Chapitre 34
[Je vous présente une nouvelle fois Héliodore, avec cet air à la fois indifférent et un poil hautain que je m'imagine.]
« Nos yeux se renvoient la lumière
Et la lumière le silence
À ne plus se reconnaître
À survivre à l'absence. »
-Paul Eluard.
Constance se tenait près du rebord de la fenêtre. Elle observait l'extérieur avec une curiosité mêlée de crainte. Comme un être qui se tiendrait au seuil d'un monde auquel il ne prétendait pas appartenir.
Elle frissonna malgré la chaleur ambiance.
Cette maudite chaleur qui les écrasait au sol comme des insectes !
Constance approcha d'un pas minuscule et écarta avec prudence l'épais rideau qui bordait la fenêtre. Le logement d'Alcidie ne se situait pas dans les quartiers les plus misérables de Paris. La capitale avait subi une croissance démographique très importante ces dernières années et le père de la jeune comédienne s'était évertué à le lui faire comprendre. Cet enseignement avait permis à Constance de connaître les rouages de la ville bien qu'elle ne sortait que rarement de la demeure familiale. Son seul loisir était le théâtre et ses parents y avaient surtout vu une manière de se débarrasser d'un objet parfois trop encombrant. Une manière de la satisfaire afin qu'elle n'en demande pas davantage. Constance n'avait jamais demandé à se promener au bras d'un beau parti, elle n'avait jamais voulu s'intégrer aux salons que les dames et les demoiselles organisaient tour à tour. Issue de la petite bourgeoisie parisienne, elle avait été une enfant solitaire et une adolescente seule. Terriblement seule tandis que ses géniteurs désespéraient parfois de constater qu'elle n'avait aucun attrait pour les occupations de jeunes filles distinguées de son âge. Leur héritière était un cas à part et ils l'avaient fait éduquer à l'écart, l'intégrant parfois à des groupes de connaissance pour ensuite admettre que l'idée n'était pas brillante, et retenter l'expérience quelques mois plus tard. La vie de Constance avait été monocorde, vide, et cela n'avait fait qu'affirmer son caractère rêveur et volatile.
La comédienne prit une profonde inspiration et sa main, comme mue d'une volonté propre, trouva le chemin de sa gorge. Les hématomes viraient au violet en s'étirant sur toutes les nuances de bleu et de pourpre. Les mains d'homme qui l'avaient saisie avant de la violenter avaient inscrit une trace dans sa chair. Lorsqu'elle s'était lavée, la veille, elle avait ressenti le contact de ces doigts, impudiques et violents, contre sa peau. Elle avait eu beau frotter jusqu'à laisser son épiderme sensible, rouge et douloureux, le souvenir ne s'en allait pas. Il épousait sa chair et imprégnait sa mémoire.
Constance cherchait, dans les rues tentaculaires de Paris, une issue. Elle aurait pu fuir, tenter de trouver un emploi de misère comme tous ces pauvres gens, et vivre la vie qu'elle entendait, mais les paroles de son père lui revenaient aussitôt en mémoire. Le chômage qui sévissait dans la capitale ne lui laissait que peu de chances d'obtenir un emploi aussi aisément, sans même parler des logements parisiens. Les conditions de ville, en dehors de celles des plus fortunés, étaient misérables et les propriétaires louaient à prix d'or de minuscules appartements dans lesquels les familles s'entassaient. Était-ce à cette vie qu'elle aspirait ?
Au pied du petit immeuble, Constance reconnut le visage familier d'Alcidie et eut à peine conscience du sourire qui fleurit au creux de ses lèvres. Sa bienfaitrice s'était levée bien avant l'aube pour se rendre au chevet d'un patient mal en point et Constance avait vu le jour se lever seule. Elle laissa les secondes s'égrainer et frémit d'anticipation lorsque la porte s'ouvrit dans son dos. Fébrile, à fleur de peau, elle n'essayait plus de s'expliquer les réactions de son corps et les tergiversations de son esprit depuis bien longtemps, mais cette tendance s'accentuait d'heure en heure.
— Tu es déjà levée ?
— Bonjour, souffla Constance, sans se retourner.
— Bonjour.
Elle l'entendit approcher avec une certaine prudence. La comédienne apercevait le reflet dans la fenêtre et luttait contre une impulsion vive qu'elle aurait bien du mal à justifier. Elle qui avait pour habitude de se détacher des événements jusqu'à feindre l'indifférence brûlait d'émotions trop intenses. La peur et la passion, l'appréhension et le contentement. Pour l'heure, Constance cherchait ses mots. En vain.
— Je me suis réservée l'après-midi, intervint Alcidie. Que dirais-tu de sortir ? Nous pourrions faire une promenade. Je ne parle pas des endroits où tu pourrais rencontrer des personnes dont tu n'as pas envie de croiser la route, mais je connais aussi quelques...
— Non.
Constance se mordit les lèvres et se fustigea en silence. La réponse n'était ni celle qu'Alcidie avait espérée, ni même la réponse idéale. La moue de déception qui investit les traits de la rouquine ne trompait pas.
— Je n'aime pas cette chaleur et...
Constance s'humecta les lèvres et se frotta les bras comme pour se réchauffer. Elle semblait fragile, vulnérable, à la manière d'un objet précieux qui risquerait de se briser. Alcidie songea abruptement, et avec une spontanéité qui la prit de court, que dans cette posture, Constance aurait pu lui demander n'importe quoi. Jamais aucun homme, jamais aucune femme n'avait jamais eu ce pouvoir sur elle.
— Tu vas t'imaginer qu'il s'agit d'un simple caprice, mais j'ai le sentiment qu'il n'est pas bon de sortir maintenant.
— Tu veux parler de...
— Les temps qui courent, compléta Constance, dans un souffle. Toute cette chaleur, ce n'est pas normal, c'est... cela sent comme le malheur.
Alcidie sourcilla. Elle avait parfois du mal à suivre la jeune femme et pour cause, pour un esprit rationnel comme le sien, imaginer que la chaleur puisse revêtir une odeur était de la plus sûre des exubérances. Immédiatement, et parce qu'elle s'imaginait où cette conversation risquait de les mener, elle tenta de l'apaiser d'une parole :
— Tu ne devrais pas t'affoler pour cela, pour rien... Tout ira bien.
— J'ignore ce qui nous attend, comment pourrais-je me persuader que tout ira pour le mieux ? s'enquit Constance, dans un filet de voix quasi inaudible.
— Tu es incorrigible.
— Tu te joindras à eux, n'est-ce pas ? Tu te joindras à eux s'ils venaient à prendre les armes ?
Le ton de Constance était réduit à timbre si faible qu'Alcidie pensa avoir mal entendu. Il y avait une telle douleur dans la voix de sa protégée qu'elle faillit lui servir un mensonge. Un mensonge qui n'en aurait plus été un puisqu'elle aurait troqué ses anciennes résolutions pour un défaitisme qui ne lui ressemblait en rien. Elle se reprit et s'arma de toute la force de sa volonté. Elle ne la brandirait pas face à Constance, elle la conservait pour d'autres et si le ton venait bel et bien à se durcir, elle ne pourrait se soustraire à ce qu'elle considérait comme un devoir.
— Pour l'heure, il n'y a ni manifestant ni...
— Alcidie, je t'en prie.
— J'irai, lâcha la rouquine du bout des lèvres, mais j'espère que le roi et son gouvernement entendront raison et que personne n'aura à mourir sous le feu des gendarmes.
Elle en doutait. Charles X était silencieux depuis trop longtemps et les rumeurs qui couraient n'avaient rien de bien encourageantes. Paris était en crise depuis des mois, des années, et les sources de cette situation étaient aussi nombreuses que ses conséquences. Les Parisiens, sans même souhaiter renverser la monarchie, réclamaient des changements qu'ils n'obtenaient pas. Ils n'attendaient qu'une étincelle et celle-ci suffirait à embraser Paris.
Constance eut un maigre sourire. La gorge nouée, elle s'interdit d'exiger d'Alcidie une conduite contraire à ses valeurs.
— Bien.
— Aurais-tu peur ?
Constance manqua de répondre qu'elle avait toujours peur, mais elle s'abstint et se contenta de baisser la tête à nouveau.
— Pour moi ? insista Alcidie.
— Comment pourrais-je ne pas craindre ce qui nous attend ? Sorel a quitté Paris avec Iwan et Héliodore, Dieu seul sait s'ils reviendront, Paris retient son souffle depuis des jours et la chaleur y est accablante, tu es d'une... gentillesse anormale et, moi, je me trouve au beau milieu de tout cela.
— Je suis serviable, voilà tout, et cesse de t'inquiéter.
Alcidie venait d'écourter volontairement la discussion et en éprouva une pincée de culpabilité. Elle ne voulait pas admettre que Constance avait raison. Leur situation était délicate. Elle n'était pas sans espoir, certes, mais les issues se condamnaient les unes après les autres et refermaient sur elle un piège tissé avec soin.
— Je me sens...
Constance s'étrangla et se laissa choir sur le sofa. Un vertige l'avait saisie et elle peinait à respirer malgré les vêtements larges, bien différents de ce qu'elle portait habituellement, qu'elle avait empruntés à son hôte. Celle-ci la considéra avec un soupçon de surprise et parut se rappeler qu'elle n'avait pas seulement affaire à une amie, mais à une dame. Elles se permettaient des familiarités qui auraient fait horreur au monde duquel Constance était issue. La fin des privilèges et des ordres de l'Ancien Régime n'avait pas mis un terme à la distance qui séparait les différentes couches de la société, à Paris comme partout ailleurs. Si les deux femmes venaient à se croiser dans la rue, il serait inconvenant qu'elles s'adressent la parole. Malgré cela, le théâtre leur avait permis de se connaître et l'art formait un lien indéfectible entre les hommes. Constance en était intimement persuadée.
— Pardonne-moi, ce n'était qu'un vertige.
Alcidie, s'agenouilla aux pieds de la jeune femme et, après un regard, passa le dos de sa main contre son front moite.
— Tu ne sembles pas fiévreuse.
— Cette chaleur m'affecte plus qu'elle ne le devrait, admit Constance.
La chaleur, et le sentiment qui lui broyait les entrailles, celui qui lui soufflait que cette histoire allait mal finir.
La comédienne cueillit la main du médecin et la laissa glisser le long de sa tempe, de sa joue, puis de sa mâchoire. Elle guida cette caresse contre sa peau délicate et sans songer qu'un tel geste pouvait être inconvenant. Qu'un homme ait pour elle de telles attentions aurait été charmant aux yeux de tous, mais Constance n'avait pas la moindre envie d'en faire l'objet. Ces mains d'homme, elle n'en voulait pas.
Alcidie ne fit rien pour précipiter l'instant et retraça l'angle du visage de sa protégée avec une lenteur étudiée. Finalement, lorsqu'elle décida de ne pas en profiter davantage, elle qui n'avait jamais eu froid aux yeux en pareilles circonstances, Constance la retint. Les mains agrippées à son col, elle la força à affronter son regard, ces deux orbes d'un vert vif qui brillaient d'une lueur trouble, à s'y perdre, à s'y noyer. Alcidie ne respirait plus, prise de court par l'initiative de Constance. Elle qui avait pour habitude de mener la danse et de ne jamais se laisser surprendre venait d'être prise à son propre jeu. Déstabilisée, elle laissa la jeune femme venir à elle jusqu'à franchir les derniers centimètres qui les éloignaient encore pour déposer un chaste baiser sur ses lèvres. Un baiser au goût des lèvres tremblantes de Constance et de la confusion d'Alcidie. Cette dernière admira le grain de peau fin de la bourgeoise, le détail de ses cils sombres et les veines qui couraient à la surface de ses paupières. La beauté se jouait juste ici, dans un rien monumental et une émotion crue.
— Tu m'avais parlé hier soir d'un certain texte sur lequel tu travaillais. Me ferais-tu l'honneur de me laisser y jeter un œil ?
Constance avait prononcé ces mots comme s'ils étaient la suite logique de leur baiser. Comme s'il n'y avait rien de plus naturel à cela. Alcidie sentit le rouge lui monter aux joues et s'imagina s'empourprer jusqu'à la racine de ses cheveux. Comment pouvait-elle se montrer si versatile ?
— Naturellement.
Elle se garda de préciser qu'il restait encore quelques ajustements à intégrer et acheva de se redresser. Bien moins bonne comédienne que Constance, Alcidie se détourna et s'immobilisa face à l'imposant bureau en chêne, héritage de son père. La pulpe de ses doigts retraça le pourtour de ses lèvres pleines et elle cilla. Pourquoi diable se sentait ainsi, comme une jeune pucelle qui venait de recevoir son premier baiser ? Même Constance paraissait moins bouleversée, simplement surprise de sa propre audace. Sans doute d'ailleurs avait-elle tenté de leur épargner d'interminables justifications en faisant diversion de la sorte.
Ou peut-être encore jouait-elle un rôle pour masquer sa peur, pour taire un vertige qui prenait, lui aussi, de la hauteur.
Alcidie jeta un œil distrait au journal abandonné sur le bureau. Il datait de la veille et la jeune femme songea qu'elle ne s'était pas encore procurée celui du jour. La date s'imposa à son esprit comme si elle se devait de l'inscrire dans sa mémoire et de ne jamais plus l'occulter.
Paris s'éveillait à peine sous le soleil cruel du 26 juillet 1830.
***
La voiture d'Héliodore et de Sorel pénétra dans Paris en milieu d'après-midi. Ni l'un ni l'autre ne prêta gare à l'agitation des rues et aux esprits toujours plus prompts à s'échauffer.
Ils n'avaient pas échangé un mot de tout le trajet. Les longues heures sur les routes de province avaient peiné à s'écouler et Héliodore ignorait s'il devait se sentir soulagé à l'idée d'arriver enfin à destination. Il avait respecté le silence de son amant, mais chaque minute qui s'écoulait apportait son lot de craintes. Paris renfermait ses peurs les plus profondes et la nécessité d'arrêter un choix quant à un avenir incertain. D'une part, demeuraient son épouse et sa mère et de l'autre se dressait Sorel, anéanti par la perte de son frère et dont le silence ne laissait rien présager de bon.
Le cahot de la voiture ainsi que les bruits familiers de la ville résonnaient aux oreilles d'Héliodore tandis qu'il cherchait à intercepter le regard de son amant. Une entreprise restée sans succès et au terme de laquelle il se résolut à se racler la gorge pour articuler :
— Sorel ?
— Non.
La mâchoire serrée, le regard délavé, le comédien n'était plus que l'ombre de lui-même. Il était méconnaissable et Héliodore le soupçonnait de ne pas avoir fermé l'œil depuis la mort d'Iwan. Lui-même avait partagé une modique part de la peine de Sorel, il avait pleuré le garçon et avait pris la responsabilité d'organiser leur retour. Celui du corps, surtout, car son amant se renfermait sur lui-même et refusait tout contact, tout échange.
— Inutile de me raccompagner, je marcherai. Vous pouvez arrêter la voiture devant votre maison.
— Je ne suis pas certain d'y revenir immédiatement, lâcha Héliodore, du bout des lèvres.
Pour la première fois depuis qu'Iwan avait exhalé son dernier soupir, Sorel planta son regard dans celui du noble pour asséner, presque durement :
— Retournez auprès de votre femme, Héliodore.
Le visage de l'intéressé avait trahi chaque émotion. De la désillusion à l'incompréhension, de l'injustice au désespoir. Lorsque la voiture s'arrêta pour les laisser fouler le sol parisien, Sorel se déroba sans un mot et Héliodore fut incapable de le retenir. L'absence s'était frayée une place entre leurs deux êtres et elle était infranchissable. Ils ne se connaissaient plus, ne se reconnaissaient plus à travers ce voile, et Héliodore sentit quelque chose flétrir en lui. Un mince espoir ou peut-être encore l'illusion éphémère du bonheur.
Héliodore le laissa lui échapper et ne le rattrapa pas. La silhouette de Sorel fut avalée par la ville et cela avait l'allure intolérable des adieux. Où cet homme fuyait-il ? Qu'espérait-il éloigner de la sorte ? La douleur ou le souvenir heureux qu'il avait osé forger alors que son frère vivait ses derniers instants ? Sorel était bien trop fier, bien trop pudique, pour déverser sa souffrance devant témoin et Héliodore était bien trop faible pour le retenir, pour endurer la rudesse des propos, l'amertume de la perte. Ils s'étaient trouvés pour mieux se perdre.
Héliodore reste immobile sur le seuil de la maison durant près d'une heure. Rien ne paraissait l'atteindre, pas même la fillette qui le heurta. Pas même la vertigineuse nouvelle : Charles X venait de donner à Paris une raison de s'embraser.
Les Ordonnances de St Cloud venaient d'être promulguées.
On entre dans la dernière ligne droite de l'oeuvre avec, certains l'auront compris, le début des Trois Glorieuses. C'est là que le défi commence. Je dois rester dans le geste historiquement (vous êtes évidemment en droit de me le signaler si je commets une erreur, je ne suis qu'une modeste étudiante en Histoire et je n'ai d'ailleurs pas encore étudier cette période à proprement parler) sans surcharger d'informations et en essayant de rester clair pour ceux qui ne seraient pas amateurs d'Histoire. Rendre ce que je raconte accessible, d'une certaine façon. Autant vous dire que ça n'aura pas été simple !
Ceux qui connaissent l'issue de cette révolution savent à quoi s'en tenir et je laisse aux autres la découverte de cet épisode bien moins connu que la précédente révolution. J'espère retranscrire avec justesse ce moment de notre Histoire.
Je vous souhaite un bon dimanche et à la semaine prochaine !
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