Chapitre 18

« Le bonheur en partant m'a dit qu'il reviendrait. »

-Jacques Prévert


Alcidie vérifiait les derniers détails avant de fermer le théâtre. Il s'agissait du rôle de Sorel et il était d'ailleurs rémunéré pour cela, même faiblement, mais la jeune femme se moquait de sacrifier quelques minutes de sa nuit à cette corvée.

Elle fredonnait un air populaire tout en passant un dernier coup de balai dans les coins de la scène. Elle y avait vu évoluer Sorel tant de fois, elle ne manquait aucune représentation et ce, malgré des journées jamais suffisamment longues pour y inscrire tout ce qui les rythmait. Alcidie était de ceux qui manquaient toujours de temps et qui estimaient qu'ils auraient tout le temps de se reposer lorsque la mort les aura surpris. Son père avait disparu trop tôt pour que la jeune femme sacrifie son temps à repousser tout à plus tard. Chaque jour était une source épuisable et elle comptait bien y boire tout son soûl.

Sullivan s'était montré particulièrement insistant ce soir-là. Des phrases peu subtiles, des œillades appuyées, elle avait eu toutes les peines du monde à s'en débarrasser. Il avait fallu qu'elle lui promette qu'elle pouvait tout à fait assurer la fermeture toute seule. Étrangement, l'énergumène qui se moquait éperdument de submerger un Sorel épuisé de travail rechignait à laisser une tâche aussi ingrate à une femme. Alcidie en avait ruminé durant tout le spectacle et même après le départ laborieux du propriétaire. Cette galanterie douteuse et déplacée la répugnait, surtout lorsqu'elle cachait pareille hypocrisie. Cet homme devait avoir le double de son âge et misait sur sa richesse pour la courtiser. Alcidie avait succombé une fois aux belles promesses et jamais plus elle ne s'y risquerait.

La rouquine essuya ses mains sur le tissu de sa robe, une vulgaire toile dont l'allure lui importait peu. Elle repoussa une mèche humide derrière son oreille et celle-ci reprit sa place moins d'une seconde plus tard. Dépitée, elle abandonna la lutte. Ses cheveux ne figuraient pas parmi les choses qu'elle saurait dompter et même elle qui haïssait l'échec plus que tout s'y était résolue. La chaleur moite de la journée ne s'était pas rafraîchie et les températures demeuraient caniculaires. Ce début du mois de juillet s'annonçait électrique, de bien des façons. Alcidie y voyait un signe, un symbole, presque un signal.

Elle rangea le balai à sa place et son œil expert traversa la pièce. Sullivan n'aurait rien à reprocher à son intervention et il était hors de question qu'il la pense incapable de cette tâche, aussi ingrate soit-elle. Alcidie s'y pliait pour soulager son ami, non pour plaire au propriétaire des lieux et elle espérait que celui-ci ne prenne pas son initiative pour une déclaration implicite. La dernière chose dont elle avait envie, c'était bien de le rendre plus collant qu'il ne l'était déjà.

Alcidie ouvrit la porte et manqua de trébucher sur un corps recroquevillé sur le pas de la porte. Elle reconnut en un coup d'œil la silhouette gracile, d'une finesse remarquable, qui était assise sur les marches.

— Constance ? Que fais-tu encore là ? Il est tard, tu devrais déjà être rentrée.

L'intéressée se redressa comme si on venait de la brûler. Elle se frottait les bras pour se réchauffer. La jeune fille tremblait malgré la tiédeur de la nuit et ses cheveux retombaient mollement sur ses épaules, masquant des joues ravagées par les pleurs. Ses mèches sombres avaient perdu de leur éclat et elle ne semblait plus seulement mélancolique, lunaire, mais démunie. Comme un pantin dont on aurait coupé les fils.

— Pardonne-moi.

Alcidie referma la porte derrière elle avant de considérer gravement les traits de Constance. Elle y cherchait le mensonge et celui-ci se révélait si évident qu'elle n'eut pas grand-peine à mettre le doigt dessus. Le teint de la comédienne virait au diaphane et elle semblait sur le point de s'évanouir.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Rien, pardon, j'étais perdue dans mes pensées. Je n'ai pas vu le temps passer, tu sais comment je suis quand je suis...

— Quand tu es dans la lune, compléta Alcidie, avec un petit sourire.

Constance rit. Même éplorée, elle parvenait à être belle.

Lunaire.

Alcidie se tira de sa contemplation. Constance était peu subtile, elle essayait d'éloigner la conversation, aussi loin que possible. Cela ne prenait pas, pas avec celle qui, en quelques mois, avait appris à si bien la connaître. La rouquine avança d'un pas prudent avant de poursuivre :

— N'essaie pas de me mentir.

— Je...

Constance faillit nier à nouveau, mais elle s'interrompit et posa le bout de ses doigts sur ses lèvres. Ses yeux se gorgèrent de larmes qu'elle ravala courageusement. Dans un croassement à peine compréhensible, elle dit :

— Il est venu.

— Qui est venu ?

Alcidie avança d'un autre pas et leva sa main. Elle chassa celle derrière laquelle Constance se cachait et essuya la larme orpheline qui perlait au creux de sa joue. Un geste tendre qui acheva de convaincre la comédienne. Jamais l'autre ne s'était permis un tel geste et ce, malgré cette relation ambiguë qu'elles ignoraient toutes les deux, comme d'un secret honteux. Ses lèvres formèrent les mots avec un naturel qui l'étonna :

— Celui que mes parents veulent que j'épouse, il est venu ce soir. Une surprise, je ne savais pas jusqu'à ce que je croise son regard dans le public. Il était au premier rang et... mon Dieu... Le regard qu'il a posé sur moi, si possessif, si... comme si je lui appartenais déjà ! Je ne le supporterais pas, Alcidie, j'ai essayé pourtant, j'ai essayé, mais j'en suis incapable. Le mariage est conclu, il est venu me l'annoncer. Je serai sa femme avant la fin de cette année.

Alcidie sentit nettement son cœur rater un battement, puis se fendre. Elle repoussa d'un battement de cils la peine égoïste qui l'étreignit pour se reposer sur celle, bien plus légitime, de Constance. Ses lèvres fines tremblaient sur un souffle qu'elle ne maîtrisait plus. Elle paraissait si vulnérable qu'une bourrasque aurait suffi à la détruire, pièce par pièce, elle et sa présence douce-amère. Elle et son existence lunaire.

Alcidie ouvrit la bouche pour prononcer une parole rassurante, aussi vaine soit-elle, mais Constance la devança :

— Il m'a parlé de la vie que j'aurais et la parfaite épouse que je serai pour lui. Je lui ai dit que je ne pourrais, j'ai essayé de lui faire comprendre, mais il n'a rien voulu entendre. Il a haussé le ton, il a dit que le mariage était conclu et que, bientôt, je lui appartiendrai comme si... comme si je n'étais rien de plus qu'un objet. Il a posé sa main sur moi et j'ai cru que c'était le cas.

— Constance, tu n'es pas son objet, ni le sien ni celui de personne d'autre. Ne le laisse jamais croire le contraire ou il aura gagné.

— Qu'est-ce que je peux faire ?

Constance tremblait toujours. Elle attendait une réponse, une solution nette qui la sauverait de cette mauvaise passe. Elle avait déjà essayé de supplier ses parents, en vain. Leur fille était jeune et le parti qui s'offrait à elle ne demeurerait pas éternellement. Ils avaient vendu leur progéniture comme du bétail au plus offrant. Elle ne leur appartenait pas et ne s'appartiendrait plus. Voilà comment s'achevait le destin des filles de rang, pas plus enviable qu'un autre sort, pas plus terrible non plus. Alcidie avait beau se battre pour un avenir plus reluisant pour les représentants du sexe faible, la réalité se révélait bien inférieure à ses désirs.

— Maintenant ? Tu peux oublier.

Constance s'apprêtait à rétorquer lorsque la rouquine la prit de vitesse :

— Ensuite, ne le laisse pas t'écraser. Tu es trop précieuse pour cela.

La caresse sur la joue de la comédienne s'accentua et elle ferma les paupières jusqu'à voir danser des dizaines d'étoiles. Elle se sentait sale, comme si la main de cet homme n'avait jamais cessé de marquer son épiderme. Constance ne supporterait pas qu'il la touche, que son contact soit plus appuyé, plus sexuel. Elle était trop pure pour cela et l'idée que cet odieux personnage puisse la souiller révolta Alcidie. Elle aurait aimé la défendre, ordonner à ce prétendant fiévreux de partir. Un homme bien plus âgé qui rêvait de posséder ces cuisses tendres, cette gorge un peu trop maigre, cette finesse qu'il pouvait si aisément manipuler. Constance avait besoin qu'on la chérisse, qu'on la berce, qu'on l'embrasse jusqu'à ce qu'elle reprenne pied et qu'elle retrouve contact avec la réalité, pas qu'on la brise. Alcidie ne le permettrait pas.

— Tu ne peux pas rester ici, tu vas prendre froid.

— Est-ce le docteur qui parle ?

— Oui, c'est le docteur et évite de le fâcher.

— Si je tombe malade, je viendrai te consulter.

Les joues d'Alcidie, mouchetées de taches de rousseur, s'empourprèrent. Constance était-elle conscience du sens de ses paroles ? Probablement pas. Elle n'appartenait pas entièrement à ce monde, coincé entre la réalité et le songe, prisonnière de ce monde qui ne la méritait pas. Son interlocutrice emmêla sa main à ses mèches pour en caresser la douceur, la soie délicate sous la pulpe de ses doigts. Constance, dans son imperfection, dans son étrangeté, était un rêve.

Les yeux de la comédienne suppliaient encore, mais sa demande se faisait moins déchirante, plus timide. Elle eut un pauvre sourire.

— Tu es la première à ne pas soutenir que le mariage est notre rôle ici-bas.

— Parce que je ne le pense pas, rétorqua Alcidie, un brin trop brusque.

— Alors que sommes-nous ?

— Une infinité de possibilités qui ne demandent qu'à être révélées.

Alcidie planta ses yeux noisette dans le vert saisissant des orbes de Constance. Elle humecta des lèvres qu'elle savait sensuelles, trop pour son propre bien et repoussa les idées qui s'imposaient. Elle pouvait se permettre de tels propos en compagnie des femmes qu'elle fréquentait, souvent des prostituées, l'une de ses plus récentes amantes en était une, mais certainement pas à l'égard de cette fille-là. Elle ne voulait ni la corrompre ni la changer, seulement la révéler.

— Et pour cela, nous n'avons nul besoin des hommes.

***

— Viens, monte, qu'est-ce que tu attends ?

— Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée, Alcidie.

— Si tu souhaites rentrer chez toi, je t'y raccompagne.

Les deux femmes montaient les escaliers qui menaient au petit appartement de Sorel. Constance refusait de regagner le domicile de ses parents, trop meurtrie pour oser affronter les propos aigres de son père. Un homme aux ambitions démesurées et maintes fois déçues. Sa fille représentait un réceptacle parfait, mais surtout une source de déceptions inépuisable.

La main d'Alcidie enfouie dans la sienne, Constance n'avait pas la moindre envie de rebrousser chemin, qu'importait les discours moralisateurs de ses parents !

— Iwan sera ravi de voir un nouveau visage.

Le frère de Sorel formait un mystère et peu de comédiens connaissaient son existence. Le jumeau malade avait des allures de secret honteux. Alcidie ouvrit la porte en grand et Constance chassa toute pensée. Faisant fi de l'état de l'appartement, aussi étroit qu'il méritait un entretien urgent, la jeune femme suivit sa guide jusqu'à une porte close. Derrière celle-ci, la comédienne rencontra un garçon d'exception qui pensa en premier lieu à s'inquiéter pour son frère avant de saluer l'invitée du jour.

— Vous êtes une amie de mon frère ?

— Oui, je joue avec lui.

— Comment est-il sur scène ?

— Vous ne l'avez jamais vu jouer ?

— Il répète parfois pour moi, mais je n'ai jamais assisté à aucune de ses représentations.

Alcidie était installée sur le lit d'en face. Elle ne semblait pas remarquer le regard débordant d'admiration qu'Iwan lui témoignait. Une admiration bien différente de celle qu'il nourrissait à l'égard de Sorel. Presque de la dévotion pour cette femme forte aux cheveux de feu. Elle l'observait quant à elle avec une attention toute particulière. Il était d'une maigreur affolante et le souffle qui s'échappait de ses lèvres gercées était irrégulier. Combien de temps encore avant que la mort ne le rappelle à elle ? Combien de temps avant qu'il soit trop faible pour lutter ? Elle lisait dans ses yeux la joie de rencontrer Constance et, avec elle, un morceau du monde, une nouvelle couleur, une nouvelle nuance. Il dévorait cette chance avec une telle avidité qu'il en oubliait son corps fatigué.

Constance se promit qu'elle ferait tout ce dont elle était capable pour permettre à Iwan de voir son frère sur scène. Rien qu'une fois. Il ne vivrait pas tout ce qu'il méritait, mais cela, elle voulait le lui donner. C'était presque une excuse, un pardon pour ne pas avoir la possibilité de lui offrir plus que ce maigre présent.

Alcidie lui laissa de longues minutes de répit. Ils discutèrent, assis sur le lit qu'occupait d'ordinaire Sorel.

— Où est-il ? s'enquit finalement Iwan.

— Je lui ai donné mon appartement pour cette nuit. Je dormirai ici.

— J'espère que tu l'as laissé en bonne compagnie.

— Petit malin !

Un rire échappa à Iwan et il se transforma vite en une quinte de toux douloureuse. Chaque soubresaut ébranlait sa silhouette fragile et Constance observait cette lutte pour la vie, cette lutte qu'il ne gagnerait pas. Iwan l'aimait déjà, principalement parce qu'elle le regardait comme un être humain, non comme un cadavre en devenir. Finalement, Alcidie mit un terme à leur discussion, refusant de sacrifier le repos du garçon à ce plaisir, même dérisoire. Là encore, il ne tenta pas de négocier le moindre sursis. Il en avait un bien plus important à combattre et il prenait ce qui lui était offert à sa juste valeur. C'était terrible, cette manière d'apprécier les choses pour de bon parce qu'il en possédait si peu.

Constance se leva dans un froissement de tissus. Elle considéra le jumeau de Sorel qui lui souriait toujours, qui rayonnait même dans un état aussi misérable. Il leur apprenait tellement de la vie, lui qui en était privé. Elle se pencha et ses lèvres effleurèrent la joue creusée d'Iwan. Un baiser qu'elle souffla sur sa peau moite au même titre qu'un peu de réconfort. Elle en avait oublié son cœur brisé et l'étendue de sa peine. Ce garçon avait un bien puissant pouvoir.

— Repose-toi.

Le vouvoiement avait été vite abandonné, aussi vite que toute retenue. Constance en oubliait son rang, tout comme Héliodore avant lui.

— Merci.

Puis, avant que les deux femmes ne referment la porte derrière elles, Iwan ajouta, d'une voix cassée, mais non sans malice :

— Vous formez un bien joli couple. 

Voilà, les présentations sont faites ! Oh, et j'espère au passage que le duo Alcidie / Constance vous plaît. Je les apprécie beaucoup, toutes les deux, je les trouve complémentaire, d'une certaine façon :3

Déjà dix-huit chapitres ! Nous arrivons presque à la moitié du roman et j'espère que vous vous y accrochez toujours. 

Passez un bon mercredi !

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