Chapitre 27
[Je vous présente le design final de Alcidie. La peau est un chouïa moins foncée, elle n'est pas noire, mais a un léger hâle, avec des petites tâches de rousseur sur le nez]
« Toute connaissance commence par les sentiments »
-Léonard de Vinci
Iwan avait lutté contre la tentation de Morphée durant un long moment. Il admirait alors le paysage qui défilait sous les roues de la voiture, bercé par les sabots des chevaux qui martelaient la terre dure. Ces plaines sans fin, ces forêts qui bordaient la route et qu'ils traversaient parfois par endroit, protégés par la cime immense des arbres. L'air avait une saveur enivrante de liberté et Iwan n'avait pas assez de ses sens pour s'émerveiller devant tant de merveilles. Le genre humain remarquait-il seulement la beauté qui l'entourait, lui qui la pensait acquise, incapable de voir avec le cœur ? Iwan aurait voulu demander au cocher de s'arrêter pour pouvoir descendre de la voiture et cueillir l'une de ces fleurs gorgées de soleil. Pour sentir un peu du soleil dorer sa peau livide et pour prendre le temps d'inspirer toutes les flagrances de la nature en éveil.
Iwan avait lutté durant une heure, peut-être un peu plus et son frère le surveillait sans un mot. Il lui avait laissé une banquette entière pour qu'il puisse s'allonger et il n'avait pas tardé à le faire. Après avoir fui l'épuisement, ses paupières lourdes étaient retombées et il avait dû prêter attention aux signaux de son corps malade. Il détestait ce corps qui le trahissait, qui lui était infidèle et ingrat. Il se résolut finalement à s'étendre sur la couche et, après avoir échangé un regard avec les deux hommes, il ferma les paupières. Dans ces moments, il ne pouvait s'empêcher de sentir pudique. Il était habitué à la dépendance, mais peut-être était-ce le fait de ne pas se trouver dans la chambre qu'il ne quittait pas, la sensation était décuplée. Il s'évada, rejoignit les bras de Morphée pour y fuir ce léger malaise, cette gêne qu'il n'avouait pas, mais qui ne parvenait pas à déteindre sur l'ampleur d'un bonheur colossal.
Le voyage s'éternisa et Sorel tâchait de ne pas croiser le regard d'Héliodore. Une attitude qu'il savait ridicule, surtout qu'il se trouvait dans cette voiture grâce à lui, mais il se sentait aussi mal à l'aise que son frère. Cette escapade était un coup de tête, l'un des premiers qu'il s'autorisait depuis la mort de sa mère. Il était un enfant devenu un homme trop vite, un enfant qui avait dû grandir par la force des choses là où son frère était resté un enfant dans un corps trop grand. Un enfant à la gravité déplacée et douloureuse, mais un enfant tout de même.
Sorel ne quittait pas des yeux les champs. Il percevait parfois un paysan occupé dans l'une de ses parcelles de terre, ou alors une chaumière qui s'égarait à la limite de l'horizon. Au-delà de Paris, le monde lui paraissait si vaste. Un infini à portée de main. L'euphorie que Sorel avait lue sur les traits de son frère, il la sentait grandir en lui. L'inconnu avait des allures aussi terrifiantes que séductrices et s'il avait eu le courage de regarder son amant bien en face, sans doute le comédien lui aurait trouvé quelques similitudes.
Finalement, la voiture emprunta un sentier plus étroit et traversa un village. Quelques maisons assemblées dans un ordre douteux, des enfants qui s'ébattaient dans les champs alentours et quelques regards insistants de la part des villageois. Sorel leur rendit leurs œillades avec au moins autant de curiosité. Il sentait naître en lui un semblant d'impatience et Héliodore l'observait à la dérobée, comme s'il essayait de lui voler une fraction d'émotion restée accrocher sur son visage. C'était infiniment précieux.
Ils parvinrent à destination et une bâtisse se dégageait des sentiers et quelques petites maisons se dressaient encore, un peu péniblement. Le ciel était pur et le soleil de midi saisissait cette plaine immobile. Sorel se penchait presque au travers de la petite fenêtre pour apercevoir les subtilités de ce décor. Un petit ruisseau serpentaient à quelques mètres et des arbres s'élevaient dans l'herbe grasse. Si Sorel avait connu Rose, jamais il n'aurait pu l'imaginer vivre dans un cadre si peu mondain. Plus ils approchaient, plus le comédien réalisait que la nature avait été domptée et qu'en dépit des apparences, cette demeure était parfaitement entretenue, tout comme son jardin. Il ne s'agissait pas d'un manoir laissé à l'abandon au beau milieu de la campagne française, mais d'une résidence secondaire destinée à rendre la vie au grand air agréable et dénotée d'inconvénients.
Ils s'activèrent dès lors que la voiture s'arrêta sur les graviers. Héliodore descendit le premier et admira la façade. Il connaissait ces lieux pour y avoir passés des vacances agréables et il nourrissait la plupart de ses souvenirs les plus heureux. Il se rappelait avoir joué avec les enfants du village, trop heureux de tromper la solitude pour se préoccuper de la basse naissance de ses compagnons de jeu. Il se rappelait aussi la colère de sa mère lorsqu'elle l'avait découvert dégoulinant de boue. La correction avait été à la hauteur de son erreur, mais Héliodore n'avait jamais regretté. Il avait seulement été plus discret quand il allait s'amuser avec les mômes. Qu'étaient-ils devenus aujourd'hui ? La plupart devait être mariée, peut-être avaient-ils des enfants, peut-être aussi avaient-ils changé de vie, même s'il en doutait fort. Ils n'avaient pas pu perdre le goût des grands espaces et quelque part, Héliodore les comprenait.
Sorel descendit à son tour avec prudence et contempla la bâtisse. L'ensemble possédait un goût indéniable et cela allait jusqu'au plus petit détail comme la table installée un peu à l'écart, à l'ombre d'un jardin trop impeccable pour qu'il n'ait pas été régulièrement entretenu. Si Rose de Thancy et son fils rejoignaient cette résidence qu'une ou deux fois au cours de l'année, des gens étaient payés pour entretenir les lieux au moins une fois au cours de la fenêtre. Un investissement inutile aux yeux de Sorel, bien qu'il ne pût s'empêcher de dévorer du regard ce cadre idyllique. Il se résolut à réveiller son frère à contrecœur.
— Je vais vous accompagner aux chambres, dit Héliodore, dans une initiative tout à fait galante.
Cela sembla naturel aux yeux de Sorel, mais pour quelqu'un de la qualité de son amant, cela n'avait rien d'un geste anodin. N'importe quel domestique aurait pu se faire cette peine et le comédien l'ignorait au point où il ne songea même pas à remercier son hôte pour son geste.
Iwan tituba lorsqu'il descendit les deux marches de la voiture. Les yeux bouffis de sommeil, le jeune homme considéra la cour qui menait à la demeure. Son regard décortiqua chaque élément avec une avidité intrigante. Héliodore ne pouvait s'empêcher de trouver ce garçon fascinant, comme s'il découvrait à chaque minute une nouvelle source d'émerveillement. Si seulement tous les hommes pouvaient vivre comme Iwan le faisait, sans concession et avec une soif que rien n'altérait jamais. Quelque part, et à sa manière, Iwan était lui aussi un insatisfait, mais il parvenait à duper son avidité. Il y avait pourtant une once de déception dans son regard lorsque son frère le poussa à entrer. Il aurait voulu profiter davantage de la caresse du soleil, il aurait voulu dévorer chaque seconde, se gaver jusqu'à en vomir. Il aurait voulu ne plus jamais fermer l'œil jusqu'à la fin rien que pour prendre tout ce qu'il pouvait, pour s'emplir, se remplir, se combler du creux qui le rongeait.
L'entrée se dévoilait dans des couleurs crème et de grandes fenêtres ouvraient vers l'extérieur. Sorel ne s'attarda pas sur pareils détails et soutenait le poids que son frère ne parvenait plus à endurer. Le poids d'un corps qui ne pesait déjà presque plus rien. Héliodore les guida à l'étage et soutenait Iwan. Les escaliers représentaient un obstacle de taille et ses forces s'étaient épuisées au cours du voyage. Il parvint courageusement à en atteindre la dernière marche, le souffle irrégulier et le front poisseux de sueur. Le sourire de ses lèvres n'avait pas fané et il semblait même fier de cet exploit. Héliodore leur laissa quelques minutes d'intimité lorsqu'ils parvinrent à la chambre qu'occuperait Iwan.
— Tu ne dors pas avec moi ?
— Il n'est pas question que je te laisse, rétorqua Sorel, alors que son jumeau se laissait choir sur un lit d'une taille qu'il jugeait titanesque.
— Héliodore souhaiterait peut-être que tu dormes avec lui.
Sorel se détourna, mais Iwan aurait juré avoir vu ses joues s'empourprer. Il en aurait ri s'il n'était pas si épuisé. Au lieu de cela, il ne prit pas la peine de se dévêtir, à peine son regard navigua-t-il à travers la pièce et sa décoration. Une lampe décorée de motifs anciens, une tapisserie sur les murs, des draps doux sous sa peau et une odeur délicate. Il s'était imaginé une ruine qui tiendrait tout juste debout et ne pouvait que profiter de ce bonheur. Encore un autre.
— J'ai l'impression de rêver, murmura-t-il, presque pour lui.
— Tu devrais dormir, Iwan.
— Je suis fatigué, admit le susnommé. J'ai peur que si je m'endors maintenant, plus rien de tout ça n'existera lorsque je me réveillerai demain.
Il manqua d'ajouter :
Si je me réveille.
Il s'abstint. Il n'était pas question de gâcher sa joie avec de sombres pensées. Il chérissait cet instant et rien, pas même les douleurs qui irradiaient au creux de son être et sa respiration qui se calmait trop difficilement ne sauraient le gâter. Ses cheveux d'un blond pâle, presque blanc, se déployaient autour de son visage. Une couronne, une auréole. Iwan était un prince d'un autre monde, d'un autre temps, mais surtout un ange. Un ange qui finirait par se lasser du paradis perverti des hommes.
Sorel passa sa main dans les mèches claires de son frère et lui offrit un sourire qu'il espéra moins triste qu'il ne le pensait :
— Tu te réveilleras demain et demain sera plus beau encore.
Iwan avait le sentiment que les sourires de son frère ne savaient plus être vraiment heureux. Ils étaient toujours tristes, douloureux, pâles. Comme si son jumeau se défaisait de ses couleurs pour les lui donner, pour qu'il ne s'efface pas trop vite. Comme si Sorel vivait aussi à travers Iwan, autant qu'Iwan vivait à travers Sorel. Pour la première fois depuis bien des années, le malade vivrait et sa perspective s'élargissait au-delà de la chambre miteuse dans laquelle il croupissait.
Iwan sourit malgré tout. Il était incapable de ne pas laisser son allégresse gagner les commissures de ses lèvres. Morphée s'empara de lui en l'espace de quelques instants et Sorel put quitter la pièce. Héliodore l'attendait sur le seuil et ne laissa pas un nouveau silence s'annoncer pour énoncer :
— Je dois régler quelques détails avec ceux que ma mère emploie. Vous pouvez visiter la maison, je serai de retour dès que je me serais assuré que nous aurons de quoi nous nourrir.
— Est-ce de l'humour ? badina Sorel, qui retrouva vite ses habitudes, bien que cela parut manquer de son naturel ordinaire.
— Vous ne riez pas, j'en conclus que non.
Héliodore s'en fut, vif et assuré. Sorel se surprit à le découvrir davantage maître des choses et il réalisa que le noble lui était toujours apparu dans des situations qui n'étaient pas à son avantage. Il ne se trouvait pas dans un cadre familier où il pourrait se montrer à son aise et il découvrirait une autre facette de ce personnage. Héliodore n'en comptait pas autant que son amant, mais il possédait la complexité du genre humain ainsi qu'un goût particulier pour la contradiction.
Sorel arpenta la demeure. Composée d'un bon nombre de pièces, celle-ci n'était pas d'une propreté impeccable, mais tout à fait raisonnable. Il y avait plusieurs chambres, un vaste salon, une cuisine réservée manifestement aux employés car Sorel y croisa une femme qui parut s'indigner de sa présence en ces lieux. S'indigner ou s'étonner, il n'en était pas tout à fait certain. Il s'attarda sur le soin du détail, sur les lourds rideaux qui bordaient les fenêtres jusqu'à l'imposant fauteuil qui avait été installé devant l'énorme cheminée. Dans les couloirs, plusieurs tableaux étaient suspendus et si le comédien doutait que la mère d'Héliodore s'intéresse de près à l'art, cela ne devait pas manquer d'impressionner les visiteurs. Car ces lieux accueillaient probablement quelques amies proches de Rose lors des longues journées printanières.
Sorel acheva sa visite par une pièce qui attira son attention plus que toutes les autres : la bibliothèque. Richement garnie, elle devait compter plusieurs centaines d'ouvrages disposés avec soin jusqu'à atteindre le plafond. Sorel s'en approcha avec prudence et alla jusqu'à laisser courir ses doigts le long des tranches. Il lut plusieurs noms tels que des classiques antiques, d'Homère à Platon en passant par Sophocle et de grands noms qui lui paraissaient plus contemporains comme Musset, Hugo ou encore Shakespeare. Il s'empara d'un de ces ouvrages et ses yeux parcoururent les lignes, avalèrent les mots.
— La collection familiale vous plait-elle ?
Sorel se redressa, pris de court. Un autre aurait reposé le livre comme s'il l'avait brûlé, mais il se contenta d'hausser un sourcil, à peine penaud.
— Je suis surtout étonné que vous les conserviez ici. Si je ne m'abuse, vous ne vivez pas ici.
— Vous avez raison, ma mère y prend de rares vacances et voici un an que je n'ai pas mis les pieds en ces lieux. Je dois dire qu'ils m'avaient manqué. Quant à votre remarque, la maison que nous habitons à Paris n'est pas suffisamment vaste pour accueillir autant d'ouvrages et ma mère lit ce que la mode dicte, mais elle n'est pas une amoureuse de la littérature.
— Ce que vous êtes ? s'enquit Sorel, décidé à tirer quelques confessions à son amant.
— Je ne prétends pas avoir lu chaque ouvrage qui se trouve dans cette pièce, mais... mais il s'agit de ma seule chance d'évasion. Je lisais beaucoup lorsque j'étais enfant, puis j'ai perdu l'habitude. Je suppose que j'ai grandi.
Héliodore n'était jamais aussi bavard. Sans être introverti, il ne se répandait pas en d'interminables discours et préférait éloigner le sujet de conversation de sa personne autant qu'il le pouvait. Ces lieux l'inspiraient et Sorel en avait bien conscience. Il aimait cette part d'Héliodore moins effacée et plus affirmée. Avec ses lunettes vissées au sommet de son nez, il ressemblait à un intellectuel exilé dans les tréfonds de la campagne afin d'y trouver l'inspiration. Cette image amusa Sorel.
— J'ignorais que vous lisiez, releva Héliodore, à son tour.
— C'est peu commun pour un garçon du peuple comme moi.
— Vous m'avez toujours paru instruit.
— Pour un garçon de ma condition, sans doute.
Il s'apprêtait à couper court à cette discussion, mais il lut un véritable intérêt dans les yeux du noble. Les mains enfoncées dans ses poches, il se tenait à une distance raisonnable et semblait pendu à ses lèvres. Sorel soupira et abdiqua :
— Un ancien instituteur vivait au bout de la rue. Il faisait la classe à une poignée d'enfants. Grâce à lui, j'ai appris la lecture, le calcul, l'écriture. Pas assez pour espérer poursuivre des études, je n'en avais pas les moyens, mais assez pour que j'aie conscience de l'importance de l'apprentissage et de la connaissance. Cet homme est mort aujourd'hui, mais je lui dois beaucoup.
Sorel s'humecta les lèvres. L'intensité du regard d'Héliodore était presque douloureuse et il s'empressa de détourner la conversation de lui-même. Les détails de son existence n'intéressaient personne et il y avait plus important, plus essentiel. Il darda un regard lourd de sens sur Héliodore avant d'articuler :
— Je ne comprends pas pourquoi vous avez tenu à ce que mon frère et moi vous accompagnions jusqu'ici. Je... Je n'arrive pas à savoir s'il s'agit d'égoïste ou de charité.
Héliodore avait pâli et le ton de la conversation était donné. Il n'était plus question de badinage ou de séduction à peine voilée, mais de toute autre chose. Ils l'avaient provoquée, aussi bien l'un que l'autre. La raison venait de vaincre les sentiments.
On enchaîne sur une petite conversation entre Sorel et Héliodore. La raison et les sentiments, les romantiques privilégient les sentiments, mais nos deux protagonistes ont du mal à franchir ce pas.
Je vous souhaite de belles fêtes, joyeuse Pâques et n'abusez pas du chocolat malgré tout ! :3
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top