Chapitre 12

« J'étais si près de toi que j'ai froid près des autres. »

-Paul Eluard


Jeudi s'était finalement offert au monde.

Héliodore avait contenu son impatience jusqu'à ce jour et il avait même fui le théâtre afin de ne pas donner à Sorel une excuse pour le fuir à son tour. Une attitude bancale à l'image de tout ce qui résultait de ses pensées dès lors qu'il s'éloignait de ses habitudes bien huilées. Sorel représentait à lui seul l'inconnu, le danger et l'interdit, il mettait un point d'honneur à balayer d'un revers de main toutes les minces certitudes de l'aristocrate. Ce dernier l'adulait autant qu'il l'exécrait pour cette seule raison.

Héliodore consultait sa montre à un rythme de deux fois par minute, entre deux inspirations minutieuses. Il triait des dossiers, vérifiait les investissements de sa mère et gérait les comptes des Thancy. Malgré les éclats de Rose, leurs affaires se portaient à merveille. Leurs investissements allaient à des hôtels particuliers, à quelques logements privilégiés dans des quartiers de choix. Il n'y avait rien de bien original, mais leur famille dirigeait leur affaire avec doigté. Peu importait la manière dont on conservait sa fortune intacte, l'argent ouvrait toutes les portes et n'avait ni couleur ni odeur. C'était une des nombreuses leçons inculquées par sa mère et par son défunt père. À défaut d'être le fils parfait, il s'acharnait à maintenir leur honneur intact.

Héliodore passa une main fébrile sur son visage et sur ses traits qui laissaient filtrer quelques bribes d'émotions. L'impatience le gagnait à mesure que l'heure du rendez-vous approchait. Ainsi, lorsque la montre incrustée de métaux précieux indiqua treize heures, Héliodore cessa de jouer ce rôle futile. Il étouffait dans l'étreinte de sa chemise boutonnée jusqu'au col. Il était habillé de frais comme sa mère l'exigeait toujours et son épouse l'avait même gratifié d'un commentaire élogieux. Tout se déroulait sans encombre et la méfiance naturelle d'Héliodore, ainsi que son pessimisme habituel, reprenait le dessus.

Il s'apprêtait à quitter la pièce après avoir soigneusement rangé tous les documents à leurs places dans la partie de la bibliothèque qui tenait lieue d'archives et après s'être en parti soulagé des frasques de sa toilette, quand la porte s'ouvrit en grand sur une silhouette imposante. Rose de Thancy défia sa progéniture d'un regard autoritaire et infiniment courroucé.

— Fils ! s'écria-t-elle, dans un geste impérieux. Il y a quelque chose dont nous nous devons de discuter !

Héliodore s'était immobilisé, marionnette désarticulée qui attendrait les ordres. Il savait intimement que cette image ne saurait être plus proche de la réalité. Il avait toujours été et serait encore longtemps un misérable pantin dont sa mère tirait les ficelles.

***

Sorel observait la rue depuis le salon de son modeste logis. Il lui était rare d'accepter l'inaction pour simplement guetter les passants. Il se sentait indigne de cela, de cette attitude impropre. Chacun vivait inconsciemment de l'autre. Tantôt des existences se heurtaient pour porter des traces l'une de l'autre, puis repartaient dans le sens inverse. Dans ces rues assommées par la chaleur moite de cet été suffoquant, les hommes se prêtaient à cette mascarade.

Il patientait impatiemment, il observait aveuglément, il se perdait dans ce reflet impalpable et dans la vitrine du monde. La gorge nouée, il avait décidé de provoquer le sort. Héliodore ne manquerait peut-être pas leur rendez-vous, aussi inacceptable soit-il, mais combien de temps patienterait-il pour lui ?

La silhouette un brin courbée du jeune noble s'intégra à ce décor pour le bouleverser. Sorel en fut le premier surpris. Soudain, il n'y eut plus de rues sales, de passants agressifs et de jurons crachés dans un Français méconnaissable. Il n'y avait que cette figure à peine plus qu'étrangère, mais qui attirait sur lui son regard et toute son attention. Sorel ne le quitta pas des yeux. Au fond, était-il fasciné par sa seule fascination ou pour la vision d'Héliodore au pied de l'immeuble.

Celui-ci dansait d'un pied à l'autre, s'éloignait pour revenir tout aussi tôt. Malgré ses efforts pour ne pas revêtir de toilette trop distinguée, il ne manquait pas de dénoter avec le décor. Un homme tel que lui, aussi élégant, à la beauté à la fois imparfaite et indéniable, ne saurait passer inaperçu. Pourtant, l'hésitation le dominait et, depuis le troisième étage de son immeuble, Sorel n'en perdait pas une miette. Combien de temps ferait-il patienter cet étonnant soupirant ? Combien de temps avant que la patience de celui-ci ne soit à bout et qu'il n'abandonne, purement et simplement.

Il était près de quinze heures. Héliodore était apparu avec un certain retard et Sorel entendait bien doubler la durée de son attente. Il arborait alors pour seul visage celui d'un espoir idéaliste.

***

Héliodore consulta sa montre. Une demi-heure qu'il usait la terre poussiéreuse de cette rue. Sorel lui avait seulement donné le numéro de la bâtisse et il n'était pas question pour l'aristocrate de tenter chaque porte. Par souci d'éducation d'abord et par excès de fierté ensuite.

Plus le jeune homme tentait de fuir ses responsabilités, plus celles-ci le pourchassaient. L'agitation de la rue, les rires gras des hommes et les messes-basses de femmes semblaient en avoir personnellement après sa personne. Il écopait parfois de quelques regards dédaigneux, envieux ou jaloux, mais nul ne poussa le vice jusqu'à lui adresser la parole. Il entendit à peine s'élever quelques paroles de la bouche d'un passant après que celui-ci ait dépassé sa hauteur :

— Qu'est-ce qui fout là, c'lui là ?

Héliodore avait mordu l'intérieur de la joue pour ne pas saisir l'envie inconsciente de répliquer. Une impulsion qu'il aurait eu vite fait de regretter. Les rues n'étaient pas sûres et les tensions entre les classes sociales grandissaient à mesure que le pouvoir royal apparaissait aux yeux des esprits les plus éclairés comme un ennemi de la liberté. Si sa mère haïssait la politique et qu'elle ne jurait allégeance qu'au roi, sans chercher à épiloguer sur les revendications légitimes des uns ou des autres, Héliodore s'y intéressait parfois. Suffisamment pour savoir que les tensions enflaient dans le flanc des partis politiques opposés au régime monarchiste de la Restauration et défavorables au règne de Charles X. Juin s'éteignait et juillet 1830 s'ouvrait sur des perspectives diverses. Sous la chaleur suffocante de l'été, nul n'imaginait ce qui se nourrissait des ambitions déchues de la République et qui ne tarderait plus à éclater au grand jour.

Héliodore fut tiré de ses pensées par la violence d'un corps heurtant le sien. La violence du coup, volontaire cela ne faisait pas le moindre doute, le laissa muet, incapable de se défendre. Loin de s'éloigner comme si de rien n'était, le coupable lui offrit son visage à la fois usé et dégoulinant d'animosité. L'homme dominait l'aristocrate d'une tête et lui offrit son haleine putride, chargée d'alcool bon marché, dans une exclamation mauvaise :

— Reste pas planté là ! Qu'est-ce qu'tu veux ? Dégage d'ici ! T'as rien à fout'là !

Un autre homme se déplia de l'ombre du premier. Plus petit, mais tout aussi hargneux avec sa face maigre et son corps tout en nerfs, il cracha :

— Encore un d'ces incapables de nobliaux !

Incapable... Ce terme renvoya immédiatement Héliodore à une toute autre situation, encore fraîche dans son esprit et pas moins alarmante.

— Vingt-huit ans et l'attitude d'un enfant capricieux ! J'ai été patiente avec toi, Héliodore, et je pense que c'est là la seule chose qu'on peut décemment me reprocher. Tu es un enfant gâté ! Que dirait ton père s'il te voyait ? Que tu n'es pas digne d'être son héritier, sois-en sûr !

Héliodore endurait la déferlante de reproches de Rose depuis ce qui lui semblait être une éternité. Le flot était intarissable et, de fait, pour que la maîtresse des lieux se décide à se déplacer jusqu'au bureau de son fils, c'était qu'un motif impérieux l'exigeait. Pour cause, la femme étouffait sa progéniture sous l'étendue de sa déception. Elle tempêtait, les joues n'avaient rarement été aussi infernaux. Elle s'agitait dans un déluge de gras et de tissus, intarissable. Elle ne ressemblait en rien à la femme en société et, par ailleurs, cette veuve à poigne qui apparaissait en public n'avait rien à voir avec cette caricature grotesque.

— Mère...

— Silence ! Pas un mot de plus, je ne veux pas t'entendre geindre. Tu es un incapable, Héliodore, un fieffé incapable.

— Je suis navré pour la soirée, je sais que je n'y ai pas fait la meilleure impression, toutefois, j'aimerais...

— Ce n'est pas à moi que tu devrais promettre, mais à ton épouse ! Te rends-tu compte qu'elle est venue se plaindre auprès de moi de ton comportement. C'est inadmissible ! Tu délaisses ta femme un an après ton mariage, mais quel homme es-tu donc ? Une pâle copie de ton père, certes, mais... Tu as ma parole que s'il y a une autre femme sous ton comportement égoïste...

— En quoi cela changerait-il quoi que ce soit ? La plupart des hommes sont infidèles, les femmes à la cour le déplorent assez. Vous comprenez ce à quoi je fais allusion, mère ?

Rose de Thancy blêmit sous la poudre qu'elle avait généreusement appliqué sur ses rougeurs et sur les rides de son visage. Héliodore sut à l'instant où ces paroles lui échappèrent qu'il les regretterait amèrement. La stupéfaction qui enlaidit sa génitrice fut de courte durée et une expression plus redoutable encore prit sa place. Une colère pure, presque de la répugnance. Là où le fils unique, l'héritier modèle, avait toujours agi dans le but de satisfaire ses exigences de sa mère jusqu'à oublier sa propre existence, il comprenait à quel point l'amour maternel n'était qu'une illusion avec laquelle il s'était bercé des années durant. Une illusion qui vola en éclats.

— Si je découvre que tu déshonores notre famille de la sorte, je trouverai un moyen de te le faire payer et surtout, que celle pour laquelle tu nous compromets soit déchue de toute vertu.

Sur le venin de ces paroles, piétinant les éclats dans lesquels gisait Héliodore, Rose s'en fut. Son fils sut que c'était bien davantage que l'illusion de son amour qui venait de s'échapper, mais bien l'illusion sur laquelle sa vie s'était construite, mensonge par mensonge.

Héliodore frissonna et se hâta de se soustraire à l'attention de ces hommes. Il n'était pas de taille. Pas de taille contre eux ou même pour les effusions de ce monde. Il se sentait comme un nouveau-né, comme un nourrisson arraché aux bras maternels, hurlant au monde une douleur ancestrale. Il tituba, chancela sous les regards railleurs de ces inconnus et passa sa route. Il jeta un dernière oeillade pour l'immeuble délabré à la peinture grisâtre et abandonna la lutte. Malgré la chaleur qui assiégeait Paris, il mourait de froid.

Les deux passants ne cherchèrent pas à suivre le noble. Ils avaient obtenu ce qu'ils souhaitaient et s'en vantaient sans honte. Ils avaient gagné et Héliodore avait perdu. Il s'éloignait sans parvenir à épancher la peine qui inondait son cœur. Incapable d'en vouloir à Sorel, toute sa rancune se cristallisait envers le seul et unique coupable de ses prétentions idéalistes : lui-même.

Il lui sembla que le poids sur ses épaules s'était renforcé. Il peinait même à conserver son équilibre. D'où lui venait l'écho sourd de ces émotions ? Jamais Héliodore n'avait connu pareille vulnérabilité et s'il en avait savouré chaque instant aux côtés de Sorel, il n'était plus certain d'en apprécier le sens désormais. Il venait d'avoir un aperçu de ce monde et il n'apprêtait à regagner sa tour de cristal. Son cœur glacé lui avait paru moins douloureux lorsqu'il se tenait éloigné des émanations perfides de ses contemporains. Un sourire fade acheva de se faner à ses lèvres.

Des bruits de pas précipités derrière lui l'arrachèrent à ses contemplations. Il se retourna d'un mouvement brusque et découvrit, le long des bâtisses et à distance raisonnable des quelques fiacres perdus ici-bas, Sorel à quelques pas. Le comédien était à peine vêtu et ses cheveux lâchés sur ses épaules en une pluie de gouttes d'or prouvaient qu'il était sorti dans la précipitation. Héliodore lui rendit son regard sans comprendre.

— Navré pour ce contre-temps, lâcha Sorel, dans une ébauche d'excuse qui aurait pu paraître insultante s'il n'y apparaissait pas une once de sincérité.


Un chapitre un poil plus court et un Sorel qui joue avec les nerfs d'Héliodore, plus méfiant (voire craintif) qu'il voudrait bien l'affirmer. Les deux vont pouvoir commencer à tisser leur relation et autant vous dire que rien n'est encore gagné :) 

Je précise que ce roman possédera probablement moins de chapitres que mes autres récits. Je prévois une quarantaine de parties environ ce qui me fait une bonne quinzaine de chapitres à rédiger et pas mal de surprises à la clé ! 

Passez une belle semaine <3

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