Chapitre 2

[Je ne l'avais pas précisé, mais il se trouve que je dessine / gribouille / crayonne. La couverture est notamment réalisée par mes soins et je vous partagerai, régulièrement (une fois par semaine si c'est possible), des dessins et illustrations de mon roman. Ici, il s'agit de recherches concernant mon personnage principal : Héliodore. La version définitive est bien sûre celle de la couverture. J'espère que ça vous plaira !]

« Ce qui ne peut danser au bord des lèvres s'en va hurler au fond de l'âme. »

-Christian Bobin


Penché devant la glace, Héliodore réalisait à peine le soin particulier qu'il apportait à son apparence. Il affrontait son regard, son reflet, cet autre lui qui lui offrait un jugement placide, mais inébranlable.

Il avisa durement, sans s'offrir le moindre répit, l'épaisseur idéale de ses mèches brunes dont les reflets roux attiraient l'attention où qu'il aille, ses yeux d'un bleu qui aurait pu paraître captivant s'ils ne semblaient pas aussi ternes. Un voile s'y trouvait et recouvrait la couleur de son ennui. Son air grave ne l'étonnait plus, il avait habitué son entourage le plus proche à cette sévérité quasi austère. Les petites lunettes qu'il chaussait la plupart du temps sur le sommet de son nez renforçaient cette impression. Il hésita et son reflet traduisit cet épanchement par une moue incertaine. Finalement, au terme d'un long instant, il retira les verres correcteurs pour ne laisser que son regard à nu. Il s'offrait à ces œillades impudiques et au jugement. Ce soir, il s'en sentait étrangement capable.

Il poursuivit son analyse complète, conscient qu'il n'avait plus poussé son regard aussi loin depuis bien des années. Il avisa son nez droit à l'arête tranchante, son front haut, un brin audacieux et sa bouche étroite, souvent affublée d'une expression neutre. Ses sourcils épais couplés à des traits un peu anguleux lui conféraient une certaine rudesse. Il détailla ensuite son épiderme pâle, typique de la noblesse, et les dizaines de grains de beauté mouchetés çà et là. Les défauts côtoyaient les qualités et l'homme avait fini par ne plus distinguer l'un de l'autre.

Héliodore resserra le nœud qu'il avait attaché à son cou et tira fermement sur les deux bouts. Son allure était impeccable et il se distinguerait ainsi, à n'en pas douter. Sa stature était élégante, raffinée, et traduisait la prestigieuse famille dont il était issu. Son maintien constituait un rappel constant à son éducation rigoureuse et, même égaré parmi une foule anonyme, on repérait aisément cette distinction. Cependant, ses épaules trop basses, courbées par un poids imaginaire, bien trop lourd, offraient un contraste. Sa haute taille lui donnait une allure incontestable, mais ce détail entachait le tableau. Il s'agissait cette fois d'un vrai défaut, pas de l'une de ces imperfections qui ne servaient qu'à rendre la beauté plus saisissante. Héliodore ne l'ignorait pas et il ne put qu'haïr davantage ce reflet.

Une main lasse vint dompter les cheveux indociles. Ceux-ci retombaient comme des plumes d'oiseau sur sa nuque et sa mère ne manquait jamais de désapprouver ces mèches trop longues. Héliodore, lui, les aimait bien, elles lui permettaient de s'y réfugier lorsqu'il en ressentait le besoin.

— Cher mari.

Le ton tenait plus de la constatation que de l'interrogation, mais Héliodore tâcha de ne pas laisser la frayeur qui le traversa marquer ses traits imperméables. Apolline avait l'œil aiguisé et perçut ce net changement d'attitude. Le sourire aux lèvres, elle poursuivit, demeurant à distance raisonnable de son époux comme si elle craignait que son trait d'humour ne soit pas bien accueilli :

— Excusez-moi, je ne souhaitais pas interrompre votre... contemplation.

Un silence glacial et un regard tout aussi polaire furent la seule réponse qu'elle obtint. La jeune femme, sous ses paupières lourdes qui figuraient parmi ses plus évidents complexes, persifla, loin de se laisser décourager par une absence de réaction devenue habituelle :

— J'ignorais que vous étiez homme à vous mirer ainsi dans la glace, monsieur.

— Il est bien des choses que vous ignorez de moi, asséna Héliodore, à peine conscient de la facilité horripilante de cette mince répartie.

— Sans doute est-ce parce que vous ne m'offrez pas la chance de le découvrir.

Cette fois, Apolline approcha. Elle détruisit méthodiquement l'espace qui les séparait. Si Héliodore pouvait se vanter de la méconnaissance de sa femme, celle-ci ne pouvait pas en dire autant. Elle était un livre ouvert, un livre dans lequel il était si facile de lire. Elle était coquette à l'excès et, même dans l'intimité de leur foyer, elle ne quittait pas ses jeux, comme si elle craignait qu'on l'épie en secret. Peut-être était-ce la faute d'Héliodore qui, incapable de la faire apparaître au meilleur d'elle-même, se contentait de cette parodie de la réalité. Apolline n'était pas une garce, une de ces sottes dépourvues d'esprit. Certes, elle n'était pas brillante, elle préférait d'ailleurs briller à travers de somptueuses toilettes cousues sur-mesure dans l'espoir de masquer ses plus grands défauts, mais elle n'était pas entièrement dénotée d'intelligence. Sa superficialité achevait pourtant de ternir l'authenticité qu'elle cachait, comme une honte, et elle en perdait tout attrait aux yeux de celui qu'elle avait dû épouser. L'une des plus imminentes richesses de tout Paris.

La main d'Apolline, aussi légère qu'une plume, aurait pu séduire n'importe quel homme. Héliodore tenta un instant, un si bref instant, de se laisser convaincre. Il pouvait sentir le toucher de sa femme sur le tissu de son costume. L'entièreté de son corps venait de se tendre, l'ensemble de ses cellules hurlait au rejet et, lui, demeurait immobile. Une immobilité que la jeune héritière interpréta comme un signe d'approbation. Ses doigts s'aventurèrent plus loin, de l'épaule jusqu'à la naissance de la gorge, escaladant la frontière du vêtement pour venir s'échouer à la limite de sa mâchoire. Héliodore déglutit. Si son sang battait aussi fort dans ses veines, ce n'était que pour lui intimer une réaction : la fuite. L'aristocrate se sentit acculé, mis en péril et une part de lui répugnait encore à repousser Apolline comme il n'avait jamais hésité à le faire.

— Où vous rendez-vous, monsieur ? Vous avez rarement été aussi bien apprêté et sans l'aide de vos servantes, de surcroît. Que dois-je en conclure ?

— Que je sors, ni plus ni moins, madame.

Il ponctua ses dires d'un mouvement de recul moins violent que ce que ses réflexes lui dictaient. Une moue déçue se peignit sur les traits, à la fois harmonieux et disgracieux, de l'épousée. Il avisa sa toilette sophistiquée malgré ce soir qui ne prévoyait, jusqu'à nouvel ordre, aucune sortie publique. Le corset était cependant moins serré qu'à l'ordinaire et laissait apparaître une ossature trop épaisse. La taille de la dame n'était pas suffisamment fine pour entrer dans les standards de beauté du monde élitiste auquel elle appartenait.

— Puis-je vous demander où et en quelle compagnie ?

— Seul, c'est là tout ce que vous avez à savoir.

Ce ton un brin sarcastique, ce cynisme à peine voilé, Apolline avait appris à en faire son pire ennemi. Elle recula d'un pas à son tour, prête à soigner son orgueil blessé dans l'intimité de sa chambre :

— J'imagine que je n'y suis pas conviée.

— D'où l'emploi du mot seul, madame. Je suis certain que vous saurez occuper votre soirée comme il se doit.

— Sans doute, admit la jeune femme, un rien acide désormais. Mais votre mère est-elle informée de cette sortie improvisée ?

— Elle ne l'est pas, rétorqua Héliodore, avant de poser sur le sommet de son crâne l'un de ces hauts couvre-chefs que la mode exigeait. Je compte sur vous pour ne pas manquer de le lui dire.

Il s'agissait d'une ultime provocation. Son époux l'invitait presque à aller raconter tout ce qu'elle savait à la maîtresse de maison. Ainsi, Héliodore ne semblait craindre personne et cela contrastait fort étrangement avec son attitude docile envers sa génitrice. En dernier recours, et alors qu'Héliodore s'apprêtait déjà à quitter ses appartements, aussi richement meublés que le reste du domaine, Apolline plaida une dernière fois :

— Puis-je espérer votre retour avant que la nuit ne s'en aille ?

— N'y tenez pas trop, je hais les promesses qui ne valent rien.

Apolline ne les espérait plus, ces promesses. Même leurs vœux de mariage, Héliodore rechignait à les honorer, alors un futile accord de ne pas rentrer trop tardivement, il ne fallait pas rêver ! La jeune mariée observa son mari disparaître dans l'embrasure de la porte, aussi furtif et inconsistant qu'un courant d'air.

.***

Le même lieu que la veille.

Le même lieu et, cette fois, une attente qui naquit au creux des entrailles d'Héliodore.

Il avait réservé une place au premier rang dans la journée et avait envoyé son majordome négocier alors que tous les sièges étaient d'ores et déjà réservés. Un tour de force permis par un prix mirobolant, une récompense agitée sous le nez de Sullivan, le propriétaire de l'établissement, prêt à tout pour empocher une somme aussi rondelette. Héliodore ignorait ce qui était advenu de celui à qui il avait volé sa place et il s'en moquait éperdument.

Cela tenait désormais plus de la nécessité que d'un simple caprice. Toute la matinée, le jeune héritier avait lutté. Les images du spectacle hantaient sa mémoire. Il était habité par le souvenir de cette communion, du jeu troublant des comédiens et de l'impact de cette pièce de théâtre signée de la main d'un des plus grands auteurs de ce siècle. L'écho des vers, infiniment moderne bien que placés dans un cadre antérieur pour ne pas alerter le censeur qui, depuis des mois, guettait le moindre faux pas, couplé à l'incarnation des personnages, avait eu raison de lui. Hagard, ses pas avaient retrouvé le chemin de ce modeste établissement et il se sentait comme un amant sur le point de rejoindre une maîtresse. Comme s'il s'apprêtait à commettre l'irréparable.

Sullivan, le malhonnête qui dirigeait le théâtre, dévisagea l'aristocrate lorsqu'il se présenta au guichet. Il y avait une sorte de suspicion dans son regard, presque une accusation. Était-ce un crime de souhaiter retrouver l'extase éphémère, la sensation délirante de vivre enfin ? Héliodore soutint cette œillade invasive, quasi impériale, et le grossier personnage maugréa :

— Bon spectacle, monsieur.

Déjà, l'intéressé se faufilait entre les bavards, les mêmes que la veille, ou alors si peu différents qu'Héliodore crut apercevoir la même assemblée uniforme que celle qui l'avait écœuré. Cette fois, il ne prêta attention qu'au velours et aux jeux d'ombres qui garnissaient la salle. On fumait ici et là, on discutait, mais rien ne pouvait ôter l'ambiance spirituelle, artistique, propre à ce lieu. Déjà, Héliodore se sentait galvanisé.

Il s'installa et le spectacle put commencer.

Les trois coups de bâtons précédèrent le lever de rideaux. L'attention du spectateur, comme s'il était seul au monde, ne pouvait être plus complète. Lui qui ne trouvait d'intérêt à rien retrouvait cette sensation de vivre, d'exister, d'être vraiment. Les personnages s'enchaînèrent dans cette mécanique parfaitement huilée. Les tirades coulaient de source et il n'y avait rien, pas une seule hésitation, qui vint ternir le jeu de ces comédiens. Une fois de plus, Héliodore ne parvint à détacher ses yeux de ceux de Don Carlos, ce dérobeur d'identités qui se complaisait dans le rôle du roi, de l'empereur aux séduisantes idées. Qui était-il, derrière cette mascarade ? Qui était-il ?

Héliodore contempla le génie de Victor Hugo et celui des comédiens. Il les observa jouer, se transfigurer sur scène, oublier jusqu'à leur propre nom. Il aimait le miroitement des yeux de celui qui le troublait tant. Ses orbes gris avaient quelque chose d'hypnotique, de profondément troublant et, à travers le même monologue que la veille, Héliodore frissonna. L'intensité du jeune homme lui crevait le cœur et, épinglé par le ballet sans fin des émotions, il crut mourir. Mourir de cette vie qui s'offrait enfin. Héliodore demeura muet jusqu'au bout, jusqu'à ce que ces simples mortels, au sommet de leur art, si identiques et si différents de leur jeu de la veille, achèvent la pièce dans un silence de mort.

Une rigole de sueur se dessinait de la tempe d'Héliodore jusque dans son cou. Il haletait. Cela lui parut être plus intense que la veille et les larmes lui piquaient à nouveau les yeux. Jamais il n'aurait pensé vivre pareille expérience un jour. Pourtant, il lui avait semblé que le regard de cet homme, de cet illustre inconnu, s'était attardé plus que nécessaire au creux du sien. Déjà, l'héritier lui prêtait un talent quasi céleste. Les émotions coulaient sur ce visage pur et ruisselaient sur le sien. Jamais il n'oublierait les expressions de cet homme, ces expressions qui ne lui appartenaient plus tout à fait et qui étaient l'œuvre de son personnage. Le théâtre, c'était aussi l'art de l'oubli, l'art de s'oublier au profit de mille autres.

Héliodore avait applaudi jusqu'à ce que ses mains se teintent d'une couleur vermeille. Les plus de deux heures de représentation avaient filé et, déjà, elles n'étaient plus siennes, elles lui échappaient. Les rideaux s'étaient abaissés et le silence revint. Un silence qui rendit plus assourdissant les hurlements de son âme martyrisé.

Finalement, lorsqu'il n'eut plus d'autres choix, il se leva et suivit le chemin initié jusqu'à la sortie. Là, l'air nocturne caressa la peau de son visage et les grains de beauté constellés sur sa peau pâle. Il inspira une profonde goulée d'air dans l'espoir de calmer l'incendie qui le ravageait. Quelle émotion le saisissait-il ainsi ? Il était hagard, désorienté et son dos rencontra la surface lisse du mur. Il tenta de reprendre ses esprits sans même réaliser que la foule rassemblée devenait moins dense. Sans remarquer qu'une silhouette s'invitait non loin afin de guetter l'instant propice pour se jeter sur sa proie.

Il ferma les yeux. Les flammes léchaient son être et il ne sut estimer ce qui était préférable : l'oubli ou cette dangereuse exaltation ? Une voix claire le tira de sa rêverie comme pour le ramener à l'ordre et sonna l'écho grinçant de ses réflexions :

— Quelle tourmente peut bien vous amener à renoncer à la vie, monsieur ?



Avez-vous déjà connu meilleur contact entre deux personnages ? Non ? Eh bah moi non plus. Je voulais quelque chose de décaler. J'imagine que ça pourra se révéler un peu déstabilisant, mais nous sommes en plein dans la période romantique et j'ignore si vous avez déjà lu des textes de cette période, mais pour nous, êtres humains du début du 19e siècle, c'est plus qu'inhabituel. Je préfère prévenir :)

Prochain chapitre, premier contact entre mes deux personnages principaux. Contrairement à nombre de mes romans, c'est assez rapide sur le coup. Non, pas de premier baiser au chapitre 4, mais c'est moins laborieux que dans certaines de mes romances, on rentre vite dans le vif du sujet, disons. J'espère cela dit que ça vous plaira et je vous invite à voter, commenter, partager cette histoire si elle vous plaît (ou juste la mettre dans une liste de lecture) :3

Bon dimanche !

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