Chapitre 13

« La vraie mélancolie

c'est quand la vie vous manque alors que vous l'avez encore. »

-Jacques Dor


Sorel entraîna Héliodore à sa suite, une main enroulée autour de son poignet. Décontenancé, le noble n'émit aucune résistance. Abasourdi, un capharnaüm d'émotions le traversait. Un subtil mélange de soulagement et de stupéfaction. Les doigts qui se resserraient sur sa chair semblaient s'apparenter à un point d'encrage, un dernier lien avec la réalité. Héliodore en reprit brutalement conscience, envahi par les rues bruyantes des quartiers populaires de la capitale. Son cœur s'emballa et un semblant de panique se diffusa dans ses veines. Avant que le jeune homme n'en comprenne la raison, un calme nuancé s'annonça. Sorel venait de l'entraîner dans l'entrée de la bâtisse où il résidait et avait refermé la porte derrière lui. Un rempart qui s'érigeait entre eux et le monde.

Sorel l'observait sans jamais abandonner sa prise, un air infiniment sérieux, bien qu'un brin penaud, planté sur son faciès angélique. Héliodore lui trouvait plus que jamais des allures de démon tentateur. De Diable venu le hanter, le tourmenter. La caresse involontaire des doigts sur la peau tendre de son poignet ne faisait que souligner cette pensée. Héliodore avait d'ores et déjà perdu toute mesure et n'en avait même pas conscience.

— Désolé de vous avoir fait attendre, réitéra Sorel, après un long moment.

Il crut qu'Héliodore ne lui ferait jamais l'honneur d'une réponse. Un courant d'émotions contraires ravageait ses traits et ce constat s'avérait aussi alarmant que plaisant. Il n'était plus la statue de sel insensible qui apparaissait en public. Sorel ne savait rien de lui, mais devinait aisément que ce noble n'était pas coutumier aux grandes émanations de sentiments. L'aristocratie française se dévoilait sous son jour le plus protocolaire et ce, malgré les idées libérales insufflées par la Révolution française et le règne de Napoléon. Héliodore s'en faisait le reflet le plus strict, le plus rigoureux, le plus insupportablement fade. Sorel ignorait même pourquoi il accordait autant d'intérêt à cet homme alors qu'il mettait lui-même un point d'honneur à mépriser cette noblesse imbue de ses positions dans un monde qui ne voulait plus des privilèges. C'était délicieusement paradoxal et, de ce fait, digne de l'intérêt du jeune comédien.

— Pourquoi m'avoir fait désespérer ?

— J'ignorais posséder ce pouvoir sur vous.

Héliodore déglutit difficilement et dans le reflet argenté de ses lunettes qui glissaient sur nez, Sorel lut une fêlure. Une fissure qui se dévoilait sur la couverture clinquante d'un homme en demi-teinte. Il aima cette imperfection plus que toutes les autres. Héliodore se détournait déjà, rongé par cette sentimentalité qu'il percevait comme un défaut de l'âme, une ignominie. La prise de Sorel le raffermit. Il ne devait surtout pas le laisser lui échapper, pas maintenant qu'il lui avait prouvé une infime part de sa valeur.

— Je voulais être sûr que votre intérêt était sincère et qu'il ne s'agissait pas d'une attention malsaine et versatile.

Héliodore eut comme un rire. Un rire glacial et glaçant. Un rire qui n'affecta que sa bouche étroite et qui ne déteignit pas sur son visage neutre. Cette émotion factice fut terrifiante. L'aristocrate lâcha du bout des lèvres et avec dépit :

— Vous possédez sur moi bien plus de pouvoir que je ne saurais l'admettre et vous trouvez le loisir de me tourmenter pour satisfaire votre orgueil ? Je ne suis mené par aucune attention malsaine, mais je ne suis pas persuadé que vos intentions à mon égard sont aussi sincères.

— Je ne serais jamais descendu si ce n'était pas le cas, assura Sorel, une pointe d'urgence dans la voix.

— Vous êtes descendu pour savourer votre victoire.

— Non, je suis venu parce que je vous avais donné rendez-vous, malgré mes réticences.

— Vous jouez de moi... déplora brusquement Héliodore.

Comme il se jouait de tout, de tout le monde. Sorel s'exprimait trop aisément pour son propre bien et pour un homme issu du peuple. Il n'avait rien de commun, de remplaçable et son interlocuteur n'avait aucune chance d'oublier pourquoi son apparition sur scène l'avait captivé. Plus il apercevait de ses facettes, plus il se sentait trompé, manipulé... et irrémédiablement vivant.

— Non, le corrigea Sorel. Pas cette fois.

— Pourquoi cette mise en scène ?

— Je vous ai dit pourquoi.

Héliodore se sentit saisi de vertiges et il prit pour la première fois conscience de l'endroit où il se trouvait. Cette entrée desservait un escalier étroit en bois grossier. La netteté des lieux n'était de loin pas ce à quoi le noble était habitué, mais il s'interdit le moindre jugement. Sorel inspira profondément, contaminé par le trouble qui ravageait son homologue. Il reprit, désireux de reprendre la conversation sans se trouver pris au piège une nouvelle fois :

— Et vous, pourquoi avoir accepté mon invitation ?

— C'est moi qui l'ai sollicité.

Et c'était vrai. Héliodore avait demandé une heure ou deux en compagnie de cet homme qu'il avait pris pour une apparition onirique et qui, tout bien constaté, ne lui semblait pas plus vivant. Sorel, dans le plein soleil immobile de l'été, ne paraissait que plus imaginé.

— Pourquoi avoir demandé à me revoir ? Je ne suis que le comédien d'une pièce que vous avez aimé. C'est le génie de Victor Hugo que vous devriez saluer, non le mien.

— Ce n'est pas lui qui jouait sous mes yeux, avança Héliodore, avec prudence.

La main de Sorel délaissait progressivement la sienne et l'autre se surprenait à en être déçu.

— Vous me croyez lorsque je vous assure que je suis réel.

— Non.

Les doigts se crispèrent et Héliodore se tendit à peine. Cette conversation, comme toutes les précédentes, avait des allures surréalistes. Lui-même ne se sentait pas tout à fait égal à ce qu'il pensait être. Ses cheveux bruns, trop longs de l'avis de sa génitrice, collaient à son front et à sa nuque. Ses lunettes glissaient jusqu'au bout de son nez et il ne parvenait pas, malgré les apparences, à se calmer de la frayeur qui l'avait surpris, quelques minutes auparavant. Il avait piètre allure, dans sa chemise humide et derrière ses traits inégaux. Pourtant, dans cette mauvaise posture et malgré les défauts qui troublaient l'harmonie de son visage, Sorel ne le trouva que plus saisissant.

— Je ne suis plus sûr de rien, avoua Héliodore, dans un bruit de gorge.

— Ai-je ma part de responsabilité ? s'enquit Sorel.

— Oui.

Il se cachait tant de pensées, de réflexions, d'envie et de silence derrière cette seule syllabe. Héliodore tremblait de tous ses membres. Il avait rejeté la parole de sa mère là où il lui avait toujours prêté une attention quasi religieuse, il avait ruiné une partie de sa vie bien rangée au nom d'un chaos qu'il chérissait sans en connaître la source exacte. Il se sentait perdu. Son cœur martelait sa cage thoracique si furieusement, qu'il lui semblait que tout l'entrée s'emplissait de sa cadence endiablée. Héliodore avait conscience de la main qui s'attardait encore sur son poignet et une envie déraisonnable grandissait en lui, celle d'implorer ce presqu'inconnu de ne jamais se retirer. Il ne trouva pas les mots. Il était trop tôt pour se l'avouer et, au fond, s'ouvrir aux émotions après des années d'aveuglement et de vie monotone ne se faisait pas sans dommages.

Une autre émotion le ravagea. Il la sentit grandir en lui, exploser en son sein et ses pensées se résumaient à ce désir. Sorel cligna des yeux et tout dans son visage appelait Héliodore. Sa beauté, entre masculin et féminin, son insolence, son sens de la répartie et ses jeux aux mille rôles. Lorsque le noble se pencha vers lui pour recouvrir ses lèvres des siennes, il embrassa toutes ces facettes pour les réduire à une seule d'entre elles, celle qu'il désirait. L'interdit, le désir fou, l'envie indompté qu'il exauça.

Héliodore fit fi de sa propre maladresse et oublia une part de lui qui lui hurlait de se reprendre. Il en mourait d'envie depuis qu'ils s'étaient embrassés dans la fraîcheur humide de la nuit. Ce baiser avait le goût de l'épreuve, de la tourmente, de la sueur et de la chaleur étouffante de cette journée de juillet.

Héliodore s'écarta, les paupières mi-closes, une furieuse envie de fuir qui se heurtait à une farouche envie de reproduire son geste. Il faisait jour et l'attrait du danger l'enivrait d'une manière qu'il n'aurait pas cru possible. Sorel mit un terme à ses tergiversations et souffla, tout contre ses lèvres :

— Vous êtes d'une folle imprudence, Héliodore.

Il se tint à un centimètre de ses lèvres, insolent, éblouissant, prêt à renverser toutes les certitudes, tous les acquis. Héliodore chancelait. Il parvint à articuler, à son tour, davantage pour ne pas perdre la face que par réelle nécessité :

— Et vous d'une insolence qui ne devrait pas être permise, Sorel.

L'intéressé sourit. Un sourire digne des rôles qu'il interprétait. Un refuge pour cet homme qui se perdait dans ce jeu de masques et qui se cachait derrière ces identités pour ne pas succomber à la sienne. Ce fut pourtant bien lui qui goûter aux lèvres salées d'Héliodore. Il les pilla savamment, l'espace d'un instant trop éphémère. Un baiser prodigieux dont il gratifia son homologue, un brin sauvage comme pour lui faire payer son impertinence. Il haïssait autant qu'il aimait qu'on lui tienne tête. Héliodore avait sur lui ce pouvoir, celui de le fasciner, puis de le révolter. Il mit ce paradoxe dans cette brève étreinte, se délecta du goût de sa bouche et de sa touchante maladresse, puis rompit leur échange. Il s'écarta d'un coup et lâcha le poignet de l'homme.

— Pourquoi vouloir me connaître ? Nous ne venons pas du même monde.

Sorel se surprit à interroger l'autre sans le brusquer et découvrit un ton dénoté de tout venin. La question était seulement vive et Héliodore s'octroya quelques secondes pour s'écarter à son tour, surpris par l'humeur changeante et badine du comédien.

— Vous m'intriguez.

Avant que le blond n'ait pu rétorquer quoi que ce fût, le noble se reprit lui-même :

— Bien plus que cela, même. J'aimerais seulement connaître l'homme que vous êtes.

— Et si je vous dis que c'est impossible, que jamais vous n'apprendrez à connaître autre chose que le comédien sur scène ? Vous vous en accommoderiez ?

— J'aimerais tout autant que cela n'arrive pas.

— Vous devriez vous renseigner sur le mouvement que l'on nomme romantique.

La bouche d'Héliodore s'assécha. C'était comme si leur baiser n'avait eu lieu que pour lui et qu'il était seul à trouver cette conversation décalée. Il connaissait les romantiques, cette génération d'insatisfaits aux idées souvent révolutionnaires. Certains s'opposaient aux mouvements royalistes qui soutenaient une monarchie encore plus rigoureuse que celle restaurée en 1815. Une monarchie telle qu'elle existait sous l'Ancien Régime et sous les grands rois des siècles passés. D'autres de ces artistes se contentaient d'une lutte pacifique pour l'exaltation des sentiments, de la mélancolie et de soi. Ce sentiment était né d'un refus de la science et d'une volonté d'apporter une réponse plus sensible aux grandes interrogations soulevées par les intellectuels des Lumières un siècle auparavant. Une réponse tissée par le sentiment contre la raison. Ainsi, ces artistes se révélaient désireux d'explorer toutes les possibilités offertes par l'art et cela se traduisait par une recherche sans cesse renouvelée d'évasion et de ravissement. Cet embrasement prenait des allures politiques en désirant voir naître la démocratie et des allures artistiques dans un monde instable et bouleversé par des conquêtes sociales et des bouleversements du pouvoir. Le Mal du siècle s'observait sous un angle complexe et Héliodore ne lui vouait pas le même mépris que sa génitrice. Rose de Thancy considérait ces artistes mélancoliques comme des illuminés hors de toute responsabilité et de tout bon sens. Jamais Héliodore n'aurait mis son insatisfaction quasi chronique et le chaos de ses émotions sur cette explication, la moins probable de tous.

Un médecin aurait diagnostiqué un mal inconnu, un état de fatigue passager qui rongeait son sang et affectait sa bile. Sorel proposait une toute autre forme de solution, ou du moins une ébauche.

— Je ne suis pas un artiste.

— Un artiste, ce n'est pas tant un talent quelconque, c'est une disposition de l'esprit, un émerveillement naturel. Ce regard sur le monde, vous le possédez.

Le cœur d'Héliodore manqua un battement, comme s'il chutait de plusieurs mètres. Il se plongea dans le regard gris de Sorel et s'y perdit. Ses lèvres entrouvertes laissaient échapper un souffle brûlant. Il y avait dans les paroles du comédien quelque chose de fort, quelque chose de véritable, une réponse trop longtemps enfouie et enfin dévoilée. La sensation vertigineuse égalait presque leur baiser.

Sorel se déroba à son tour, un sourire énigmatique au coin des lèvres, et invita implicitement son aîné à le suivre. Ils gravirent les escaliers en silence et le comédien déverrouilla la porte qui menait à son modeste appartement. Il le camouflait à merveille, mais la peur croissait et il craignait que son invité n'adhère pas à la part de lui qu'il s'apprêtait à révéler. Il savait surtout qu'il ne supporterait pas de voir bafouer ce secret. Héliodore sur ses talons, il pénétra dans l'antre et lui indiqua la voie. Son appartement se dévoila, propre, mais étroit. Un assemblement de meubles plus vieux qu'il ne l'était, d'une cuisinière, d'une table et d'une porte restée close. La vaisselle avait été faite et le tout semblait attendre la visite scrupuleuse du noble. Le silence s'épaissit.

— Sorel ?

La porte s'était ouverte dans un grincement imperceptible et la silhouette branlante d'Iwan émergeait. Son frère blêmit et se précipita à sa rencontre. Héliodore l'avait aperçu moins d'une seconde et ne put compter que sur son ouïe pour récolter des éléments dignes de le guider en terrain étranger.

— Iwan, que fais-tu debout ? Ce n'est pas prudent, retourne t'allonger.

— Qui est-ce ? Celui dont tu me parlais ? Sorel !

Sorel était tenté de céder à la moue suppliante de son jumeau. Comment le priver d'un nouveau visage lorsqu'on était conscient que le malheureux en connaissait si peu et ne serait sans doute pas amené à en découvrir d'autres au terme de sa courte existence ?

— Je t'en prie ! Une minute et je disparais !

Le cœur de Sorel se serra dans sa poitrine. Disparaître... Au contraire, il désirait plus que tout retenir Iwan à la réalité, le retenir à ce monde qui ne le méritait pas, égoïstement. Son frère titubait et parvenait à conserver un semblant d'équilibre grâce au mur contre lequel il se tenait debout. Ses jambes maigres supportaient mal son poids pourtant minuscule et ses forces s'épuisaient à l'effort colossal qu'il fournissait. Sans lutter davantage, Sorel céda. Il s'écarta et Héliodore put découvrir le visage du garçon. Une réplique mal reproduite du comédien, une pâle copie au sourire d'enfant.

— Bonjour.

— Bonjour, je suis...

— Héliodore, je sais, mon frère m'a parlé de vous.

Il ponctua ses dires d'un énième sourire, rayonnant pour un être humain aussi blafard, et ajouta :

— Je suis le jumeau de Sorel, appelez-moi Iwan.

Héliodore crut voir un miracle malgré l'état déplorable de ce jeune homme. Il avait l'âge du comédien, mais en paraissait bien cinq de moins. De même, sa maigreur était presque douloureuse et, malgré cela, la force qu'il exaltait défiait quiconque oserait le considérer comme faible.

Sans même le connaître, Héliodore sut qu'Iwan était une leçon de vie à lui seul. Sorel, dans son ébauche maladroite de sourire et dans la vulnérabilité qu'il témoignait en totale contradiction avec l'attitude de son frère, balaya les doutes du noble. Son vrai visage valait bien davantage que toutes ses identités factices. En fait, sa manière de dévoiler Iwan comme son secret le plus précieux le rendait plus humain qu'il ne l'avait jamais été. Plus humain, plus chérissable et plus fascinant encore.


Bon, je dois avouer que je pleure à chaque apparition d'Iwan. C'est automatique, on voit le bout de son nez, je suis en larmes. Il me touche pour plein de raisons, pour des raisons que je ne m'explique pas vraiment. Rien que la relation des deux jumeaux me touche très personnellement alors la maladie... Je vous laisse imaginer ! J'espère qu'il saura vous émouvoir aussi :))

Je vous embrasse <3

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top