Chapitre 33
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
-Lamartine
L'air était bon, doux, odorant.
Iwan en sentait la caresse suave sur son visage humide.
La douleur ravageait ses entrailles, mais il avait encore la prétention de trouver ce souffle ténu sur sa peau délicieux. Il s'y accrochait, de toute la force de ses deux mains maigres, de toute la terreur qu'il pensait apaisée depuis longtemps.
Se prépare-t-on réellement à la mort ?
S'y résigne-t-on tout à fait un jour ?
Iwan avait vécu toute sa vie dans la perspective de la mort et il aurait dû la considérer comme une amie, une conquête voisine, la dernière d'entre toutes, plus glorieuse et plus définitive encore que la vie, mais il en était incapable.
Il luttait encore, mais cela ne saurait durer. Cette lutte acharnée laisserait bientôt place à quelque chose d'incompréhensible. Une sorte de résignation, d'acceptation du triste sort qui attend tous les hommes.
Pourquoi prendre plaisir à s'offrir, à donner, à se vendre au nom d'une vie à laquelle nul ne saurait survivre ?
Les doigts d'Iwan se crispaient entre les draps et il alternait entre des instants de conscience pure, brute, totale, avec des moments d'égarement et de douleur vaine. Une sueur âcre, mélange de peur et de souffrance, s'était déposée sur sa peau et le garçon en goûtait sa saveur lorsqu'il humidifiait ses lèvres. Il sentait l'odeur de la mort.
Au fond, sans doute savait-il déjà...
Au fond, sans doute avait-il compris que ce jour serait le sien.
Le dernier de tous les siens.
L'aveuglement succédait à la clairvoyance et Iwan touchait, du bout des doigts, la paix à laquelle il avait tant aspirée avant de sombrer à nouveau. Il se débattait du haut de son corps immobile, paralysé. Il s'accrochait à chaque parcelle de vie qui l'animait encore.
Pourquoi ? Pour s'emparer de quelques précieuses secondes, de quelques minutes peut-être ? Il avait espéré voir l'été s'achever, goûter à l'odeur singulière de l'automne et pouvoir s'imaginer rougir les arbres au gré des saisons. Il avait espéré que la maladie ne le terrasse pas si vite.
Pour un condamné, pour un cas désespéré, il pensait et espérait bien trop.
Iwan était sans cesse rappelé à lui par la douleur physique. Il aurait pu en finir, simplement tout abandonner et s'en aller. Cela aurait été l'affaire de quelques minutes, peut-être même quelques secondes s'il en jugeait aux limites de son corps. Il préférait partir en douceur, sentir la vie reculer, la mort baigner son être et goûter à la sérénité.
Enfin.
La mort, qu'était-elle donc ? Une finalité, certes, mais était-elle seulement un fléau qui asservissait le genre humain ? Ou bien une sorte de libération, de délivrance, à laquelle les âmes telles que celles d'Iwan aspiraient ?
La mort, il l'avait effleurée, il avait observé sa silhouette vaporeuse tard dans la nuit, lorsque le sommeil se réduisait à une chimère et que le monstre soufflait ses promesses à son oreille. Il l'avait craint, il l'avait haïe, il l'avait implorée.
Et maintenant ?
Maintenant, qu'en était-il ?
Le jour était clair, Iwan était toujours capable de le voir. Il avait demandé à son frère d'ouvrir les rideaux et avait obtenu cette faveur. Ensuite, il l'avait encouragé, avec cette subtile manipulation qui ne servait qu'à exalter le bonheur d'autrui, à profiter du temps clément. Il avait prétexté un coup de fatigue qui intervenait après un repas un peu trop lourd. L'excuse parfaite pour ne pas attirer l'attention et l'inquiétude de Sorel. Si celui-ci devinait assez bien les moments où son frère tentait de le duper, il n'y avait vu que du feu. Il fallait croire qu'il n'y avait pas qu'un seul comédien talentueux dans leur famille amputée.
Iwan aussi jouait, il dupait, il se fourvoyait.
Le dénouement approchait, comme dans ces histoires qui servaient de substituts à la réalité. Comme dans Hernani où les deux amants avaient eu le culot d'espérer échapper au destin.
Si Iwan était Hernani, alors il n'y aurait pas de Dona Sol. Il n'était pas question d'emporter quelqu'un d'autre dans sa déchéance. Le garçon entraînerait déjà une part de Sorel avec lui, un bout de son être disparu pour toujours, alors aucune épée ravirait l'existence d'un autre homme que lui.
Le dernier acte, la dernière scène. Pour lui, du moins.
Iwan avait rendez-vous avec la mort et n'aurait pas imaginé plus belle façon de mourir. La seule chose qui le chagrinait était de gâcher ce havre de paix aux yeux de son frère. Le souvenir qu'il en conserverait serait à jamais terni par de la disparition du jeune malade. L'esprit humain établissait des liaisons trop rapides, trop instables, mais le garçon en savait long sur ces faits et imaginer une vie dans laquelle il ne serait plus était aussi salvateur que déchirant. S'il en avait eu la force, sans doute aurait-il sangloté sur ce constat atroce. Aussi peu égoïste qu'il était, Iwan formait le centre de son propre monde et il partageait cette place avec son frère. Comment cet équilibre continuerait-il de fonctionner en son absence ? Il était dispensable.
Iwan se plia en deux et exhala un râle.
La mort réclamait son dû, il la sentait approcher, il la sentait se mirer dans ses orbes clairs. Il l'avait fuie, elle l'avait rattrapée, il s'était dérobé, elle l'avait traqué. Il n'y avait plus de parade, plus d'espoirs de s'en sortir.
La mort ne se laisserait plus duper.
La douleur devint si aiguë qu'Iwan crut perdre connaissance. L'air de ses poumons restait prisonnier de cette enveloppe spongieuse et répugnante. L'étau de sa gorge se resserrait et il n'inspirait que par râles. Ses entrailles se liquéfiaient et il avait le sentiment qu'une main fourrageait au milieu de ses organes pour n'en former qu'une bouillie noirâtre. Paradoxalement, il se solidifiait et ses muscles perdaient peu à peu leur mobilité pour n'être que des attributs vaguement décoratifs. Il se transformait en statut de cire dans le silence immobile de cette chambre.
L'air caressait son visage et il crut reconnaître, dans ce contact onirique, la main de sa mère lorsqu'elle le berçait. La douleur recula à cette caresse, mais Iwan savait que l'illusion n'en était pas la seule cause. Ses sens s'éteignaient, aussi inutiles que l'était le reste de ce corps malade, et il ne restait plus que le doux apaisement que lui inspirait le mirage.
Brusquement, alors qu'il se sentait partir à son tour, que les derniers éclats de conscience lui échappaient dans un frisson glacé, la porte s'ouvrit dans un fracas. Le corps d'Iwan n'accusa pas le moindre mouvement, mais son cœur eut un coup si violent qu'il parut remonter jusque dans sa gorge. Du coin de l'œil, il devinait une silhouette immobile sur le seuil de la porte.
— Seigneur, non...
Iwan émit un son étouffé à mi-chemin entre la plainte et l'excuse. À mi-chemin entre le soulagement et le désespoir.
Comment osait-il donné à son frère le spectacle de sa mort ?
Sorel s'était précipité à son chevet et son visage venait de perdre les rares couleurs qu'il possédait. Iwan vit, en cet instant plus que jamais auparavant, à quel point son frère constituait son reflet.
Le reflet de celui qu'il aurait pu être.
— Non, Iwan... Reste avec moi ! Je t'en prie !
Sorel s'agitait. Il cherchait du regard une solution et s'empara d'un verre d'eau pour le porter aux lèvres de son frère. Le garçon pinçait les lèvres et secouait la tête. Pour peu, son attitude aurait pu s'apparenter à un vulgaire caprice. Iwan recouvrait une part subtile de sa lucidité et ouvrit un regard d'une tristesse infinie sur son frère. Sa respiration se calma peu à peu, mais elle restait laborieuse, douloureuse rien qu'à l'entendre s'élever dans le silence de la chambre.
— Iwan, insista Sorel. Bois, je vais aller chercher quelqu'un. Le médecin peut être là d'ici quelques minutes. Je t'en conjure, résiste encore un peu.
Iwan grimaça. Résister ? Son frère avait-il seulement la plus vague idée de ce que chaque seconde qui s'écoulait laissait dans son sillage. Cette empreinte brûlante qui lui ôtait le souffle, ravageait ses entrailles, souillait son sang et gravait dans sa chair les vestiges d'une douleur aiguë. Il eut envie de se rebeller, de puiser les dernières gouttes d'énergie qui demeuraient pour vomir au visage de Sorel la pensée qui le traversa. Il n'en fit rien et pour cause, le comédien était aussi impuissant que lui. Un égoïsme pitoyable le poussait à prononcer des paroles vides de sens et qu'il regretterait sans doute. Plutôt que de tempêter contre cette injustice, Iwan parvint à articuler :
— Non, s'il te plaît... Ne me laisse pas.
Surtout, qu'il ne l'abandonne pas. Iwan ne se sentait plus capable d'affronter la mort seul et s'en aller sans l'ombre d'un regard porté sur lui. Sans l'ombre d'un regret. Il ressentit le besoin d'être accompagné jusqu'à ce que la main de la mort enveloppe la sienne, lui ôte la vue, puis le toucher, et l'entraîne dans un monde dont nul n'était jamais revenu.
— C'est fini, dit-il, brusquement. C'est fini, mon frère.
Sorel se laissa choir sur le bord du lit. Ses jambes lui firent défauts et Iwan vit la peur croître dans ces orbes identiques aux siennes. Que craignait-il ? L'abandon, la solitude ou encore le fait de n'être qu'un alors qu'ils avaient toujours été deux ? Craignait-il de se voir arraché une part de son être et de ne pas être capable de vivre sans elle ? Craignait-il de ne pas être capable de l'endurer ? Quoi qu'il advienne, Iwan ne partirait pas seul, Sorel lui confierait une part de ce qui les avait unis.
— Ne dis pas de telles... sottises, balbutia le comédien. Ce n'est qu'une mauvaise passe.
— Je n'ai pas peur, tu sais, je ne crains plus rien. Je crois que je n'ai jamais été aussi bien.
Les mots s'étiraient avec une fluidité anormale. La gorge d'Iwan s'était dégagée pour permettre à ses dernières paroles de s'élever. Il économisait chacune d'elles, conscient que le temps lui était compté. Il sentait la douleur ainsi que son souvenir peser et le lui rappeler. Il déglutit.
— Merci... Merci tellement.
Sorel se détourna. Il échappa au regard de son frère et les jointures de ses mains étaient blanchies tant elles étaient serrées. Iwan ressentit un élan de panique à l'idée que son jumeau ne souhaite pas l'entendre jusqu'au bout, mais Sorel trouva le courage d'affronter son regard à nouveau et glissa ses doigts entre ceux du garçon afin qu'aucun doute ne subsiste.
— S'il te plaît, Sorel, permets-toi de vivre...
— La vie... Quelle imposture ! murmura l'intéressé d'une voix douloureuse, prisonnière de son propre supplice.
Iwan prit une respiration qui sembla percer l'enveloppe de ses poumons et il y eut, dans ses yeux, un éclat de souffrance si pure que Sorel se mordit l'intérieur de la bouche jusqu'au sang. La douleur, elle se répandait au point où il en percevait les frémissements dans le bout de ses doigts. De son autre main, il caressa son front, repoussa les mèches ternes qui pendaient sur ses tempes humides. Il était blême, blafard, agonisant. Sorel sentait sa chaleur sous la pulpe de ses doigts et il priait pour que jamais, jamais ce corps ne soit plus qu'une enveloppe charnelle glacée. Celle-ci avait atteint ses dernières limites et jamais encore Sorel avait ressenti de telles émotions. Un mélange criant de douleur à vif, de peine, de terreur et d'indignation. Comment le monde pouvait-il lui enlever ce garçon avant qu'il n'ait pu goûter au bonheur ?
— Que serais-je moi, sans toi ?
Les lèvres d'Iwan étaient violacées et il tremblait sous les doigts de son frère. Malgré sa maigreur insoutenable, les cernes sombres qui creusaient encore son visage, la sueur âcre qui voilait sa peau, la douleur de son regard lointain, il y avait toujours en lui la force indicible des miracles.
Dehors, le silence criait les plaintes que Sorel était incapable de rugir.
— Tu ne seras pas moins un homme. Alors... je t'en prie, vis... Vis pour toi seul.
Il ne l'ajouta pas, mais il y songea de toutes ses maigres forces. Qu'il vive pour lui seul pour la première fois. Les larmes d'Iwan, larmes de douleur, larmes de soulagement ou d'impuissance, coulèrent des deux côtés de son visage et il haleta. Sorel ne lui promit rien, incapable de prononcer la moindre parole. Il lui semblait que les doigts d'Iwan refroidissaient déjà entre les siens. Il accueillit ses ultimes paroles, son ultime souffle, comme sa propre condamnation :
— Et laisse-moi partir, maintenant.
Sorel ne le retint pas. Il laissa la vie lui couler entre les mains et lui échapper. Il le laissa se retirer de ce monde pour un autre où il ne connaîtrait plus aucune souffrance. Cet instant marqua le terme de plusieurs années d'agonie.
Sorel eut comme un hoquet. Un sanglot déchirant qui lui ouvrit la poitrine en deux. Jamais il n'avait connu pire douleur que celle-ci. L'âme d'Iwan s'accrochait à sa peau pour écorcher la part de leurs âmes qui les liaient. Pour qu'ils soient enfin libres, autant l'un que l'autre. L'âme de Sorel se fractura dans un dernier soubresaut de son impuissance, de sa culpabilité.
Les yeux de son frère, de ce jumeau qui avait été tellement plus qu'un simple reflet, s'étaient fermés. Ils ne verraient plus. Ce premier constat, le premier d'une interminable série, entraîna Sorel si profondément dans les confins de lui-même qu'il crut ne jamais refaire surface. La chaleur de son frère était là, factice, mensongère, trompeuse, et la présence de son corps n'était qu'un rempart à l'hideuse vérité.
Sorel hurla comme jamais il n'avait hurlé. Il hurla à s'en briser les cordes vocales, à se ruiner la voix. Ce n'était pas un cri, mais la plainte déchirante d'un animal touché à mort.
Iwan était parti.
Sur son visage se dessinait l'ébauche délicate d'un sourire.
Iwan reposait enfin en paix.
Je pense que vous n'avez pas idée d'à quel point ce chapitre a pu être pénible et éprouvant à écrire.
Disons-le honnêtement, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Pas juste les petites larmes sympas de l'émotion, mais les gros sanglots. J'étais dans tous mes états. J'espère que ce chapitre vous aura plu, d'une certaine manière, que les émotions se sont traduites comme je le voulais. C'est un passage important, prévisible, douloureux, j'espère que vous l'avez ressenti de cette manière.
J'avoue que j'appréhende beaucoup, surtout en pensant à la difficulté que j'ai pu rencontrer lors de la rédaction. N'hésitez donc pas à me donner mon avis (je répète que je ne prends pas les menaces de mort, cela dit :))
Voilà, je pense que je vais m'arrêter là. Je vous souhaite une belle semaine et à très bientôt pour la suite, car La vie nous manque ne s'arrête pas là !
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