Chapitre 28
« La pensée est un vin dont les rêveurs sont ivres »
-Victor Hugo
Héliodore considéra, de longues secondes durant, le visage de Sorel. Il en examina les coutures, tenta d'en apercevoir les failles, et si son opinion seule avait fait figure de loi, sans doute aurait-il demandé que cette conversation soit reportée. C'était étrange que Sorel soit celui qui initiait cette discussion, lui qui éloignait toute possibilité d'engagement quelconque là où Héliodore se démenait pour sauver le morceau de vie qui brillait encore. Il y avait quelque chose de douloureusement concret dans cette ébauche malhabile de conversation. Il ne s'agissait pas seulement d'un dérapage, d'un geste qui leur échappait, d'un regard trop avide, mais de paroles lucides qu'il leur faudrait assumer.
— Ce n'est pas de la charité, finit-il par admettre sous l'œil attentif, scrutateur, du comédien.
— De l'égoïsme, donc, en conclut-il.
— Vous y voyez quelques traits d'égoïsme ?
Héliodore tournait autour du pot, il s'éloignait volontairement du sujet le plus fâcheux : eux. L'ensemble infiniment complexe qu'ils formaient, en particulier. L'heure n'était pas aux promesses, pas encore, et Héliodore était persuadé que ce temps ne se présenterait jamais. Peut-être était-ce également pour cette raison qu'il craignait tant cette discussion. Il avait peur d'entendre Sorel lui avouer qu'il n'était guère plus d'un divertissement. Il se raisonna du mieux qu'il le put. Après tout, si son amant était véritablement cette figure avide, calculatrice, qui comptait profiter de sa fortune et de ses biens avant de l'abandonner, il attendrait bien que le séjour touche à sa fin. Sitôt cette pensée effleura Héliodore, sitôt il la trouva irréelle.
— Je ne comprends pas pourquoi vous m'avez permis de venir, reprit Sorel, plus doucement, le livre prélevé dans les immenses étagères toujours entre ses mains.
— Je vous l'ai expliqué.
— Je n'ai pas prétendu avoir été convaincu.
— Vous êtes venu, cela me semble être une réponse suffisante.
— C'est juste, admit Sorel, mais j'aimerais que vous m'en disiez davantage.
Cette fois, Héliodore se sut coincé. Il n'y avait aucun moyen pour lui de réaliser une parade et de s'en sortir à meilleur compte. Il avait tenté d'esquiver les tirs, mais il n'aurait jamais pensé que Sorel soit si tenace. Le jeune homme exigeait des explications et les obtiendrait. Héliodore ne se sentait déjà plus de taille à les lui refuser. Plongé dans la lumière qui décroissait lentement, dans les longs jours d'été, il paraissait à la fois brûlant et vulnérable. Sorel aima cette image qu'il lui rendait et la manière dont le soleil baignait son corps. Il faillit abandonner ses résolutions et profiter de la pièce vide à des fins moins théoriques.
— Je vous l'ai dit, je... je crois que je réalise seulement maintenant à quel point ma vie n'était pas telle que je l'aurais souhaité. Je ne l'avais jamais compris auparavant car je ne possédais aucun point de comparaison, il m'était impossible de la désigner comme douloureuse. En fait, je me sens illégitime de formuler la moindre plainte. J'ai vécu dans l'opulence, dans le luxe, je n'ai jamais manqué de rien sinon...
— Sinon d'affection, de reconnaissance et d'humanité, compléta Sorel, d'une voix qui répandit un frisson le long de l'épiderme de son interlocuteur.
— C'est exact.
— Il y a la pauvreté matérielle et la pauvreté du cœur.
Héliodore ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à ajouter tant il trouva ces paroles justes. Elles résonnèrent en lui jusqu'à ce qu'il en soit ivre. Un sourire maladroit se planta au creux de ses lèvres. Sorel avoua, à mi-voix :
— C'est vous qui me l'avez appris.
— Je n'ai jamais souffert de la faim, je n'ai jamais craint la misère, rétorqua Héliodore, une nuance un peu désespérée dans la voix.
— Je vous en ai voulu pour cela. C'est bête, je le réalise seulement maintenant. Vous n'avez pas demandé à grandir dans une famille telle que la vôtre, tout comme je n'ai jamais demandé cette vie. Je m'en contente, je crois même qu'elle me plaît, j'ai appris à l'accepter malgré ses difficultés.
— Iwan, traduisit Héliodore, avec prudence.
— Je pensais au travail, répliqua Sorel d'un ton aigre. Iwan et le théâtre sont ce qui rend cette vie acceptable, justement.
Un silence les opposa et Héliodore baissa rapidement les armes. Il s'était montré maladroit, il avait cruellement manqué de délicatesse. Iwan ressemblait à s'en méprendre à un fardeau que Sorel était obligé de supporter et cette conclusion hâtive n'avait rien d'extraordinaire. Le comédien s'en offusquait uniquement parce qu'il était certain que son amant pensait différemment et ne partageait pas cette vision douloureuse de sa situation. Héliodore approcha et l'autre contempla la couverture de l'ouvrage qui se trouvait encore au creux de ses mains. Un livre relié d'une beauté exceptionnelle et qui devait coûter une petite fortune à lui seul. Sorel se sentait presque illégitime de le sentir peser entre ses doigts.
— Ce n'est pas ce que je voulais exprimer, pardonnez ma maladresse, exposa Héliodore.
— Non.
L'air se bloqua dans les poumons du noble et il crut que son cœur venait de chavirer. Cela n'avait rien à avoir avec le contentement, cette chaleur qui s'éprenait de sa poitrine, c'était bien plus pénible. Il chercha fébrilement les yeux à la consistance presque liquide dans le soleil de l'après-midi et Sorel le devança :
— Ne vous excusez pas. Iwan est un sujet sensible, il m'arrive d'être intransigeant à son sujet.
Une concession. Sorel ne s'en serait jamais cru capable et Héliodore paraissait surpris derrière le voile de ses lunettes rondes. Ils formaient un bien curieux tableau, à converser de la sorte, sans aucun objectif en tête, au beau milieu de la bibliothèque familiale des Thancy.
— Vous êtes anxieux, n'est-ce pas ?
— J'ai appris à craindre le pire, rectifia Sorel.
Si son visage ne laissait supposer aucune émotion, sa voix en était chargée. Une infinie tristesse y avait élue domicile et Héliodore approcha d'un pas souple, mais vigilant, comme s'il craignait que son amant se dérobe. Ce petit jeu leur appartenait, cette manière d'échapper à l'autre pour mieux revenir, ce jeu de séduction qu'ils avaient opéré à Paris et qui ne manquerait pas de se poursuivre ici, en pleine campagne et loin des regards énigmatiques. Sorel ne tenta pas de se détourner, son regard gagna en intensité tandis qu'il cherchait celui d'Héliodore pour le délier.
— Les pronostics d'Alcidie ne sont pas bien optimistes.
— Il... Il... commença-t-il, sans parvenir à articuler les mots qu'il convenait d'employer.
— Il va mourir.
Sorel se déroba à peine. Il tourna la tête pour cacher la mine défaite de son visage. Il parvenait sans peine à dompter chaque émotion, il en était devenu maître à force d'en emprunter à d'autres lorsqu'il montait sur scène, mais se sentait incapable de ravaler celle-ci tant elle était destructrice. Il sentait comme un néant s'inscrire au milieu de sa poitrine, à l'endroit même où son cœur palpitait, et il était si profond qu'il pourrait sans mal s'y jeter. Sans doute n'hésiterait-il pas à le faire lorsque l'instant se présenterait.
Cet instant ne tarderait plus à s'offrir, à le détruire. Ce serait trop tard et, trop tard, c'était très vite.
Sorel s'humecta les lèvres, inspira une profonde goulée d'air et affronta à nouveau le regard d'Héliodore. Il n'y lut aucune trace de jugement, seulement une tristesse qu'il n'aurait pas soupçonnée.
— Il est condamné, répéta-t-il, avec ses propres termes.
— Oui. J'ignore combien de temps il lui reste, mais il ne verra sans doute pas le prochain hiver. Je pensais m'y être préparé, je savais qu'il partirait avant moi et qu'il me faudrait... composer avec son absence, mais...
— Vous avez beau vous y préparer, ce sont des choses pour lesquelles on n'est jamais véritablement prêt.
— Oui, sans doute. Je ne veux rien lui laisser paraître, je ne veux pas que ma peine gâche les dernières semaines, les derniers mois, dont la vie nous fera cadeau.
Héliodore était désormais tout proche. Il formait une ombre rassurante qui dominait de quelques centimètres la silhouette soudain frêle de Sorel.
— Lui aussi mérite de vivre, articula ce dernier, dans un hoquet presque inaudible.
— Vous lui donnez tout ce que vous possédez déjà.
Rien de ce que Sorel pouvait offrir à Iwan ne serait suffisant. Quelque part, il aurait préféré que son jumeau se montre cruel, injustice, qu'il pourrissait ceux qui l'entouraient parce que son monde était injuste. Iwan n'avait jamais eu un seul reproche à la bouche, pas même une seule plainte lorsque la douleur l'enfiévrait et que son frère n'était pas certain de le voir passer la nuit. Son courage était inspirant, terrifiant.
Dans un geste qui connut une dernière hésitation, Héliodore enlaça Sorel et initia le premier pas comme il n'avait jamais eu l'audace de le faire. Il s'agissait d'une étreinte naturelle, presque fraternelle, mais le corps du comédien se détendit lentement au contact de son amant. Il contenait des sanglots, mais ne pleurait pas, aucune larme ne mouillait ses yeux déjà délavés et Héliodore se demanda si cet homme pleurait parfois, lorsque la nuit épongeait sa faiblesse et que nul regard ne s'attardait sur lui.
Bien trop vite, Sorel se contraignit à fuir cette étreinte. Il recula à peine et croisa le regard d'Héliodore avant d'articuler :
— Pardonnez-moi. Nous ne sommes pas là pour pleurer sur notre sort, n'est-ce pas ?
— Je ne vous en tiendrai jamais rancune si tel était le cas.
— La vie est cruelle, mais elle est précieuse, je n'entends pas la gâcher en larmoiements. Que diriez-vous de découvrir un peu plus la pensée romantique ? Je suis étonné de voir paraître tant d'ouvrages de ces artistes.
— J'en connais une généreuse part, rétorqua Héliodore, en se redressant, prêt à sauver son honneur.
— Je n'en doute pas, mais les connaissez-vous de cette manière ? Je suis persuadé que votre mère n'adhère pas à cette pensée. Ils sont des illuminés, je suppose.
— Ma mère n'adhère pas à la politique révolutionnaire et donc à l'opinion d'une part d'entre eux, et je dirais qu'elle se moque de cette littérature.
Un sourire s'étoffa sur la bouche de Sorel. Il considéra encore une fois l'ouvrage entre ses mains avant de le reposer. Il aurait tout le loisir de profiter de cette collection impressionnante. Il lui semblait n'avoir jamais vu autant de livres réunis en une pièce et même l'ancien instituteur qui leur faisait la classe, lorsque Sorel n'était encore qu'un enfant, n'en possédait pas une telle quantité. Il rencontra le regard d'Héliodore et leur proximité en devint plus explicite à défaut d'être encore réconfortante. Ce changement se traduisit étrangement dans l'atmosphère et Sorel inclina le visage de côté comme pour signifier qu'il avait saisi le message. Ils se comprirent sans un mot, mais n'esquissèrent pas le moindre mouvement. Héliodore commençait à comprendre les règles de ce jeu et l'autre ne s'en amusait que plus follement.
— Mon cher... dit-il, dans un murmure. Le romantisme n'est pas seulement quelques mots jetés sur un papier. C'est tellement plus que cela.
Héliodore buvait ses paroles, fasciné par l'attraction inhumaine que son amant transpirait. La lueur changeante qui bouleversait ses traits en fonction du soleil et de ses rayons orangés avait quelque chose de séductrice sans que l'homme n'en connaisse l'exacte raison. Cela se traduisait autant par les actes que par les mots, par les regards que par les silences.
— Le romantisme, c'est l'art. L'art sous toute ses déclinaisons, sous toutes ses formes, sous toutes ses tendances. Ce sont les mots du poète, la toile vierge du peintre, c'est la pensée qui nous enivre. Le romantisme, c'est l'art de vivre.
C'était aussi l'art de mourir, mais Sorel laissa cette dernière parole mourir dans l'écrin de sa bouche.
— C'est tellement plus... Les émotions, les sentiments qui triomphent sur la raison, la peur et l'abandon, la solitude. Le romantisme, c'est tout cela, c'est une pensée qui nous obsède et qui vit en chacun de nous. Il faut seulement décider de ne plus l'ignorer et de la laisser éclater, puis se révéler.
Le cœur d'Héliodore martelait sa poitrine exactement comme s'il souhaitait s'en échapper. Son souffle était erratique, ses yeux écarquillés sur la vérité maladroite de celui qui songe brusquement : ainsi, c'était cela que je sentais. Il comprenait lentement cette sensibilité à fleur de peau, cette souffrance vile et ces éclats de joie qu'il ne contrôlait pas. Cette passion qui lui dévorait les reins, léchait son âme, embrasait son cœur.
Il embrassa le dos de la main de Sorel avec une dévotion fébrile et lourde de sens.
— Permettez-moi de goûter à cette ivresse. Apprenez-moi.
Un chapitre un peu plus court ce soir et je réalise qu'on s'approche malgré tout dangereusement de la fin. Rassurez-vous, il reste malgré tout une bonne douzaine de chapitres avant que l'histoire arrive à son terme.
Elle n'aura pas été très bien accueillie ici, sur Wattpad, dans le sens où elle aura été assez peu visible. Vous êtes peu nombreux, mais je vous remercie pour tout ce soutien et de permettre à ce roman de vivre en dépit de tout <3
Je vous souhaite une belle soirée et une bonne fin de semaine !
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