Chapitre 26
« Ne pouvant se corriger de sa folie,
il tentait de lui donner l'apparence de la raison. »
-Alfred de Musset
Héliodore n'avait presque pas fermé l'œil de la nuit. Il avait couché loin du lit conjugal, initiative qu'il avait prise après son retour, alors que sa mère et son épouse n'avaient pas encore regagné les lieux. Il n'était pas certain qu'Apolline aurait accepté qu'ils partagent les mêmes draps et si elle avait toujours fait preuve d'un certain sang-froid le concernant, il n'était plus question de demi-mesure. Cet écart de conduite avait été l'erreur de trop et si Héliodore avait véritablement eu l'ambition d'être pardonné, l'entreprise aurait été bien délicate.
Au milieu de la nuit, lorsque sa mère avait raccompagné la jeune femme, Héliodore avait prié pour qu'aucune des deux ne pénètre dans son antre. Cette chambre ne servait qu'à de rares occasions et la couverture, trop épaisse pour la saison, l'étouffait. Pourtant, il s'y était refugié comme si l'air de la petite pièce représentait un danger pour sa vie. Une attitude juvénile qui ne lui ressemblait pas.
Héliodore attendit que l'aube se lève. Quitter les lieux représentait plus qu'un but, c'était devenu une nécessité absolue, viscérale. La demeure dans laquelle il avait grandi tentait de le retenir à elle et il tremblait sous les draps épais. Cette maison lui rappelait ce qu'il s'apprêtait à quitter peut-être pour toujours, un confort, une aisance, une tranquillité à laquelle il ne pouvait aspirer nulle part ailleurs. Il s'accrochait à la couverture, à la douceur de la matière sous sa joue et il doutait. Il doutait à n'en plus finir, ivre des parfums, des sensations, des sons familiers qui paraissaient le retenir. Il s'endormit ainsi, prisonnier des limbes de sa mémoire et d'un bonheur oublié depuis bien longtemps.
Il se réveilla à l'aube. Il n'avait pas rabattu les rideaux et la lueur pâle baignait la pièce. De longues secondes lui furent nécessaires pour que ses souvenirs de la veille ne percent la surface de sa conscience. Il se rappelait la pièce jouée en l'honneur d'Iwan, l'émotion traîtresse qui l'avait saisi à la gorge, le baiser échangé avec Sorel, la violente dispute qui les avait opposés, sa mère, son épouse et lui, la réception organisée le soir même et, enfin, la confusion qui avait donné naissance à une décision absurde. Dans la tendresse fébrile de l'aurore, le doute s'étendit.
Héliodore n'avait jamais pris la moindre décision. Il s'était caché dans l'ombre d'une mère intrusive, il réalisait à présent que cela lui servait trop souvent d'excuse pour s'épargner les choix les plus pénibles. Il ignorait si, en prenant sa vie en main, Rose avait voulu lui épargner le malheur et l'humiliation de l'échec, elle qui l'avait essuyé, ou s'il s'agissait uniquement de reporter ses ambitions déchues sur lui, mais de réaliser cela, il se sentait soudain vulnérable. Mis à nu par une existence branlante dont il ne voulait pas, mais dont les erreurs le rendaient aussi coupable que sa génitrice.
Héliodore se leva et retira la chemise froissée. Il n'avait pas pris la peine de la retirer lorsqu'il avait rejoint cette vaste demeure au beau milieu de la nuit. Il croisa son regard dans le miroir et y rencontra un reflet misérable. Il paraissait épuisé, tourmenté et ses yeux clairs paraissaient plus éteints que jamais. Ses cheveux retombaient mollement sur ses épaules et il passa une main lasse entre les mèches désordonnées. Il tremblait tant qu'il dut redoubler d'effort pour enfiler quelques vêtements. Il abandonna les belles toilettes, il les laissait à Apolline et au monde auquel ils appartenaient. Sa conviction était versatile, changeante à l'image des couleurs qui se mouvaient sensuellement contre l'horizon. Il s'attarda sur ce spectacle et déglutit une salive à la consistance de cendres. Que voulait-il ? Que ne souhaitait-il pas ? Il était des instants où il avait l'intime sentiment qu'il le savait, d'autres où le doute l'emportait et d'autres enfin où plus rien n'avait de sens. Pas même cette vie.
Héliodore s'arracha à la chambre. Il avait rassemblé quelques affaires dans un sac en toile et avait ordonné que les chevaux soient sellés. Une voiture l'attendrait d'ici quelques minutes devant la maison et il pourrait fuir. Pour l'heure, il errait dans le couloir de l'étage, pas tout à fait étranger à ses lieux, mais plus tout à fait comme l'un de ses authentiques propriétaires. Il y avait quelque chose d'illégitime dans sa démarche et il en avait conscience. Son cœur martelait ses côtes et son pas se faisait inégal à mesure qu'il descendait les escaliers. Il n'avait pas pris en compte toute la myriade de détails qui rendrait son projet fou impossible et il n'était pas encore prêt à entacher cette somptueuse idée d'éléments enlaidis par la raison.
Il voulait un coup de tête phénoménal pour briser les entraves et goûter à l'imprévu. Le besoin qui le pétrissait réclamait d'être repu. Héliodore se sentait à fleur de peau, tel un artiste ivre d'une nouvelle œuvre à l'instant où son pinceau déchirait la surface immaculée de sa toile. L'instant se suspendait, le temps s'écartelait, le génie exaltait.
— Où allez-vous ?
Héliodore manqua de sursauter lorsqu'il découvrit la silhouette féminine plantée au milieu du salon. Apolline paraissait aussi épuisée que son époux, mais sa détermination ne souffrait aucun compromis. Ses yeux noisette avaient épinglé Héliodore et ne le lâcheraient pas avant d'avoir obtenu gain de cause. Enveloppée dans un châle élégant, ses cheveux pendaient cependant le long de sa nuque gracile. Elle n'était pas chaudement vêtue et ses bras nus n'étaient recouverts qu'en partie. N'importe quel homme l'aurait trouvée touchante, peut-être même désirable, mais son mari ne voyait en elle qu'un obstacle de plus à franchir. Plus coriace que bien des autres, mais pas insurmontable. Sa lassitude lui implorait le repli, mais il n'en était pas question. Il aurait pourtant suffi d'un signe pour qu'Héliodore abandonne toutes ses maigres croyances et qu'il regagne le lit conjugal dans un silence équivoque. Apolline aurait pu achever sa rébellion d'une seule main.
— J'ignorais que vous étiez réveillée, avança Héliodore avec raideur.
— Et vous, vous ignorez la question que je vous pose.
Héliodore retint son souffle. Il espérait surtout que leur conversation n'alerte pas Rose ou quitter les lieux n'aurait plus rien d'envisageable.
— La nuit a-t-elle porté conseil ? s'enquit Apolline, avec savant mélange de force et de prudence.
— Pas de la manière dont vous l'imaginez.
— Vous n'êtes pas resté hier soir. Votre mère était furieuse.
— Elle l'était déjà avant que je m'octroie cette liberté et vous l'êtes tout autant.
— Comptez-vous me le reprocher alors que vous... vous...
Elle chercha le terme juste, à mi-chemin entre l'offense, la parjure et une tentative d'apaisement parfaitement utopique. Cette discussion ne mènerait à rien et Héliodore le savait. Il se surprit à se sentir attristé à cette pensée. Peut-être auraient-ils pu être amis si la situation avait été moins douloureuse ? La veille, Héliodore avait blessé son épouse dans fierté de femme et dans une considération déjà moindre pour sa personne.
— Alors que j'ai le culot d'être incapable de vous aimer ? compléta Héliodore, si bas que sa voix se confondit avec le silence.
Apolline s'étrangla et son teint vira au pourpre. Elle n'était pas étouffée par son corset, mais l'effet était identique. Il lui semblait que son mari cultivait un plaisir pervers à la provoquer en elle autant de déception que de douleur. Ses lèvres fines tremblèrent avant qu'elle ne se reprenne et qu'elle ne rétorque, d'un ton aigre :
— Vous n'en êtes pas incapable, vous ne le voulez pas. C'est différent !
— Vous vous trompez.
Alors, Héliodore esquissa un premier geste. Il approcha de son épouse comme s'il s'agissait d'un animal particulièrement farouche. Elle n'eut aucun mouvement de recul, mais il vit dans son regard qu'elle mourait d'envie de se dérober. Comme il la comprenait, cette femme qui n'avait jamais demandé à subir les revers d'un mari dépassé et égaré. Celui-ci s'arrêta lorsqu'il fut si proche qu'elle dut retenir son souffle et pincer les lèvres pour retenir un avertissement. Doucement, d'une voix qui laissait suggérer la peur qui le dominait et sa désolation, il articula :
— Vous avez tort de penser que je ne le veux pas. Il me serait si aisé de vous aimer comme n'importe quel homme en serait capable. Ne croyez-vous pas que je l'ai souhaité ? Je ne veux pas m'encombrer d'explications, je ne veux pas comprendre pourquoi, je... Jamais cette société acceptera que je fréquente un autre homme comme je le fais et je n'ose imaginer de quel terme odieux elle me qualifierait.
Il laissa sa phrase mourir au creux de ses lèvres. Apolline n'osait plus cligner des yeux et ses narines s'agitaient comme pour trahir la rage qui sommeillait en elle. Celle qui ne tarderait plus à se répandre. Héliodore parut lui laisser le loisir de compléter ses dires et elle ne put se retenir davantage.
— Vous êtes un pédéraste, un inverti, une de ces immondes perversions...
— Je ne suis pas différent de celui que vous avez cru aimer.
— Je ne vous aime pas.
— Moi non plus. J'aurais aimé pouvoir être votre ami.
— Vous êtes mon époux, Héliodore, cingla-t-elle.
Un époux impuissant qui ne l'honorerait jamais dans l'intimité d'une chambre conjugale. Un mariage qui ne serait plus jamais consommé et qui resterait à jamais stérile. Était-ce là l'idée que cette femme se faisait du bonheur ? Une union qui battait de l'aile un an après avoir été contractée et des échanges glaciaux ? Héliodore comprenait à peine comment il avait pu se laisser duper et croire que ce confort, cette simplicité, suffirait à le combler.
— Et je le serai toujours, où que j'aille. Vous voyez, je suis aussi condamné que vous ne l'êtes.
Apolline tenta de ravaler un sanglot. Le vide qui se creusait en elle était vertigineux et elle marchait au bord du précipice, prête à tomber, à tomber à l'intérieur d'elle-même. Héliodore approcha et elle était trop hébétée pour se dérober. Sa main releva son menton et son regard parut balayer les séquelles de la colère. Il se pencha et effleura son front d'un chaste baiser. Sans s'attarder davantage, il s'en fut et seule la voix de son épouse, brisée par des larmes qui ne coulaient plus, le retint :
— Où allez-vous ?
— La logique voudrait que vous me demandiez pour quelle raison et en quelle compagnie, dit Héliodore, le geste suspendu alors qu'il s'apprêtait à passer le pas de la porte.
— Pourquoi ? balbutia-t-elle, incapable de contenir l'émotion un instant de plus.
— Pour vivre.
Elle accusa le coup. Cela l'atteignait plus durement qu'elle ne pourrait se l'avouer. Ses mains tremblaient autour du châle qui la protégeait du froid, mais pas des atteintes viles de son époux. Elle trouva en elle les ressources nécessaires et ne se serait jamais crue capable de survivre à un tel affront. Sa voix blanche s'éleva une dernière fois :
— Reviendrez-vous ?
— Je ne puis vous répondre.
Héliodore se trouva soudain bien égoïste, mais il n'était plus envisageable de revenir sur ses pas. Il avait piétiné l'avenir tout tracé qui lui était destiné, il avait ruiné son mariage et tout ce qui caractérisait sa vie jusqu'alors. S'il revenait, il ne pourrait aspirer à récupérer tout ce à quoi il avait renoncé en s'en allant. Ce serait trop tard et, d'une certaine manière, cela l'était déjà.
Apolline avait tant de paroles qui la démangeaient. Elle aurait aimé savoir ce que ce bohémien pouvait avoir de plus qu'elle et ce qui pouvait bien le répugner dans son corps. Le peu de considération qu'elle entretenait à son égard s'effondrait et elle n'avait jamais autant souffert de toute son existence.
— Je suis désolé, lâcha-t-il, avant de passer le pas de la porte.
Et elle l'était aussi, au moins autant.
***
Sorel guettait la rue depuis près d'une demi-heure. Héliodore avait convenu d'une heure approximative, mais il était d'une ponctualité presque irréprochable. Le comédien aurait voulu se montrer plus serein, mais une part de lui peinait à y croire. Son imagination refusait de représenter leur voyage, ce coup de tête monumental qu'ils regretteraient sûrement. En revanche, il s'imaginait sans mal la possibilité de l'abandon, de la déception et de la plus ignoble des trahisons. Le plus cruel dans le seul fait d'espérer, c'était bien l'instant où l'espoir était déçu.
Sorel s'était levé aux aurores et, sans un bruit, il s'était activé dans la lueur pâle du jour. Il ne voulait pas tirer son frère des bras de Morphée et il fallait qu'Iwan soit prêt à supporter le trajet. Quelques heures qui, pour un homme en pleine santé, s'avéraient à peine fatigantes, mais qui représentaient une véritable épreuve pour un garçon comme Iwan. Sorel craignait ce voyage non pas pour ce qu'il risquait, mais pour la menace mortelle qui planait au-dessus de l'être de son frère. Plus le temps passait, plus il savait celui de son jumeau compté et c'était avec cette conscience atroce qu'il se voyait incapable de lui refuser quoi que ce soit. Il lui devait bien cela.
Soudain, alors que l'aube laissait place au jour, Sorel vit apparaître une voiture à l'angle de la rue. Une voiture tirée par deux hongres à la robe alezan alors que Paris s'éveillait seulement, paresseuse et lascive. Cela ne pouvait être que lui. Aussitôt, il descendit du rebord de la fenêtre et pénétra dans la chambre qu'il partageait avec Iwan pour se pencher sur la couche. Le garçon serrait dans son poing les draps élimés et en le voyant si paisible, Sorel voulut lui accorder encore quelques minutes de sommeil. Une poignée d'heures plus tôt, il avait fallu jouer de persuasion pour que son frère accepte de fermer l'œil et malgré sa bonne volonté, seul l'épuisement avait pu terrasser son excitation. Jamais Iwan n'avait quitté Paris et n'en avait jamais espéré tant. Songeur, Sorel se rappelait les rares occasions où il avait quitté la capitale, pour un emploi payé une bouchée de pain et qui l'occupait qu'un jour ou deux. Pour lui aussi, ce serait nouveau.
— Iwan, réveille-toi.
L'intéressé fronça les sourcils, mais ne quémanda pas quelques précieuses secondes de repos. Ses paupières froissées et son regard lointain laissaient pourtant supposer qu'il en aurait eu besoin. Il se redressa lentement et déplia ses membres étonnamment lourds.
— Bonjour.
— Bonjour, Iwan.
Il s'habilla non sans l'aide de Sorel qui l'assistait avec l'aisance synonyme d'habitude. Pourtant, il y avait une certaine fébrilité dans ses gestes et, bientôt, il soutenait son frère lorsqu'il se leva malgré les protestations de celui-ci.
— Je peux marcher seul.
Sorel ne le reprit pas, mais refusa de lâcher son bras. Peut-être était-ce davantage pour lui qu'il s'accrochait si férocement à son jumeau. Il empoigna les quelques affaires qu'il avait rassemblées et ils descendirent les escaliers avec prudence. Dehors, dans le matin fraîchement né, Héliodore les attendait. Prostré devant la voiture qu'il avait fait apprêter, il y avait une forme muette de gravité et d'émotion sur son visage. Ils n'échangèrent aucune parole et se saluèrent dans une cérémonie presque déplacée. Comme si le silence parfait de la capitale ne devait pas être brisée et qu'ils n'étaient rien d'autres que des voyous qui fuyaient lâchement. Peut-être bien l'étaient-ils, eux dont le seul crime était d'aimer.
Ils s'installèrent dans la voiture et les mots échangés à mi-voix moururent. Héliodore adressa quelques paroles au cocher et celui-ci claqua les rênes sur la croupe des deux hongres. Iwan observait chaque détail de la ville, émerveillé, avide de tout ce qu'elle pourrait lui offrir. Sorel eut un sourire et croisa le regard d'Héliodore pour y lire un mélange saisissant d'émotions vives, crues.
Ils abandonnèrent la capitale et la ville tentaculaire s'évanouit dans le sillage des routes tortueuses des campagnes françaises. Ils étaient libres, prêts à chérir la beauté de cet instant éphémère.
Quelle tendre folie !
Mini confrontation entre Apolline et Héliodore, bien que le chapitre soit un peu plus léger (ça ne fait pas de mal).
Ensuite, plusieurs choses. La première, c'est la victoire de La vie nous manque au concours de Dystopia_girl sur Wattpad. L'histoire figure parmi les gagnants de cette édition et je suis ravie que le roman ait su séduire.
Enfin, je poste un peu plus tôt (et dire que je postais à cette heure quand j'allais en cours... époque fort lointaine !) ce soir, car j'ai prévu d'achever le mois de mars par... la fin de La vie nous manque. J'ai fait un mini rush hier, deux chapitres bien costauds et au cours desquels j'ai versé ma petite larme, et il me reste encore un épilogue à écrire. Autant vous dire que j'ai un pincement au coeur rien qu'à y songer. J'espère de tout coeur que le dénouement que je vous prépare saura vous convaincre.
Sur ce, je vais m'y coller et je vous souhaite une belle semaine <3
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