Chapitre 16

[J'avais encore quelques petites recherches en stock, mais passons aux dessins à proprement parler. Ici, un encrage de Sorel qui est très plaisant à dessiner.]

« Il est grand temps de rallumer les étoiles. »

-Guillaume Apollinaire


Héliodore se laissa guider dans les rues inanimées de Paris. Sorel aurait pu le mener là où il le souhaitait, il se contentait de suivre sa silhouette à un pas de lui. Il ne posa aucune interrogation au cours de la dizaine de minutes de trajets. Il observait la Seine, le reflet des lumières dans sa surface que la nuit rendait presque huileuse. Paris possédait presque des allures cauchemardesques, à certains égards.

— Où allons-nous ?

Sorel ne desserra pas les lèvres. Héliodore ne distinguait que l'ondulation de ses cheveux blonds à la base de sa nuque. Il ignorait que l'expression peinte sur les traits de cet homme était presque insupportable. Une tension née de nulle part et que l'autre ne saurait comprendre. Il accéléra le pas pour s'emparer de son poignet et le forcer à ralentir l'allure :

— Où courrez-vous ainsi ?

— Vous n'en avez pas la plus petite idée ?

Le regard de Sorel heurta celui du noble. Un regard subjectif, explicite, mais aussi provoquant, presque urgent. La bouche d'Héliodore s'assécha et il parvint à peine à articuler, les lunettes retombées à la base de son nez :

— Pas la moindre.

— Si vous l'ignorez, alors je devrais peut-être vous laisser vous en aller.

Le ton sec de Sorel offrait un contraste saisissant avec son hésitation. Il craignait un refus net et la chute de ses illusions déçues. Son impatience guidait ses gestes jusqu'à le rendre imprévisible. Aussi dangereux que désirable. Il s'apprêtait à arracher sa main à celle de l'homme lorsqu'Héliodore resserra sa prise.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, avoua-t-il.

— Qu'est-ce qui vous échappe ? Mes intentions ? Je ne peux pas précisément vous les exposer ici, sauf bien sûr si cela ne vous dérange pas que votre famille apprenne que vous préférez la compagnie d'un homme à celle de votre épouse.

— Je... Je ne sais pas, je...

Il ne vint jamais au terme de sa phrase. La bouche de Sorel captura la sienne pour en dévorer les dernières syllabes. Un baiser exigeant, vertigineux, un bref aperçu de ce que le comédien promettait. La promesse alléchante de l'interdit. Un baiser qui trahissait ses envies les plus débridées, l'ampleur dévastatrice de ses sentiments et l'impatience qui rongeait Sorel depuis des jours et qui s'apprêtait à lui échapper. Un baiser qui semblait lui dire : « Maintenant, vous savez ».

— C'est vous qui vous jouez de moi finalement, interpréta Sorel, une moue désappointée dessinée sur ses traits.

— Non ! Non, je ne me joue pas de vous. Simplement... je... je ne comprends pas.

Loin d'attraper cette occasion pour s'en aller, Héliodore cherchait ses mots et son interlocuteur sembla prompt à l'écouter. Méfiant, encore ravagé par un désir colossal qu'il avait tout faire pour ne pas s'avouer, il patientait.

— Vous m'initiez à quelque chose d'inconnu. Je n'arrive plus à démêler le vrai du faux. C'est obsession que je nourris à votre égard est malsaine et cela ne mène nulle part, vous en êtes aussi conscient que moi.

— L'amour est éphémère, c'est pourquoi je brûle de le consommer avant que vous ou moi nous consumions.

— L'amour ?

— L'amour, ou le désir, qu'importe le mot !

Ils se trouvaient au beau milieu d'une rue, loin des tumultes du noyau de la capitale. Ici, tout était calme, un fiacre les dépassa sans même que ses occupants ne leur octroient la moindre attention et ils furent de nouveau seuls. Héliodore semblait plus troublé encore qu'auparavant et le jeu d'ombres que la nuit projetait sur son visage était bien loin d'illustrer l'ampleur de sa tourmente. L'amour ou le désir ? Il n'avait ressenti ni l'un ni l'autre, que ce soit à l'égard de son épouse ou de qui que ce soit. Des émotions étrangères pour mettre des mots sur le chaos qui le muselait. Le rouge lui montait au jeu et des dizaines de réflexions s'accrochaient à ses lèvres. Il avait profité de l'instant jusqu'ici en se mettant à l'abri d'une part importante des conséquences qui le guettaient. Il avait profité du goût des lèvres de cet homme comme d'un péché consenti et délectable, mais était-il prêt à franchir le pas ? Son corps l'implorait tandis que son esprit réticent appelait à la méfiance. Il était si aisé de succomber aux avances de Sorel pour une nuit. Une nuit et une seule.

— De quel avenir disposons-nous ? murmura-t-il, d'une voix à peine audible.

— D'aucun.

Sorel s'humecta les lèvres, toujours immobile au beau milieu de la rue déserte. Il cilla avant de se reprendre :

— Mais n'est-ce pas notre lot commun à tous ? Pourquoi croyez-vous que nous vivons dans cette drôle d'époque, pourquoi croyez-vous qu'il n'existe aucun sens à donner à cette existence ? Ne cherchez pas à comprendre. Acceptez de me suivre ou épargnez-vous cette peine.

— Vous me parliez de désir tout à l'heure.

— Oui, c'est bien cela, n'est-ce pas ? Un désir trop grand pour n'appartenir qu'à nous.

— Je crains de ne pas connaître jusqu'au sens de ce mot.

Sorel eut comme un mouvement de recul et Héliodore pinça les lèvres, prêt à se détourner, prêt à voir cet homme lui tourner le dos. La honte brûlait ses joues alors qu'il tâchait de garder une expression digne. Il était toujours parvenu à conserver une indifférence et une neutralité tout étudiée, mais Sorel lui ôtait cette arme. Sorel le mettait à nu, de ses baisers volés et de ses paroles qui n'épargnaient rien. Il était un homme sans concession, sans demi-mesure, résolu à vivre pleinement une existence imparfaite, impure, puisqu'il ne dispose que de celle-ci, il lui volerait tout ce qu'elle avait à lui donner. Il offrait à Héliodore sa chance, celle d'une exaltation probablement éphémère. Un éclat brut qui, à défaut d'être éternel, le marquerait pour toujours.

Sorel s'empara de la main ouverte du noble après un bref instant de mutisme et, sans un mot, lui ouvrit le chemin. Cela ne dura que quelques minutes avant qu'ils ne parviennent à une résistance rustique dans un Paris qui se voulait plus moderne, mais d'apparence confortable. Héliodore jeta un œil à la bâtisse sobre et d'un blanc cassé, un peu jauni, derrière le voile de ses lunettes. Il ne s'agissait pas du lieu où Sorel résidait et, avant qu'il ne puisse poser la moindre question, le comédien poussa la porte. Ils entrèrent, gravirent quelques marches d'escaliers et le blond ouvrit une nouvelle porte dans un tintement de clés. Le regard d'Héliodore se porta sur une pièce meublée avec goût dans des tons bordeaux et bruns. Un unique fauteuil faisait face à une cheminée où des braises rougeoyaient, un bureau était installé devant la fenêtre et il croulait sous le poids des feuillets et d'une machine à écrire. Au milieu de la pièce trônait un canapé dont les couleurs semblaient rappeler les tons rouges du fauteuil.

— Alcidie, la rouquine que vous avez dû apercevoir quelques fois, m'a confié son appartement pour cette nuit.

— J'imagine que ce n'est pas un geste de charité.

— En fait, si. Elle est le médecin de mon frère et a estimé, ordre de spécialiste, que je devrais m'accorder une soirée sans les tracas imposés par la santé d'Iwan. Elle m'a imposé plus qu'elle m'a proposé son appartement et j'ai eu beau insister, elle était attachée à cette idée.

— Elle ne semble pas être le genre de femmes à abandonner facilement une idée.

— Vous ne croyez pas si bien dire.

— Est-ce qu'elle sait à quel usage vous destinez son appartement ?

Héliodore avait retrouvé une part de sa superbe. Il tâchait surtout de taire l'appréhension qui concurrençait l'envie. Une envie qui ne cessait de croître alors qu'une imagination dont il ne se savait pas doté lui imposait des images crues. Il se voyait en compagnie de Sorel sur le divan, allongé, dans une position qui le fit frémir d'anticipation et d'une impatience à la fois peu assurée et débridée. Il se sentait presque fiévreux.

— Alcidie connait mes... penchants, répondit Sorel, toujours fermement ancré sur ses positions, sur le pas de la porte. Elle n'est pas de ceux qui les jugent anormaux ou issus d'une morale décadente ou d'une... perversion.

Héliodore frémit. Ces mots le heurtaient férocement. Jamais il ne s'était assimilé à pareils qualificatifs, mais il était désormais conscient qu'il correspondait à ces descriptifs. Ce qu'on nommait inversion constituait un tabou, un crime, une moralité douteuse réprimée par l'Église et par les familles bien-pensantes françaises, voire une maladie psychiatrique issue d'un traumatisme. Sans être d'une remarquable piété, Héliodore entendait les propos des prêtres résonner à ses oreilles et la réprobation de sa mère s'y corréler.

— C'est pourtant là ce que les gens pensent des...

— Des gens comme nous ? compléta Sorel, autant sur le ton de l'interrogation que sur celui du constat.

— Et si je n'étais pas comme vous ?

— Vous l'êtes, arrêtez de vous fourvoyer.

— Vous espérer que je le sois, c'est différent.

Cette fois, le regard de Sorel heurta celui d'Héliodore. Encore une fois, ils s'opposaient, aux portes de la querelle. Le comédien ne comprenait pas que cette vague hésitation était due à une vie rangée, contrôlée jusqu'au moindre geste et qu'être maître de ses choix, et d'une décision aussi essentielle que celle-ci, avait quelque chose de bouleversant.

— N'essayez pas de vous mentir, vous avez une manière de regarder qui ne trompe pas.

Héliodore eut un rire aigre, un peu triste, qui rendit cette confrontation presque ridicule :

— Une manière de vous regarder interdite, proscrite, pécheresse !

La main portée à ses lèvres comme s'il venait d'y avoir parjure, Héliodore tremblait. Il ne pensait pas ces mots, mais il pouvait imaginer les termes qu'emploierait sa mère à son égard. Des mots qu'il ne supporterait pas. Un hoquet le traversa et, avant qu'il n'ait le loisir de mener à bien cette réflexion, Sorel l'attira à lui. Pas d'étreintes passionnées, pas de gestes tendres, rien que des gestes empressés qui achevèrent de bouleverser Héliodore. En quelques mouvements précis, le comédien déboutonna le pantalon de l'homme, le baissa jusqu'à mi-cuisse et libéra de sa prison de tissu un sexe roide qui, lui, ne souffrait aucun mensonge. Sorel adressa un regard à la fois dur, exigeant et dégoulinant de jubilation à Héliodore.

— Un péché qui, visiblement, ne manque pas d'attraits à vos yeux.

Le noble ouvrit la bouche pour répondre, trop choqué pour rougir de voir son intimité ainsi exposée sur le seuil de la porte même pas refermée, puis la referma immédiatement. Sorel ne le touchait pas, mais le regard qui lui avait adressé, à la fois brûlant et impersonnel, avait tout d'un contact véritable.

— Je vous désire, Héliodore et que vous soyez un homme ou une femme, ce n'en est pas moins vrai.

Sorel tomba à genoux et interrompit son geste. Un temps de répit, juste suffisant pour donner à Héliodore le loisir de fuir, de l'arrêter avant qu'il ne donne à cette conversation une consistance plus intime. Une dimension que le noble attendait, figé, plongé dans une insupportable. Les yeux de Sorel soutenaient le regard d'Héliodore et ce dernier lut, dans ses prunelles sans fond, un désir équivalent au sien. Un désir qui se répondait et qui projeta dans son corps des prémices de sensations affolantes. Les questions, les pourquoi maintenant, pourquoi si vite, s'éteignirent dès que Sorel posa ses lèvres sur la hampe dressée.

Le monde s'embrasa et toutes les perceptions d'Héliodore se résumèrent à ce contact, subtil, délicat, mais délicieux au point de lui faire perdre la tête. Le noble chancela une première fois lorsque la bouche de Sorel, rosée et pulpeuse, se referma sur son sexe. Une caresse humide, brûlante, approfondit de longues secondes. Héliodore goûtait à un plaisir nouveau, un plaisir si colossal qu'il ne sut pas le contrôler. Un éclat brut de peur le saisit. La peur de l'abandon, la peur de fermer sa conscience à l'extérieur et la peur de n'être que chairs l'espace de quelques instants. La langue de Sorel s'égara sur toute la longueur avec une insupportable paresse et la vision de l'homme agenouillé devant lui, dans une telle posture, fut si violente qu'Héliodore tituba à nouveau. Cette fois, et avant que le plaisir ne le heurte de plein fouet, Sorel se redressa et abandonna son entreprise. La frustration se lut tout nettement sur les traits enfin déliés d'Héliodore et son amant le trouva beau, véritablement beau ainsi, délassé de toute responsabilité.

Sorel l'embrassa encore pour le seul plaisir de sentir le corps d'Héliodore frémir contre le sien. Pour sentir à quel point leurs peaux se répondaient, se cherchaient, s'accorder. Le blond était avide du satin de cet épiderme inconnu. Il brûlait d'investir ce territoire encore vierge de toute trace, de toute marque. Héliodore, quant à lui, se sentait déjà mis à nu et plus vulnérable qu'il ne l'avait jamais été. La main de Sorel fourrageait dans ses cheveux tandis que son désir pulsait contre le bas-ventre de cet amant. Il ne réalisait pas, il ne comprenait pas, dépassé par l'envie qui le suffoquait et la vision enchanteresse de cet homme. La tentation incarnée qui s'offrait à lui et il avait osé prétendre lui refuser le don de son être ? Quelle sottise !

— Pourquoi ? s'enquit-il, contre les lèvres de Sorel, le souffle encore court, les joues rougies et les lèvres humides.

— Je pensais que cette réponse vous suffirait.

— Pourquoi maintenant ? Nous nous connaissons à peine et je ne suis pas exactement la cible de...

— Je n'ai pas de cible et je ne fais que répondre à une envie que nous partageons. Pourquoi maintenant ? Parce que demain, il sera peut-être trop tard. Nous avons déjà que trop attendu.

C'était son frère qui parlait, quelque part. Sorel avait appris à ne pas repousser au lendemain ce qu'il était en mesure d'accomplir ce jour. Héliodore représentait une envie brutale, irrépressible et probablement encore bien davantage. Son corps le lui criait et, si Sorel l'avait écouté, il ne prendrait pas autant de précautions pour préserver cet homme.

— Vous pouvez sortir si vous le désirez, énonça-t-il.

— Non.

La réponse était si sèche, si forte, que Sorel n'osa même pas la remettre en question.

Un nouveau jeu de regards alors que leurs corps s'effleuraient, taquins, badins. Ils se cherchaient et Héliodore retrouvait une assurance. Il avait accepté ce qui allait se produire dans chacune de ses formes. Il ne s'y opposerait plus et repoussait la vision de sa femme, celle-ci même qui l'attendait désespérément dans un lit conjugal vide, celle de sa mère et l'idée coriace qu'il lui faudrait justifier son absence. Qu'importait ces détails, Sorel était si proche que son amant distinguait le grain parfait de sa peau, l'épaisseur de ses cils blonds, les reflets changeants de ses orbes gris et le pulpe de ses lèvres gonflées par leurs baisers. Chaque détail embrasait un peu plus son être, galvanisait des émotions véritables qui s'exprimaient enfin, incendiait la moindre parcelle de son corps.

Il était vain de lutter et, lorsque Sorel déroba ses lèvres pour y convenir un baiser brûlant au point de leur faire perdre la tête, ils surent. Il était temps de laisser les étoiles se rallumer et brûler, en leur nom, un peu plus fort.


Un chapitre tout doux que je poste en coup de vent. La température monte, degré après degré, et j'espère que vous suivez toujours l'évolution de leur relation. Je suppose qu'il est inutile de préciser le contenu du prochain chapitre ;)

Passez une agréable fin de semaine <3

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