, est-ce que votre opinion à son sujet a changé depuis le début du roman, ou pas ? Paraît-elle un peu moins détestable ? Elle reste insupportable, je ne veux pas faire d'elle un ange, mais ses actes sont censés la rendre peut-être plus humaine. Je ne veux pas d'une méchante épouse, très méchante, et sans nuances :)
J'espère que ce chapitre vous a plu et merci à vous de me suivre assidûment, de vous accrocher à cette histoire. Votre soutien me fait plaisir, vraiment !
Je vous souhaite une belle semaine. En ce qui me concerne, je vais enfin pouvoir goûter à mes vacances et je compte bien les rendre productive.
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