Chapitre 21
« Prolonger l'incertitude, c'était prolonger l'espoir. »
-Charlotte Brontë
— Tu veux rire ?
Sorel abritait d'ordinaire ses émotions de son mieux, conscient que celles-ci représentaient une forme aberrante de vulnérabilité, chose qu'il déplorait assez, mais ce jour, il fut incapable de masquer quelque sentiment que ce soit. La stupéfaction succéda à l'incompréhension la plus totale et toute la troupe se délectait de l'expression du jeune homme. Seule Alcidie garda la tête haute et conserva le plus grand sérieux face aux rires étouffées des comédiens. La surprise était de taille et l'assemblée présente pour l'occasion transmettait l'euphorie que Sorel, paralysé par le choc, n'était pas encore capable de ressentir.
— Alcidie, est-ce que tu veux bien répéter ce que tu viens de me dire ? reprit-il, d'une voix pâteuse.
— Ton frère sera ici d'ici quelques minutes, réitéra soigneusement la jeune femme, exagérant chaque syllabe.
— As-tu perdu la tête ? As-tu oublié toute conscience professionnelle ? Mon frère est malade, Alcidie, il est malade !
Cette fois, la fureur avait remplacé toute trace d'étonnement. Le visage blafard de Sorel se couvrait d'un voile écarlate. Lorsqu'il était question de son jumeau, il n'était plus question de demi-mesure. Alcidie elle-même avait abandonné son sourire en coin, vaguement satisfait pour épingler son cadet d'un regard dur. La troupe réunie s'était tue et échangeait des regards confus. La surprise qu'ils nourrissaient en secret depuis des jours ne leur apportait pas le résultat attendu et la déception perlait déjà, par-dessus la plaie béante.
Alcidie attrapa le col de Sorel et l'entraîna à suite. Ils se trouvaient dans l'entrée de théâtre et elle le guida jusqu'à la scène curieusement vide. La rouquine darda une œillade sévère sur le garçon qui soutint ses yeux sans sourciller. Ce défi, cette bravade, s'éternisa de longues secondes avant que la jeune femme y mette un terme :
— Je sais que ton frère est malade, Sorel et je pense qu'en qualité de médecin, l'information aurait eu bien du mal à m'échapper.
— Il n'est pas en état de faire le déplacement, il n'est même pas en état de traverser la rue. Je te pensais plus sage que cela !
— Je n'aurais jamais accepté d'organiser cette surprise si je n'avais pas été sûre que ton frère en ait la force et le veuille. Oh, et ma conscience professionnelle se porte à merveille, la prochaine fois que tu l'interrogeras, tu consulteras aussi ton égoïsme !
Sorel pâlit brutalement et avisa le visage d'Alcidie. Sa moue renfrognée ne parvenait pas à l'enlaidir, elle n'en paraissait que plus indomptable. Elle ne revint pas sur ses paroles malgré la colère tempêtueuse qui secouait les orbes gris du comédien. Un courroux qui aurait dû l'alarmer, mais la rouquine ne craignit pas un seul instant de s'y brûler les ailes.
— Mon égoïsme ? Tu oses me parler d'égoïsme alors que tu cherches à tout prix un moyen d'exister aux yeux de quelqu'un, qui ce soit ici ou dans les quartiers où tu pourras rejoindre les filles que tu préfères à...
La gifle qui cueillit sa joue interrompit sa logorrhée. La peau brûlait alors qu'il y portait sa main et il grimaça. Jamais il n'aurait pensé Alcidie capable d'un tel geste. Envers un homme grossier qui se permettait des remarques grivoises à son sujet, sans aucun doute, mais pas envers ce qu'elle considérait comme un ami cher et précieux. Un ami qui, blessé dans son orgueil, s'était empressé de meurtrir à son tour, par tous les moyens possibles.
— La vérité est si douloureuse, Alcidie ? articula-t-il, sans cesser de masser sa joue endolorie.
— Je te retourne le compliment.
— Il faudrait peut-être commencer par voir la vérité en face. Cette vie que tu mènes, elle ne te rend pas plus libre, elle te sert à oublier ton père, à oublier cet homme qui t'a détruite. Est-ce aussi pour cette raison que tu trouves refuge dans ces bras féminins ?
Alcidie recula d'un pas et secoua la tête, incrédule.
— Est-ce que tu t'entends parler ?
Sorel plissa le nez avec défiance. Le venin qui s'était échappé de ses lèvres ne lui apparaîtrait que trop tard et la rouquine en avait brusquement conscience. Elle grimaça et tâcha de calmer l'ardeur qui l'étreignait.
— Ton frère désirait te voir jouer, il le désirait plus que tout et tu sais que des rêves, il ne pourra pas en réaliser autant que tu le souhaiterais. Ravale ta fierté à défaut de ravaler ton venin, et joue, joue pour lui !
Constance se tenait sur le seuil de la pièce, sa main délicate perdue sur l'encadrement. Elle eut un sourire. Avait-elle assisté à toute la confrontation ? Elle ignorait tout des épreuves qu'Alcidie avait traversées et qu'elle gardait jalousement pour elle. La comédienne ne témoignait d'aucune surprise, d'aucune déception. Elle avait organisé cette surprise et cette représentation inédite qui aurait lieu en plein jour. Alcidie avait négocié l'ouverture du théâtre avec Sullivan, quitte à y sacrifier une après-midi en sa compagnie. Constance avait rassemblé, de toute la force de sa persuasion et puisque personne ne souhaitait contrarier celle qui subvenait aux coûts de chaque représentation grâce à la fortune de sa famille, tous les comédiens avaient répondu à cette requête pour le moins atypique. Une représentation en plein jour qui n'aurait qu'un seul spectateur. Iwan.
— Ton frère sera bientôt là, avança Constance, avec sa douceur rêveuse habituelle. Tu devrais rejoindre les coulisses et te préparer à donner le meilleur des spectacles.
Sorel recula d'un pas, eut un regard confus pour Alcidie et passa une main tremblante sur son visage. Jamais elles ne l'avaient vu aussi démuni et la colère de la rouquine se fit moins acerbe. L'envie de lui cracher des mots infâmes au visage s'atténua et elle posa une main sur son épaule :
— Va.
Le comédien se déroba, sans doute plus par honte que par rancœur et tourna les talons. Il ne prit pas le chemin de la sortie, mais celle des coulisses.
Constance rejoignit Alcidie et contempla la scène vide. Elle glissa une main timide dans celle de la rouquine, aussi légère que l'envol d'un oiseau. Et elle était au moins aussi précieuse, aussi insaisissable. Âme lunaire qui acceptait de vivre sous les rayons farouches du soleil, de jouer en son nom, et de lui saisir la main avant de disparaître à nouveau.
***
Sorel guettait la pièce vide à travers les rideaux. Les lieux avaient été plongés dans la pénombre et il décela enfin deux silhouettes. Celle d'Héliodore, reconnaissable entre toutes, il avança d'un pas assuré qui lui ressemblait que trop peu, accompagnée de celle d'Iwan. Le noble soutenait le poids du malade et l'aidait à se déplacer. Sorel porta sa main à sa bouche et y étouffa une exclamation.
Héliodore était allé chercher Iwan et l'avait mené jusqu'ici avec sa propre voiture. Le garçon quittait le domicile vétuste qu'il occupait depuis bien des années pour ce qui semblait être la première fois. Héliodore avait masqué la raison de cette sortie exceptionnelle et organisée avec toutes les précautions. Dans un Paris qui n'offrait de chances qu'à une ridicule part de sa population, l'homme avait donné la sienne à Iwan.
Ce dernier s'assit avec précaution au premier rang. Il tremblait déjà de fatigue, mais l'excitation qui le gagnait effaçait toute trace d'épuisement. Il vivrait cet instant jusqu'à son terme, jusqu'à ne plus avoir rien à en tirer. Avide, désespérément accroché à cette vie, il buvait chaque détail, s'en gavait alors que le spectacle n'avait pas encore débuté. Il n'était pas d'ailleurs bien certain de comprendre ce à quoi il avait été convié. Il ne réaliserait l'étendue de sa chance que lorsqu'il rencontrerait le visage de son frère, celui de Don Carlos.
Sorel entra en scène, le monde se déroba sous ses pieds. Il prit une inspiration et l'air s'enflamma à son contact. Un incendie courait sur sa peau. Il était un écrin, un écrin qui renfermait des émotions idéales, des émotions qui le métamorphosaient. Il sut pour quelle raison le théâtre lui était si essentiel.
Il lui permettait de se dédoubler, de se démultiplier, d'être cent, mille, d'exister et de vivre.
Les vers s'écoulèrent et tout le génie de Victor Hugo opéra. Iwan ne manqua aucune syllabe, aucun geste, aucune altercation. Il avait lu cette pièce avec son frère lorsque celui-ci préparait son texte, enfermé dans leur chambre durant des heures à annoter les strophes et à les raturer. Il avait assisté à l'envers de ce superbe décor et en apercevait désormais la forme la plus aboutie. Un résultat flamboyant qu'Iwan intégrait pour l'inscrire dans les tréfonds de sa mémoire. S'il devait en emportait qu'un seul, ce serait celui-ci.
La pièce s'acheva sur la mort d'Hernani et celle de Dona Sol. Une fin à leur image, passionnée, romantique, une fin à l'image de ces artistes qui avaient trouvé dans ce dénouement plus qu'un terme, la concrétisation de leurs âmes tourmentées et infiniment insatisfaites.
Sorel monta sur scène avec la troupe entière et salua comme si la salle était comble. La présence d'Iwan, minuscule, timide, valait tous les spectateurs qui auraient pu se trouver à sa place. Son être comblait le vide et les jambes de son frère faillirent l'abandonner tandis qu'il sautait de l'estrade. Il se précipita vers son jumeau et s'accroupit devant lui. Sorel ouvrit la bouche sans parvenir à articuler la moindre phrase. La main tremblante d'Iwan cueillit sa joue, à l'endroit même où Alcidie l'avait giflé deux heures plus tôt. Le comédien recouvrit ses doigts des siens et l'entendit murmurer :
— Merci.
Les comédiens applaudissaient lorsque Sorel étreignit son frère de toutes ses forces. Il le serra contre son corps, lui partagea sa vitalité, pleura dans son cou et y murmurait une litanie de remerciements.
Héliodore s'arracha à la vision douloureuse des deux frères enlacés. L'un venait d'accomplir le rêve de l'autre et il ne parvenait pas à estimer lequel était le plus comblé. Il quitta le théâtre pour inspirer une bouffée de l'air étouffant de la capitale. Ce moment d'intimité ne lui appartenait pas, il avait contribué à le concrétiser, mais n'en tirait aucune fierté excessive. Aldicie le rejoignit et se posta à ses côtés :
— Merci pour eux.
— C'est bien peu, rétorqua Héliodore.
— C'est bien plus que ce que nous aurions pu faire.
Ils échangèrent un regard presque complice. Ils étaient séparés par un monde, par des idées bien définies et par un désir, commun, de les détruire. Durant les quelques jours qui s'étaient écoulés, Héliodore rejoignait régulièrement le théâtre et se familiarisait avec plusieurs comédiens ainsi qu'avec la rouquine qui veillait sur eux. Il approchait un monde dont il ne connaissait rien, pas même le nom et y trouvait un charme particulier, une authenticité qui manquait au sien. Durant tout le déroulement de la pièce, bouleversé par la sincérité du jeu de Sorel, il avait eu le sentiment de trouver sa place. La méfiance des comédiens était éphémère et Héliodore avait nourri, pour la première fois, le désir de suivre cette voie, quitte à abandonner celle qui lui avait été destinée.
Alcidie observait son vis-à-vis du coin de l'œil. Il était une énigme qui se faisait chaque jour moins dense. L'effet que l'art pouvait avoir sur lui était stupéfiant. Ils partagèrent un dernier regard avant que Sorel ne s'extirpe à son tour de l'entrée et qu'Alcidie lui accorde une œillade plus froide qu'à l'accoutumée avant de disparaître. Une conversation les attendait eux aussi, mais le moment n'était pas encore venu. Sorel lui en fut reconnaissant.
Ses cheveux blonds attirèrent les reflets ardents du soleil et ses yeux brillaient encore des larmes qu'il ne contenait plus. Aucune parole, aucun signe, il se contenta d'attirer son amant dans la ruelle voisine, l'abri des regards. L'agitation s'amenuisait et, sans prendre plus de précaution, Sorel s'empara des lèvres d'Héliodore. Un baiser en guise de pardons, ceux qui formuleraient bientôt à l'égard d'Alcidie et de la troupe pour sa conduite. Pour l'heure, il n'avait pas encore abandonné le rôle qu'il incarnait et les émotions n'en étaient que décuplées. Les sensations avec elle, la caresse incrédule des lèvres de l'homme contre les siennes, le grain de sa peau, le grain de beauté en-dessous de sa bouche. La plainte qui lui fut arrachée. À son tour, Sorel inscrivit cet instant dans son esprit. Ce baiser, la pièce jouée devant son frère, la sensation indescriptible de l'accomplissement. Il embrassa cette réussite et ce bonheur indicible.
Dans l'ombre de la ruelle, ni l'un ni l'autre ne reconnut la silhouette qui se dessinait. Une silhouette dont la présence en ces lieux dénotait et qui s'effondra devant le geste de son époux. Une silhouette qui aurait dû s'épargner la peine d'une pareille curiosité et, par sa seule présence, annihilait tout ce qui s'était déroulé en ce jour. Toute la joyeuse mascarade à laquelle son mari avait pris part.
Apolline de Thancy avait bien nourri l'incertitude et voyait tout espoir anéanti dans le bonheur cruel qui ne serait jamais le sien.
Un petit chapitre qui a néanmoins son importance. Sorel joue pour son frère pour la première fois (après une petite dispute avec Alcidie, parce qu'il faut bien, de temps en temps) et, pour clore le chapitre, Apolline qui surprend son époux en charmante compagnie :3
Je sais, je ne suis pas quelqu'un de bien, mais j'espère que le chapitre vous a plu malgré tout et je vous souhaite un bon mercredi !
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