Chapitre 25

[Il est grand temps de vous présenter le design final et définitif d'Alcidie. Voici l'encrage du dessin, la colo arrive dans la foulée, très bientôt !]

« La plus grande confusion règne »


Le regard que Sorel coula sur son amant trahit l'étendue de sa stupéfaction. Il se sentit comme acculé, pris de court et à la fois conscient que son silence mettait déjà Héliodore au supplice. Dans sa précipitation et son engouement désespéré, il lui fallait une réponse immédiate pour ne pas s'effondrer. Il était comme un navire sans capitaine, un pantin dont les fils auraient été coupés. Lui qui était resté sous le contrôle de sa génitrice durant près de trente années venait de rompre davantage qu'un simple lien. Il s'arrachait une part de ce qu'il pensait être.

— Je ne peux pas vous donner de réponses immédiates, commença Sorel avec prudence.

Le comédien s'adonnait parfois aux jeux des décisions aveugles et irréfléchies, mais il prenait toujours gare à ce que celles-ci ne mettent pas en danger l'équilibre précaire qu'il était parvenu à forger. Il refusait que ses fantaisies n'impactent sa vie et, surtout, Iwan qui n'avait pas à devenir la victime de tout cela. Sorel se refusait donc à décider ainsi et il se sentait trop surpris pour donner une réponse qui se base sur des faits immédiats.

Héliodore parut s'effondrer. Il ne vacilla pas pourtant et il le devait à toute la dignité qu'il était capable de mobiliser. Un réflexe qui lui venait de son existence aisée, mais exigeante. Faiblir, c'était trahir. Sorel vit ses épaules retomber, son souffle s'interrompre et quelque chose mourir dans ses yeux sans qu'il n'en sache la cause exacte. Peut-être était-ce l'espoir qui s'éteignait dans un souffle ?

— Je comprends, lâcha-t-il, du bout des lèvres.

— Votre femme, comment a-t-elle réagi ? s'enquit Sorel, à mi-chemin entre un véritable intérêt et la nécessité de gagner quelques précieuses secondes.

— Je suis certain que vous pouvez vous l'imaginer.

— Je ne suis pas familier des coutumes de votre rang. J'imagine que votre mère pourrait vous déshériter, mais...

— Elle ne le fera pas, le coupa Héliodore après avoir remonté ses lunettes à la base de son nez dans un geste nerveux. Je suis son unique héritier, sa seule chance de préserver le nom et l'honneur de Thancy. Elle fera également son possible pour taire la rumeur si elle vient à s'ébruiter, même si cela signifie me faire vivre un enfer une fois les portes de notre demeure refermées. Seul l'honneur compte, seules les apparences ont de la valeur. Mon malheur, ma peine, tout cela n'est qu'un détail dont elle ne se sent pas responsable. Je suis un homme marié et riche, je suis à l'abri du besoin jusqu'à la fin de mes jours et je possède tout pour forger une existence heureuse. Pourtant, j'en suis incapable.

Il avait prononcé cela d'une traite et sans trouver grande cohérence à son récit. Il était essoufflé et la sueur qui collait ses cheveux à son front, loin de s'éponger, n'en devenait que plus abondante. Ainsi, passionné par les paroles qui l'animaient, ivre de désespoir amer et de quelques timides projections d'espoir, Sorel le trouva plus saisissant que jamais. Saisissant et d'une beauté terrible, tout aussi dangereuse que la sienne. Héliodore reprit une courte respiration, chercha le regard de son amant pour s'y arrimer et déclara, d'une voix moins affirmée :

— Je crois que je n'y suis jamais vraiment parvenu. Vous m'avez appris ce qu'était vivre et cela, tout l'argent du monde, tous ces dîners mondains, toutes ces apparitions publiques et tout ce luxe écœurant n'auraient pas pu me l'offrir.

Sorel songea à ces quelques paroles. Elles auraient pu paraître bénignes, insignifiantes, mais il leur trouva des allures de génie et s'y accrocha.

— Parfois, reprit Héliodore dans un murmure défait, j'aimerais détruire cela de la manière la plus crue qui soit. Ces gens vivent avec deux siècles de retard, dans la langueur confortable d'un souvenir. Ils n'appartiennent pas à ce monde, mais nous non plus quelque part. J'aimerais... J'aimerais piétiner tout cela, ces mœurs et cette prétendue bienséance, j'aimerais tant...

Il s'interrompit et Sorel songea qu'il ne l'avait jamais connu si bavard. Généralement, il ne menait pas une conversation et laissait cette lourde charge au comédien qui excellait dans ce rôle. Le désespoir lui inspirait cette logorrhée et il en avait à peine conscience.

— J'aimerais vous amener là-bas, leur montrer que le monde ne se limite pas à leur vision ridiculement réductrice et que le monde est bien plus vaste que ce qu'il se plaise à penser.

— Vous voulez m'amener dans la fosse aux lions.

— Je voudrais détruire ce qu'ils peuvent penser et leur montrer que le bonheur n'est pas la richesse ni même la popularité auprès des puissants.

— Vous pourriez le faire si vous le vouliez.

— Non.

Héliodore secoua la tête. Ce serait les mettre en danger et il n'était pas égoïste au point de demander à Sorel de sacrifier sa vie au nom d'une décision aussi irréfléchie que celle-là. Pourtant, il se payait le luxe d'imaginer la scène. Les visages décomposés des nobles qui le traitaient comme une énergumène bizarre et incapable de prêter attention à leurs conversations. La surprise voilée de honte de sa mère, le dégoût de sa femme et sa manière de rentrer le cou dans les épaules pour disparaître. Et enfin, Sorel à son bras, plus indécent, plus exquis que jamais. C'était interdit et c'en était que meilleur. La folie avait une saveur inédite.

— Je ne le ferais pas. Si vous acceptez, je voudrais cultiver ce bonheur avec vous. Je ne veux pas changer la face du monde, pas pour le moment en tout cas. J'ai vécu pour le bon plaisir de ma mère pendant près de trente ans, j'ai envie d'être égoïste et de saisir cet instant.

Sorel déglutit bruyamment. Il se sentait plus égaré encore, moins sûr de la réponse à donner. Il avait tant douté de la sincérité de cet homme que miser une fois encore sur sa malhonnêteté aurait été ridicule. Il voyait dans son regard voilà par les reflets pris dans ses verres de lunettes, dans ses cheveux indisciplinés et dans sa peau moite de sueur qu'il ne mentait pas. Il n'avait sans doute jamais été aussi sincère et ce que Sorel lui avait donné cette nuit-là, il mourait d'envie de le lui ravir une fois encore. Il y avait de cela derrière sa proposition, un sous-entendu charnel auquel ni l'un ni l'autre ne s'opposerait. Leur attirance réciproque et l'attraction qui les unissait n'avaient pas faibli, mais à celles-ci s'ajoutaient une pression plus immédiate et quelque chose qui n'attendait qu'à mûrir. Héliodore initiait les prémices d'une histoire commune et non d'un coup de cœur, d'un coup de folie dicté par une passion réciproque. Sans doute cela effrayait Sorel qui n'avait jamais connu quoique ce soit de semblable et y percevait une forme d'engagement auquel il ne songeait pas vraiment. Il ignorait s'il en avait envie et si même cela était véritablement possible.

— Je ne peux pas laisser Iwan seul, lâcha-t-il, du bout des lèvres.

Il se maudit pour cette réponse. Il y avait songé, bien entendu, mais il s'agissait que d'une révérence pour ne pas affronter ce qui le tourmentait. Il eut soudain envie de se parer de son masque de froideur, certain qu'une réponse cruelle aurait suffi à anéantir les quelques espoirs de cet homme. Héliodore était lui-même surpris de ses propos et de leur extrémité. Il en avait si intensément besoin que sa vision s'y résumait et qu'il ne percevait rien de plus. Le noble se sentait vivant et il ne demandait guère plus que cela.

— Je ne peux pas l'abandonner, pas même quelques jours.

— Il pourrait nous accompagner. Le domaine est immense.

— Sa santé est plus fragile que vous ne le pensez. Le spectacle auquel il a assisté l'a épuisé et il n'était plus sorti d'ici depuis des mois. Un voyage à travers les routes n'est pas envisageable.

La porte s'ouvrit derrière eux et Alcidie se dévoila dans l'embrasure. Elle referma derrière elle et Sorel refusa de voir en son apparition le fruit du hasard. Depuis combien de temps les écoutait-elle ? Sans doute n'étaient-ils pas aussi discrets qu'ils espéraient l'être et loin de les en morigéner, la rouquine sortit de l'ombre pour articuler :

— Iwan n'est pas une excuse, Sorel.

Indigné, l'intéressé eut un mouvement de recul. Au regard qu'elle lui gratifiait, il comprenait sans mal qu'elle avait vu clair dans son jeu. Sorel était une figure bien plus complexe que ce qu'il voulait bien laisser transparaître et il était presque évident que son refus ne tenait pas à une seule excuse. Il y avait des dizaines de raisons qui le justifiaient et, en tout état de cause, cette dénégation n'était pas aussi unanime que Sorel se plaisait à le penser. Héliodore aussi voyait poindre plusieurs dizaines d'éléments contradictoires, mais pour la première fois de son existence, il tâchait de taire les tergiversations d'un esprit trop vif qui avait toujours refusé de contaminer ses faits et gestes.

— Vous pourriez tout à fait l'emmener si Héliodore me donne sa parole que le trajet ne s'éternisera pas d'une journée.

— Vous avez ma parole, ce n'est l'affaire que de quelques heures.

Sorel croisa ses bras sur sa poitrine. Il n'était en aucun cas convaincu et le fait que les deux autres se liguent contre lui faisait apparaître le goût désagréable d'une trahison. Son comportement puéril n'en était que plus désagréable.

— Iwan a besoin de grand air et pas de cette ville qui l'étouffe, insista Alcidie avec fermeté. Lui permettre de quitter Paris, ça lui permettra de se changer les idées et d'oublier un peu toute cette misère.

— Et si cela ne fait que l'affaiblir davantage ? rétorqua Sorel.

— Son corps est à bout et il en a plus conscience que nous tous. La seule chose que nous puissions faire, c'est encore de lui permettre de vivre loin de ce taudis. Accepte la proposition d'Héliodore, Sorel, elle est honnête et si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour Iwan.

L'intéressé s'humecta les lèvres tandis qu'Héliodore paraissait retenir en vain sa respiration. Il avait besoin de davantage de temps pour prendre une quelconque décision et personne ne semblait d'humeur à le lui en laisser. Sans doute car celui-ci leur était compter, que ce soit pour Iwan qui s'affaiblissait de jour en jour ou pour eux deux. Sorel tremblait à l'idée de franchir ce qu'il considérait comme une étape fondamentale et la volonté chevrotante qu'il lisait dans les yeux d'Héliodore n'était pas pour le rassurer. Il se sentait presque coupable d'être l'homme qui le précipitait dans l'abîme. Le noble avait raison, il possédait tout ce qui était nécessaire à son bonheur et n'était pas parvenu à le forger, cette félicité de chaque instant. Peut-être était-ce enfin le temps de s'accorder cette chance puisqu'elle ne se représenterait plus, que ce soit pour Iwan, pour Sorel ou encore pour Héliodore ? Alcidie abattit sa main sur l'épaule de son ami pour lui intimer, d'une voix encore plus sourde :

— Sorel, tu ne perds rien à accepter. Ce n'est ni un engagement ni une exclusivité qu'Héliodore te demande. Nous savons toi comme moi que les opportunités sont rares en une vie alors tâche de ne pas laisser fuir celle-ci.

Héliodore ne put s'empêcher de formuler une pensée : et si cette chance n'était pas celle à saisir, mais seulement une provocation du sort ? La possibilité lui pendait au nez et une sueur froide lui inonda la nuque. Ils vivaient dans un monde vide de sens et il ne serait pas étonné de découvrir que cette mascarade tenait d'une nouvelle supercherie du destin. Il devait résister, mais il n'en trouvait pas la force et il se força à se convaincre qu'une joie aussi authentique ne pouvait pas être forgée sur un mensonge. Sorel était ce qu'il avait connu de plus vrai et il en allait de même pour Alcidie, pour Constance, pour Iwan. Il avait le sentiment de prendre le bon choix malgré l'effroyable indécision de son amant. Malgré tout, il ne trouva pas la foi de s'en insurger. Quelque part, il comprenait cette réserve, il avait vécu en son nom durant près de trois décennies et cette retenue lui soufflait une fuite prématurée, mais bien moins dangereuse.

— Je ne peux pas réveiller Iwan maintenant, mais je le ferai demain, promit Sorel, d'une voix pâle. Ce choix lui revient autant qu'à moi.

— En fait... commença Alcidie d'un ton presque coupable.

La porte qui grinça l'interrompit et Iwan se présenta à son tour, à l'endroit même où la rouquine s'était tenue quelques instants plus tôt. Sa silhouette était plus vacillante et il se coulait contre le bois grossier pour préserver le peu d'un équilibre discutable. Sorel ne croyait pas à une coïncidence et la manière dont Alcidie se mit en retrait confirma ses soupçons. Une manipulation innocente qui ne ressemblait pas vraiment à son amie. La bouche du comédien s'assécha et Héliodore se tendit encore davantage dans cette mise en scène digne des planches d'un théâtre. Leur vie y ressemblait étrangement depuis quelques courtes semaines et il se tenait là, pendu aux lèvres de ce garçon émacié, mais qui émanait une candeur fatiguée. L'affection qu'inspirait Iwan avoisinait l'indescriptible :

— Je te promets de ne pas être dérangeant, articula-t-il.

Ce qui se cachait derrière cette mince entrée en matière ne faisait pas l'ombre d'un doute. Le jeune malade craignait d'importuner son jumeau et de gâcher une chance qui ne se représenterait plus. Même s'il devait y ruiner le peu de santé qui lui restait, il n'empêcherait pas Sorel de suivre Héliodore. Ses cheveux trop longs retombaient sur ses yeux lorsqu'il croisa ceux de celui-ci et qu'il lui accorda un sourire entendu. Il arrima alors ses orbes grises, quasi identiques à celles de Sorel, à ce dernier et asséna, avec toute la maigre force qu'il avait gardé intact :

— J'aimerais m'en aller avec vous quelques jours, loin de Paris.

Sorel sentit ses dernières résistances ployer sans qu'Iwan n'eut à citer l'ombre d'un argument. Cette espérance brute, cette douceur que rien ne voilait, suffisaient amplement. La gorge du comédien se noua et il se mordit cruellement l'intérieur de la bouche. Le visage confondu dans les ombres nocturnes, il mit un terme aux grands discours et apaisa les esprits tourmentés de ces lieux d'une voix qu'il avait connue moins touchée :

— Très bien, puisque c'est ta volonté et puisque le médecin ne s'y oppose pas... Nous irons !

Petite virée hors de Paris pour Héliodore, Sorel et Iwan. J'espère que ce que je vous ai concocté, en cette occasion, sera à la hauteur de ce que vous imaginez. Héliodore et Sorel seront enfin à l'abri des regards et Iwan va pouvoir profiter de l'air frais, loin de la pollution parisienne (eh oui, ça existait déjà au XIXe siècle, et pas qu'un peu !)

Je pense achever l'écriture de La vie nous manque courant de la semaine prochaine, peut-être même avant la fin du mois, si tout va bien. J'espère de tout coeur ne pas vous décevoir avec ce dénouement !

Je vous souhaite un bon dimanche <3

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