Chapitre 15
« Sur les planches d'un théâtre,
je ne vis pas, je ne joue pas,
j'apprends à exister. »
- Mona Lehmann
Apolline faisait les cent pas dans le salon. Elle arpentait les quelques mètres entre la table et les sièges qui se tenaient face à la cheminée. La pièce éclairée par les grandes fenêtres qui se découpaient dans façade de la demeure lui apparaissait comme bien plus réduite qu'elle ne l'était en vérité. Elle bouillonnait de rage. Le soleil projetait ses lueurs vespérales sur le Paris de tous les éveils, de tous les espoirs, et Héliodore ne revenait pas.
— Cessez ce jeu, ma chère, vous allez finir par me rendre malade.
Apolline pesta tout bas. Rose était installée sur l'un des épais fauteuils que comptait le salon et rien ne paraissait pouvoir l'extraire de sa torpeur. Elle était une femme inarrêtable, mais qui réclamait ses passages plus calmes au cours desquels elle se montrait presque apathique.
— Il n'en reviendra pas plus vite.
— Madame, voilà des heures qu'il a quitté la maison et sans un mot. Rien ! J'ignore jusqu'à où il se trouve.
— Vous vous figurez que cela me plaît. Mon fils, derrière ses airs, a toujours été ainsi. Ce n'est qu'en le limitant à des tâches que je pourrais contrôler que j'ai pu l'empêcher de s'affranchir. C'est le commun des femmes, ma mie, voir les hommes s'en aller dès que nous relâchons notre vigilance.
Apolline était blême. Son col brodé de dentelles l'étouffait et ses cheveux blonds retombaient mollement sur ses épaules. Elle s'était apprêtée bien que consciente qu'elle ne mettrait pas le nez dehors ce soir. Elle qui rêvait d'une vie exaltante de soirées mondaines à banquets chez de riches bourgeois parisiens, elle déchantait et la déception n'aurait pu se faire plus grande. Son mari n'était point un rustre, ses manières l'honoraient et la situation de l'épousée n'était pas tant déplaisante, mais l'indifférence de son mari commençait à lui peser. Il ne l'approchait plus, ne lui témoignait aucun intérêt et encore moins une once de désir. Pour quelqu'un qui cherchait perpétuellement les regards, les attentions d'autrui, un tel mépris était aussi inconcevable que blessant.
— Que puis-je y faire ? soupira-t-elle, avant de se laisser choir sur le fauteuil qui faisait face à celui de la maîtresse des lieux.
Rose repoussa une mèche de cheveux rousse teintée de gris. Elle sourit légèrement et dévoila une part de ses dents gâtées par les excès et par les sucreries dont elle raffolait. Elle avait été belle autrefois, belle à damner bien des hommes et il ne restait de sa beauté que des vestiges, des vestiges intolérables. Rose souffrait de ses attraits fanés et d'avoir vu le regard des hommes changer. On la craignait, mais on ne la désirait plus, on ne la courtisait plus non plus. Elle était une veuve puissante à laquelle la noblesse apportait un intérêt prudent et, désormais qu'elle n'était plus belle, il lui fallait compter sur l'héritage de son mari et le nom qu'elle portait avec fierté. Elle n'avait pas d'autre choix que d'étendre son empire par cet unique moyen et son fils constituait l'objet privilégié de ses ambitions déchues et bafouées. Il devait être ce qu'elle ne pouvait devenir. Parce qu'elle était une femme, une femme usée, mais point dénuée de ressources.
Rose se releva et ignora les protestations de son dos. Des années de corset, instrument de torture qu'elle portait encore lorsqu'elle paradait en public, avaient laissé des dégâts permanents et sa déchéance couplée à la douleur que chaque changement de temps ramenait à elle, l'avait rendue prématurément amère. Amère, sans doute, mais elle tenait à prouver que si la beauté restait une arme redoutable dans un monde prisonnier des siècles passés, les vertus de l'esprit n'appartenaient pas qu'aux hommes.
— Ma chère, si mon fils est le seul responsable de son comportement, n'allez pas croire que vous en êtes la victime. Il m'obéit comme il l'a toujours fait, rien ne vous empêche de le forcer à la même obligation.
— Malheureusement, je ne dispose pas de votre pouvoir. En fait, je ne réalise que maintenant que je ne dispose d'aucun pouvoir sur mon mari.
Elle ne pensait qu'à parader à son bras. Elle se servait de lui au moins autant qu'il se servait d'elle. Apolline ne s'était jamais demandé s'ils s'aimaient et si l'indifférence de cet homme, une fois la foule écartée, lui susurrait quelque peur à l'oreille, elle ne réalisait qu'à présent les conséquences que cela pouvait bien avoir. Rose attendait de pied ferme un héritier, un garçon à chérir et à éduquer. Un enfant qui appartiendrait sans doute davantage à cette femme qu'à sa mère biologique.
Rose s'approcha jusqu'à se trouver à quelques centimètres de sa belle-fille. Alors, elle attrapa son menton entre deux doigts pour l'examiner sous toutes ses coutures. Elle la détailla longuement, reluqua l'angle abrupt de son nez trop marqué, la fadeur de sa beauté, le manque d'éclat de sa blondeur, ses sourcils presque invisibles sans leur touche de maquillage, ses paupières lourdes, tous les moindres défauts qui la rendaient davantage oubliable que laide. Elle n'était pas d'une affolante beauté et cela n'avait jamais échappé au jugement sévère de Rose, mais ses manières la rendaient plus attrayante.
— Ma chère, n'oubliez jamais que nous possédons toutes de quoi les faire ployer, qu'ils le veuillent ou non. Ils croient nous dominer ? C'est vrai parce que nous le voulons bien. C'est vrai parce que c'est plus confortable pour nous de le leur laisser croire, mais la voulez-vous, la vérité ?
— Oui.
— Ces hommes sont les créatures les plus faibles de toute la Création lorsqu'il est question de femmes, croyez-en mon expérience.
Elle relâcha le menton d'Apolline qui grimaça à peine. La douleur, elle avait appris à l'endurer dès le plus jeune âge. En ignorant la gent féminine, en bafouant ses droits et les considérant comme strictement inférieure à l'homme, ils leur donnaient de quoi les atteindre. Les armes nécessaires pour les vaincre. Un rire aigre échappa à Rose.
— Que dois-je faire ? J'ai... J'ai essayé, j'ai vraiment essayé, mais il me remarque à peine. Je ne suis pour lui qu'un meuble encombrant dont il lui est impossible de se débarrasser, énonça Apolline, d'une voix étranglée.
— Prouvez-lui que vous êtes davantage que cela. Séduisez-le ! Il en va de la survie de notre nom et de votre honneur à tous les deux. Imaginez ce qu'on pourrait dire de vous, que votre ventre est infécond, cela serait épouvantable.
— Il ne m'approche pas, je ne puis concevoir un enfant seule.
— Eh bien, faites l'effort à sa place ! Mon fils est un éternel indécis et ce n'est rien de plus qu'un homme, si vous le pensez capable de résister aux avances d'une femme, vous vous méprenez. J'ignore quelles raisons le poussent à ne pas donner suite à vos avances, mais il cédera, n'en doutez pas une seule seconde.
Le regard que Rose posa sur la jeune femme était presque gourmand et Apolline fut prise d'une folle envie de s'enfoncer dans le siège jusqu'à y disparaître. La gêne de discuter ainsi d'intimité en compagnie de la mère de son époux couplée à une certaine inexpérience la rendait fébrile.
Rose ne l'avouerait jamais, mais elle craignait sincèrement pour l'avenir de ce mariage, peut-être davantage que la principale concernée. Les escapades de son fils l'inquiétaient et elle n'hésiterait pas à y mettre un terme, même si cela devait se dérouler sans son consentement. Elle était prête à tout, même à perdre tout l'estime que lui portait son unique progéniture. Rose ponctua ses dires avant de quitter le salon dans un froissement de jupons et avec un panache qui n'appartenait qu'à elle :
— Usez de n'importe quel stratagème, redoublez d'ingéniosité, surprenez-le, je me moque de la manière dont vous vous y prendrez, mais je vous assure que le résultat sera à la hauteur de nos attentes. Ce n'est qu'un homme, ma chère, un homme de chairs et de sang.
En silence, Apolline opina. Elle était désespérée et savait que son honneur était en jeu. Il lui fallait attirer les regards de son époux, quel qu'en soit le prix. Ils jouaient tous un rôle et elle était prête à incarner le sien. Elle ignorait alors que cette nuit, aucune présence masculine ne viendrait combler ses draps et que tous ses efforts voleraient en éclats.
***
Sorel se libéra de l'angoisse qui enserrait sa gorge dans une expiration libératrice. Derrière les rideaux, le silence suspendu des spectateurs en disait long. Le succès de cette mise en scène n'était plus à refaire et, contrairement aux premières qui avaient suscité tous les émois des plus conservateurs, cette modeste reprise dans des quartiers moins prestigieux de la capitale attisait bien moins de polémiques et de controverses.
Le silence le grisait. Un dernier silence avant qu'il n'entre sur scène. Dans ces instants, il n'y avait plus de textes mémorisés après des heures de répétition et de labeur. Il n'y avait plus de mises en scène millimétrées surveillées par l'œil attentif et exigeant du metteur en scène du fond de la salle. Il n'y avait plus de comédiens qui incarnaient tant bien que mal les rôles qu'ils avaient décrochés. Il n'y avait que la scène, les regards, les possibilités infinies et... et soi. Juste soi. Soi et des milliers d'autres identités, des milliers d'autres visages, des milliers d'existence à portée de main.
Sorel écarta le rideau et entra en scène.
Les souvenirs qui suivirent n'étaient plus vraiment les siens. Il était désormais Don Carlos, le roi, l'empereur, un personnage d'une noblesse de cœur et d'esprit qui ne connaîtrait aucun équivalent. Hugo avait créé le monarque éclairé, le monarque dont rêvait la France et cela justifiait les critiques déchaînées qu'avait connu Hernani. Du haut de sa splendeur, Don Carlos, Charles Quint, ne ressentait rien d'autre que sa propre grandeur. Les propos sourdaient et emplissaient la pièce sous les yeux des spectateurs, muets, fascinés. Sorel s'était transfiguré, il n'incarnait pas Don Carlos, il était devenu la symbolique même de son personnage.
Sorel ne jouait que pour une seule personne ce soir. Du coin de l'œil, il l'apercevait et, parfois, il se surprenait même à soutenir le regard d'Héliodore au milieu des dizaines de visages anonymes et inconnus. Son cœur était sur le point de déchirer l'enveloppe friable de sa poitrine, il n'était même plus humain. Le souffle de ses émotions était tel qu'il n'était pas sûr d'y survivre. Il donnait sa meilleure représentation.
Peut-être parce qu'il se préparait à abandonner une nuit entière le répit qu'un rôle lui permettait. Peut-être parce qu'il brûlait d'abandonner Sorel aux mains d'Héliodore. Il n'y avait pas de déclarations plus enflammées, de propositions plus indécentes. Le comédien se sentait comme nu devant tous ce public et ne ressentait la brûlure que d'un unique regard. L'incendie croissait jusqu'aux dernières répliques, jusqu'à la conviction qu'il leur prêta. Une force de partage qui galvanisa les cœurs et enflamma les esprits. Sorel n'avait pas seulement été bon, ce soir-là, il avait été époustouflant et sans commune comparaison. Un comédien d'exception qui se donnait à la scène, qui lui avait vendu son âme, qui lui avait laissé son identité pour en obtenir une infinité. Le théâtre, c'était tout cela.
C'était bien plus encore.
L'illusion éphémère, mais délicieuse, d'exister.
***
Héliodore patientait dehors. L'air tiède sur sa peau lui fit le plus grand bien. Il avait cru brûler vif et quelques secondes plus tôt. Les cheveux de Sorel formaient alors comme un soleil autour de son visage. Incandescent, indécent. Héliodore s'y brûlerait les ailes.
Un homme le bouscula, pressé de regagner son foyer, traîné par son épouse qui semblait de bien mauvaise humeur. Le jeune noble observait les ombres qui se projetaient sur la ville. Un jeu d'ombres dans le théâtre humain, dans le labyrinthe le plus prodigieux de France, sa capitale. C'était fascinant.
Héliodore était encore sous le joug de ses émotions. Il ne songeait même pas à son épouse qui devait s'inquiéter de son absence et à sa mère qui lui mènerait la vie dure si elle apprenait l'objet de ses escapades. Non, elle ne devait jamais savoir. Pour l'heure, cela semblait si simple, se remettre à ses sentiments ne paraissait pas bien difficile. De ses yeux enfin ouverts, Héliodore semblait observer les choses et les apprécier à sa juste valeur pour la toute première fois. Il lui suffisait de garder cet œil-là, cette perception des choses aiguë et volontaire, cette passion et cet émerveillement. Le prix à payer était celui de la mélancolie, de la tristesse d'un monde qui ne s'élèverait jamais assez haut pour satisfaire ses attentes. Héliodore avait trouvé la source à laquelle boire pour ne plus jamais laisser les ténèbres détruire sa soif de vivre. Elle portait le nom de Sorel et elle s'extrayait d'ailleurs du théâtre, un manteau brun épais, mais usé sur les épaules.
Sorel s'approcha, toujours inatteignable, pas tout à fait ici, jamais vraiment ailleurs. Il était une pensée obsédante, mais immatérielle. Héliodore avait beau refermer ses doigts, il ne l'attrapait jamais et le comédien lui échappait toujours. Ce jeu le séduisait, ces joutes verbales et le badinage sur leurs identités, sur celles qu'ils empruntaient, le tout mené avec doigté par Sorel, cela l'agaçait autant que cela le fascinait. Une fois encore, Sorel était beau à s'en damner, d'une beauté parfaite qu'on craignait de gâcher, d'entacher et qui le rendait presque inhumain. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, Héliodore lui adressa un discret sourire ponctué d'une parole que l'intéressé ne lui permit même pas d'achever :
— Félicitation, je ne crois pas avoir déjà vu pareil prodige. Vous étiez tout simplement...
— Suivez-moi.
Je poste ce chapitre en coup de vent, il est davantage à titre transitif d'une certaine manière et j'ose espérer qu'il vous aura plu malgré tout. Petite conversation néanmoins importante entre Apolline et Rose, que pensez-vous d'elles et de leur relation ?
Je vous souhaite une agréable journée <3
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