Chapitre 23
[Je vous présente directement Héliodore, avec son design définitif et son visage... ma foi plutôt attrayant (pas très souriant, surtout). J'espère que son faciès de petit aristocrate parisien vous plaît !]
« On n'est pas maître de soi-même,
amoureux comme je suis de toi. »
-Victor Hugo, Hernani.
La soirée s'éternisait tandis que la fête battait son plein.
Héliodore avait tenu bon une heure durant, jusqu'à ce que l'impétuosité d'un désir naturel l'entraîne à l'extérieur. Son col l'étouffait, ses vêtements que Rose avait voulu aussi serrés que possible également et il éprouvait une difficulté croissante à reprendre son souffle.
Il avait assumé son rôle comme sa mère l'avait attendu. Il avait répondu avec une distinction prononcée aux interrogations parfois intrusives de certains nobles. Les plus riches d'entre eux se croyaient intouchables et Rose mettait toujours un point d'honneur à leur prouver son aplomb malgré les rumeurs qui courraient quant à sa santé déclinante. Quelque part, Héliodore ne pouvait s'empêcher de l'admirer pour sa force et pour son habitude d'essuyer les affronts d'un sourire. Elle ne se laissait jamais surprendre et tenait d'ailleurs son intouchable réputation de ce fait. Cela faisait des années qu'elle arpentait ces réceptions, ces fêtes, ces bals et ces soirées mondaines. Elle y rencontrait les familles les plus distinguées de France et parfois même des familles étrangères. Rose ne répétait jamais assez l'importance d'une bonne impression et elle ne ménageait pas ses efforts pour entretenir une image clinquante des Thancy.
Ainsi, elle parlait fort, monopolisait l'attention et abusait parfois de ses effets. Elle aimait les regards envieux et la jalousie de ses adversaires. Héliodore l'avait maintes fois entendue comparer ces occasions à des combats à mener. Les dames comme les gentilhommes troquaient leurs épées et leurs armures contre une perruque et des robes en soie. On n'y cultivait non pas la violence des gestes, mais la vacuité d'une parole, la méchanceté d'un regard. Tout se jouait en toute discrétion et une personnalité rayonnante, aussi jeune que riche, pouvait tomber en disgrâce pour un mot prononcé trop haut ou devant la mauvaise personne. Cette complexité, Héliodore ne la saisissait pas. En fait, elle n'avait aucun sens à ses yeux. La cour du Roi-Soleil n'était plus depuis deux siècles et les rois, comme les nobles, s'acharnaient à s'accrocher aux rêves déchus de cette grandeur passée.
Héliodore comprenait enfin qu'il n'avait rien en commun avec ce monde d'apparences et qui se voulait plus superficiel que jamais. Lui aspirait à voir plus loin, à vivre plus intensément et à ne pas se contenter de la surface d'une chose. Il désirait tellement plus et son appétit le rendait plus insatisfait que jamais. Il avait goûté à ce qui avait été créé de meilleur, à la passion la plus farouche qui soit et l'en priver le précipiterait plus bas encore que là où Sorel était venu le chercher.
Héliodore goûta à la saveur particulière de la nuit et calqua son regard sur son horizon limité. Il aimait la manière dont l'encre recouvrait Paris et coulait sur ses bâtisses immaculées. Il aimait imaginer que des puissances qui les dépassaient tous régissaient leurs existences jusqu'au moment où il convenait de se lever, de se coucher. Il aimait ce que la science n'expliquait qu'à demi-mots et que les artistes se plaisaient à observer. Héliodore avait commencé à dévorer les ouvrages de grands poètes, de l'immanquable Victor Hugo à Alfred de Musset en passant par Lamartine et par des peintres qui savaient immortaliser la fragilité de l'âme et la puissance dévastatrice de ses émotions.
Le jeune homme se retrouvait dans ces œuvres immortelles autant que dans la pièce Hernani et le symbole de délivrance que celle-ci représenterait toujours à ses yeux. Il s'était procuré un exemplaire de la pièce de théâtre et si celle-ci n'était pas l'une des pièces créées pour être seulement lues comme une part de celles de Musset, il ne cessait jamais d'y jeter un œil distrait pour capturer un vers, une strophe. Il vivait Hernani presque aussi puissamment que Sorel. Leur histoire comprenait une ressemblance affolante avec celle du personnage éponyme et celle qu'il ne peut épouser, Dona Sol. Sauf que cette fois, l'ennemi n'était pas un roi malhonnête et ambitieux ou un vieillard qui souhaiterait marier la femme, mais deux femmes auxquels il échappait chaque jour davantage.
Héliodore plaqua son dos contre la surface lisse du mur et la fraîcheur de celui-ci lui fit le plus grand bien. Son front était moite de sueur et il pouvait entendre d'ici, perché à côté de l'escalier qui menait à l'intérieur, les échos des conversations qu'entretenaient sa mère avec entrain :
— La chaleur est étouffante, ne trouvez-vous pas ?
— Ce mois de juillet est interminable, il me semble que cela fait des semaines que les températures sont infernales. Pas un orage à l'horizon et il m'a fallu mener mon oncle hors de Paris. Vous connaissez sa santé fragile, un second malaise et il aurait très bien pu ne pas y survivre. C'est pourquoi je suis soulagée de vous voir si rayonnante, ma chère Rose, vos soucis de santé sont derrière vous à présent ?
— Oh, vous savez, des soucis de santé, ce ne sont que des rumeurs et elles ont la fâcheuse tendance à exagérer les faits, se rengorgea l'intéressée avec un vaste mouvement de main ganté. Je vais parfaitement bien, la chaleur est pénible, mais elle est loin d'être insupportable. Espérons simplement qu'août nous soit plus clément.
— Je crains le pire si les chaleurs ne font qu'empirer. Ne sentez-vous pas toute cette tension qui s'accumule, jour après jour ? J'en ai des nausées, intervint une troisième dame à l'accent prononcé. Si vous voulez mon avis, il ne s'agit pas seulement des températures exceptionnelles, mais de quelque chose de plus terrible encore.
— De quoi parlez-vous ? Vous ne croyez quand même pas à ces balivernes qui imaginent une révolte populaire ? Le peuple est mécontent, mais cesse-t-il seulement de l'être ? Cela ne justifie pas pour autant un bain de sang et s'ils croient pouvoir renouveler la Révolution, je peux vous dire qu'ils se trompent durement.
— Qu'ils se trompent ou non, trancha l'autre, si une révolte se prépare, ils auront tout le loisir de faire des dégâts avant que le roi ne se décide à quitter St-Cloud.
— Ne soyez pas aussi ingrate, se fâcha la première des quatre, une femme qu'Héliodore connaissait à peine, mais qui était réputée pour ses accès de colère. Dois-je vous rappeler qui vous a...
— Mesdames, mesdames, intervint finalement Rose, en signe d'apaisement alors que cette conversation devait probablement la faire jubiler. Ne nous échauffons pas ainsi et, si vous le voulez bien, cessons simplement de parler politique. Ce serait bien dommage de gâcher une si belle soirée pour des affaires aussi sordides.
Héliodore ferma les yeux et se détacha de la conversation. La politique revenait de plus en plus régulièrement et plusieurs disputes avaient déjà éclaté. Chaque noble y allait de son argument, de son anecdote. Certains défendaient Charles X, le roi bourbon régnant, d'autres soutenaient une vision de la monarchie qui appartenait à l'Ancien Régime, une vision plus absolue de la royauté et d'autres, plus rares, appuyaient le parti de Louis-Philippe qu'ils jugeaient plus légitimes. Les affaires politiques, plus complexes que ce que la plupart se plaisaient à penser, se déclinaient en élections diverses, en partis que le roi ne contrôlait pas autant qu'il le souhaitait et en un pouvoir toujours plus faible de la monarchie française. Tant de facteurs qui, disposés de la sorte, tendaient à entraîner la capitale dans le chaos pour la seconde fois en l'espace d'un demi-siècle.
Lorsque les discussions se faisaient trop délicates et que les esprits s'échauffaient, même parmi les nobles qui se distinguaient pour un sang-froid exemplaire, une tenue maîtresse de leur place dans ces hautes sphères, un des leurs se forçait à éloigner la conversation de son point le plus sensible, le plus inconfortable. L'Égypte, très à la mode, était privilégié. Le mystère qui entourait cette civilisation fascinait même ceux qui ne s'intéressaient pas à ces cultures vieilles de plusieurs millénaires et dont la dimension religieuse dénotait avec les préoccupations actuelles. La fin du siècle dernier avait mené aux découvertes majeures par Napoléon et les intellectuels, les scientifiques et les artistes qui avaient accompagné cette expédition avaient ramené dans leurs bagages de véritables mines d'or d'informations. De là était née une fascination brutale et une passion grandissante de la France pour l'Egypte pharaonique.
— La chaleur vous fait-elle encore souffrir ?
Héliodore sursauta et rouvrit les yeux. Il découvrit, à un pas seulement, la silhouette détendue et presque amusée d'un noble qui lui était vaguement familier.
— Veuillez m'excuser, je ne souhaitais pas vous effrayer.
— Ne vous inquiétez pas, j'étais simplement...
— Pensif ?
— Oui, sans doute.
Héliodore s'humecta les lèvres et jeta un regard à la dérobée à son interlocuteur. Une toilette qui, de près, ne devait pas valoir une fortune et qui devait probablement faire tâche en comparaison avec les tissus hors de prix que d'autres exhibaient volontiers. Cependant, il ne semblait pas en tenir rigueur, comme s'il possédait bien plus précieux que de quoi faire verdir de jalousie toute cette petite noblesse. Son nez dressé comme une épine, saillant et piquant, ne l'enlaidissait pas et la confiance tranquille qu'il dégageait, loin d'être vanité, avait quelque chose de séduisant. Il était étonnant de l'apercevoir seul pour la deuxième fois.
— Arthur de Virain.
— Héliodore de Thancy, le salua l'intéressé, avec un sourire à peine esquissé.
Un silence s'immisça, bref, mais éloquent.
— Auriez-vous du feu ?
D'un geste machinal, Héliodore extirpa de la poche de son veston un paquet d'allumettes. Il en craqua une sans s'attarder sur la flamme qui se tordait dans la brise tiède de la nuit et entreprit d'allumer la pipe du noble qui le considérait avec une certaine gravité. Il exhala la fumée par les narines une fois, puis une seconde fois avant de reprendre la parole :
— Vous n'avez pas l'air de mieux vous porter ce soir.
— Je pourrais croire que vous me portez un intérêt déplacé. Votre famille m'est inconnue, vous pourriez être un rival.
— Ce n'est pas votre pensée, contra Arthur, dans un froncement de sourcils.
— Non, effectivement, mais quelle est la vôtre ?
— Considérer simplement qu'il s'agit d'une inquiétude désintéressée de ma part.
Les yeux d'Héliodore papillonnèrent et il perdit, l'espace d'un instant, le contrôle qu'il imposait à son visage en toute heure. Une maîtrise de ses traits et de ses expressions qu'il avait appris dès le plus jeune âge sous les conseils exigeants de sa génitrice. L'inquiétude de cet homme, bien qu'il peinait à croire en la sincérité de cette démarche, le déstabilisait bien plus que ce qu'il voulait bien laisser entendre. Il était plus qu'inhabituel qu'autrui s'inquiète véritablement de son état et sa neutralité suffisait à duper le plus grand nombre.
— Je me porte bien, merci de vous en inquiéter, articula Héliodore, avec une douceur désarmante et une fragilité qui lui fut presque douloureuse.
— Vous n'êtes pas à votre place ici, n'est-ce pas ?
— J'ignore de quoi vous voulez parler.
— Vous ne ressemblez pas à ces amateurs de rumeurs qui se crachent leur venin au visage.
— Et vous, êtes-vous différent de ces vipères ?
Arthur haussa les épaules. Sans doute l'était-il puisqu'il avait su voir plus loin que ce qu'Héliodore s'acharnait à montrer de lui. L'attitude flegmatique de cet homme dénotait complètement avec l'ambiance de ces réceptions. Cela faisait deux fois qu'il se détachait de cette masse pour faire la conversation que les autres fuyaient lorsqu'il se trouvait seul. Héliodore n'était pas réputé pour être de bonne compagnie et il en comprenait tardivement la raison.
— Sans vos grands airs sérieux, vous feriez le parfait poète.
— Voilà quelque chose que nul ne m'avait jamais dit.
— Personne n'avait jamais remarqué non plus que vous n'aviez pas votre place ici, releva justement Arthur, avec un regard entendu.
— Je ne saisis pas où vous souhaitez en venir.
Si cette conversation se basait sur des fondations des plus intéressantes, Héliodore s'imaginait déjà mis en danger par la tournure que prenait celle-ci. Il pourrait toujours tourner les talons et rejoindre son épouse qu'il avait laissé aux mains savantes de ses amies depuis de longues minutes, mais il ne le désirait pas. En fait, il était pendu aux lèvres de cet inconnu, comme s'il brûlait de l'entendre dire quelque chose.
— Ne restez pas ici si quelque chose de plus important vous pousse à partir. Ce monde dans lequel nous avons tous deux grandis n'a rien à vous offrir. Vous êtes moins superficiels que tous ces nobles, vous savez comme moi qu'il y a plus précieux que l'humiliation qu'on peut infliger à un ennemi ou la place de choix qui peut encore être volée. Ne restez pas là à laisser filer votre chance, rattrapez-la avant qu'elle ne s'en aille. La vie ne vaut pas la peine d'être vécue si elle ne l'est qu'à demi.
— C'est vous qui vous exprimez comme un poète, murmura Héliodore, la gorge nouée.
— Peut-être bien.
Héliodore déglutit avant d'affronter le regard insidieux de l'homme. Que se cachait-il derrière ce nom pompeux et ce regard perçant ? Il ne le saurait jamais, mais cela ne devait pas l'empêcher de saisir au vol les paroles qu'il lui offrait. Un nectar qui lui parviendrait de s'échapper un peu de sa cage. Héliodore était une fleur qui déployait ses pétales, qui s'épanouissait sous les rayons du soleil après être demeuré à l'ombre si longtemps. Arthur de Virain le savait-il ?
— Comment savez-vous ?
— Vous avez la langueur des âmes éprises et non le visage ignoble de ces rapaces. Cela fait toute la différence.
Arthur lui sourit avant d'inspirer une nouvelle bouffée de sa pipe. Il semblait se moquer éperdument du fait de mobiliser un homme qui n'aurait pas dû s'éloigner si longtemps. En fait, il semblait se moquer de la fête dont les échos leur parvenaient très nettement et qui se poursuivrait sans eux s'il le fallait. Héliodore avait l'opportunité de compter vraiment auprès d'un homme ou de s'acharner à satisfaire les ambitions d'une femme, les désirs d'une autre. Après toute une vie à se modeler selon le désir d'une mère, le dilemme n'était pas si évident.
— Vous êtes amoureux, Héliodore de Thancy, et ne le laissez pas vous échapper.
Le souffle de l'interpellé vint à lui manquer. Sa poitrine se serra autour de l'organe qui palpitait furieusement. Ses yeux s'embuèrent et sa gorge se noua. Il laissa une seconde s'égrener avant de tirer une réaction qui ne souffrait aucune forme d'hésitation. Une réaction qui se doutait de la difficulté du choix qu'il s'apprêtait à prendre et des conséquences. Il se doutait aussi bien de la précarité de sa situation ainsi que de l'aspect éphémère de la solution pour laquelle son cœur penchait. Qu'importait les risques, la chance infime de réussite valait qu'il sacrifie pour elle toute sa misérable existence.
— Je ne sais comment vous remercier.
— Filez, il est des choses qui n'attendent pas.
Héliodore eut un regard pour l'intérieur de l'imposante bâtisse aux dorures passées de mode et d'un goût discutable. Il apercevait Rose et Apolline, les vestiges d'une vie dont il n'était plus certain de vouloir, en pleine discussion avec plusieurs de leurs connaissances.
Cette fois, il en eut la certitude. Plus rien ne le retenait ici. Héliodore s'en fut d'un pas pressé et sous l'œillade satisfaite de ce curieux inconnu.
Une petite main tendue, de là où on s'y attend le moins, ne fait de mal à personne, n'est-ce pas ? D'après vous, que s'apprête à faire Héliodore (si ce n'est rejoindre son séduisant soupirant) ?
Je vous souhaite un bon dimanche !
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