Chapitre 10
[Une nouvelle fournée de recherches graphiques et de petits croquis concernant Alcidie, un personnage clé du roman. Le genre de protagoniste féminin fort que j'apprécie créer :))]
« Toutes les histoires ont leur histoire. »
Ni Héliodore ni Sorel ne prit conscience du risque que présentait leur situation. Certes les rues étaient désertes, mais nul n'était à l'abri d'une voisine au sommeil léger et à la langue trop bien pendue. D'ordinaire si prudent, l'aristocrate ne songea même pas aux conséquences de ce geste. La caresse de cet homme avait une saveur d'interdit, une saveur tout à fait délectable.
— Savez-vous ce que vous êtes en train de faire ? murmura-t-il, en ouvrant les paupières.
— Parce que vous le savez ?
Héliodore secoua la tête. Il était un homme incapable de prendre une décision de son propre chef, perpétuellement guidé par la volonté de fer de sa génitrice. Il se trouvait face au choix le plus dur de son existence et une folle envie d'envoyer paître la mesure qui régissait sa vie depuis sa naissance. Jamais il ne s'était senti aussi vivant, aussi pleinement de ce monde. Peut-être que la clé du bonheur se trouvait là, dans l'interdit, au creux des lèvres tentatrices de cet ange démoniaque.
Héliodore le dévisageait lentement et l'intensité de son regard dérobait une part d'authenticité au minois parfait du comédien. La pâleur de sa peau attirait les rayons blafards de la lune et il aima immédiatement cette peau satinée. Quel goût pouvait-elle bien avoir ? Il s'imagina une douceur veloutée et un parfum plus affirmé que celui d'Apolline. Cette comparaison le fit frémir d'autant plus que sa femme dormait à quelques dizaines de mètres de là. Avait-elle remarqué son absence ? Le lui reprocherait-elle ?
— Vos grains de beauté... commença Sorel, une lueur d'intérêt excessif dans le regard.
— Mmh ?
— Est-ce seulement le lot de votre visage ou...
— Ou celui de tout mon corps ? compléta Héliodore, non sans que ses joues ne s'embrasent.
Il eut l'idée d'une réponse toute aussi osée que l'interrogation elle-même. Une provocation dont il ne se serait jamais cru capable derrière ses airs sages et la sempiternelle gravité de ses traits. Il en retint le contenu, mais son attitude parut le trahir puisque, mutin, Sorel reprit à sa place :
— Vous m'invitez à le découvrir ?
— L'idée ne semble pas vous outrager.
— Les mœurs du bas-peuple sont moins... rigoureuses que les vôtres. Serait-ce un défi ?
— Seulement si vous souhaitez qu'il en soit ainsi.
Une joute verbale dont Héliodore ne s'était jamais cru capable, il était capable de clouer le bec à son épouse en quelques remarques brutales, mais tenir tête à un homme de la trempe du bohémien relevait d'une difficulté bien plus grande. Ils s'observaient, Héliodore hors d'haleine et Sorel parfaitement calme. Seuls ses yeux d'orage témoignaient des émotions qui le ravageaient. Il était difficile de distinguer lequel des deux étaient supposés jouir d'une maîtrise parfaite de ses sentiments.
La main de Sorel s'attarda quelques brefs instants sur le visage de son vis-à-vis, plus par esprit de provocation. Son index s'éternisa sur l'ourlet de sa lèvre inférieure, à l'endroit même où un grain de beauté se dessinait. Une particularité à laquelle Héliodore ne tenait pas, mais qui semblait fasciner son interlocuteur. Le geste lui arracha un délectable frisson.
— Heureux de vous avoir revu, éluda finalement Sorel, après s'être dégagé.
— Nous reverrons-nous ?
— C'est bien vous qui avez formulé ce souhait, rétorqua le comédien, d'un air faussement surpris.
— Le jour, je veux dire.
Cette fois, il retint véritablement l'attention de son vis-à-vis. Héliodore, brusquement mal à l'aise, passa une main dans ses cheveux mal coiffés et il lui sembla que la peau irradiait à l'endroit où Sorel l'avait effleurée.
— Vous ressemblez à une apparition nocturne, de celles qui peuplent les légendes.
— Et vous vous demandez si je suis bien vivant.
Héliodore s'attendit à recevoir un rire grinçant et l'humiliation qui l'accompagnait. Le sourire indulgent et la vague tristesse que lui présenta Sorel lui fut encore plus pénible. À la lueur des réverbères, le jeune homme ressemblait à s'en méprendre à un spectre, à une de ces apparitions inconsistantes, mais à la beauté redoutable. Jamais l'aristocrate n'avait connu pareille beauté et si elle lui apparaissait sans doute déformée par le voile de son désir, il n'était pas certain d'y résister encore. Pourtant, il ne ressentait rien de semblable à la culpabilité qui aurait dû le ravager. Il adoptait un comportement répréhensible, proche de l'infidélité si on considérait la relation naissante de ces deux hommes comme une relation saine, mais sa propre indifférence lui glaçait le sang.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
Sorel pinça les lèvres et faillit rugir au visage de cet homme qu'il n'était pas aussi libre que lui, mais à le voir enchaîné à un devoir bancal, il revenait sur sa position. La richesse ouvrait bien des portes, offrait bien des privilèges, elle n'assurait cependant pas la liberté.
— J'ai perdu mon travail, je dois en retrouver un et... et il se trouve que les emplois ne tombent pas du ciel lorsqu'on ne dispose pas d'un nom pompeux ou d'une situation financière confortable.
Héliodore ignorait les raisons qui motivaient Sorel à agrémenter sans cesse son discours d'une de ces remarques gavées d'une haine et d'une injustice pesante. Lorsqu'il s'agissait de cela, le comédien semblait en vouloir à la terre entière. Il considéra le visage du jeune homme et l'amertume qui noyait ses traits purs. Qu'avait-il vécu ? Sur quels malheurs sa vie s'était-elle bâtie ?
Le ciel clairsemé d'étoiles offrait une ambiance toute particulière à cet échange. La nuit les enveloppait comme s'ils en étaient prisonniers, infiniment vulnérables. Héliodore pouvait en humer la saveur en même temps que la flagrance particulière, masculine, mais délicate, de cet homme. Même dans leurs paroles et dans leur absence de gestes pour les souligner, il y avait quelque chose de purement indécent, de terriblement sensuel. Le noble choisit de couper court aux pensées qui l'envahissaient à la manière d'une marée par la première interrogation qui le traversa, aussi décousue et inutile soit-elle :
— Vous cherchez du travail ?
— Qu'importe ! Ce n'est pas le propos.
— Je vous demande qu'une heure ou deux, disons demain. Le jour suivant si cela vous convient mieux.
— Ce sera plus confortable que quitter le lit conjugal, ironisa Sorel devant cette cruelle hypocrisie. Très bien, disons jeudi.
Dans un enchaînement de gestes rapides, comme si le comédien ne rêvait que de quitter la compagnie déplaisante du noble, le blond extirpa une feuille froissée et d'une couleur brunâtre peu ragoûtante de la poche de son manteau rapiécé. Il y griffonna quelques mots à l'aide d'un crayon à papier minuscule et le fourra dans la main d'Héliodore qui l'avait laissé faire sans l'interrompre.
— Vous pourrez m'y trouver en début d'après-midi.
L'aristocrate songea que cet étrange personnage allait sans doute le laisser là, au beau milieu cette rue qu'aucun fiacre n'arpentait en cette heure tardive, mais Sorel le surprit une fois encore. Il se planta devant lui, le menton haut, il atteignait presque sa taille, et décréta avec un sérieux implacable :
— Oh, et afin que vous n'ayez plus aucun doute, voici la preuve que je suis bien vivant.
Sur ces mots, il enveloppa le visage d'Héliodore entre ses mains délicates et déposa ses lèvres sur les siennes aussi tendrement qu'il avait redessiné ses traits quelques instants plus tôt. Il lui offrit son premier baiser d'homme, un premier baiser prodigieux. Une caresse infime, délicieuse et Héliodore fut certain que ses lèvres brûlantes garderaient la trace de ce geste interdit. Lui en conserverait un souvenir intact qui lui fallait chérir et l'illusion incandescente de cette caresse proscrite. Cela n'avait duré qu'un seul instant, mais l'importance éhontée que le noble lui donna conféra au baiser des allures d'éternel. Lorsqu'il rouvrit les yeux, la rue était déserte. Il était seul.
Créature onirique ou non, Sorel s'en était allé.
***
La nuit était déjà bien avancée lorsque Sorel atteignit enfin le modeste logement où il vivait. Dès lors qu'il pénétra dans la bâtisse, il mit un point d'honneur à étouffer chacun de ses pas. Il ne fallait surtout pas prendre le risque de réveiller le concierge qui, d'un âge avancé, haïssait qu'on importune son précieux sommeil. Il ne fallait surtout pas prendre le risque de réveiller son frère.
La porte du logement grinça lorsque Sorel abaissa la poignée pour la pousser. La pièce étroite était plongée dans un noir d'encre et il fallut au comédien toutes ses ressources pour se repérer et ne pas se cogner aux murs. Il taisait le bourdonnement d'émotions qui rugissait dans son esprit et il craignait davantage que ce bruit-là tire Iwan de son repos que ses pas résonnent trop fort sur le sol.
Épuisé, il n'eut pas à cœur de batailler pour retrouver la bassine d'eau qui se trouvait dans la cuisine et se laver avant de se glisser dans les draps. Il s'acquitterait de cette tâche journalière le lendemain en attendant de pouvoir se payer le luxe d'une toilette digne de ce nom. Il étouffa un soupir et ouvrit la porte de la chambre pour se glisser dans l'embrasure. Une lueur timide s'y élevait et il distingua directement le corps de son frère assis au milieu des draps défaits.
— Iwan, le gronda gentiment Sorel, ne gaspille pas l'huile de la lampe pour rien. Il est tard, tu devrais dormir.
— D'où viens-tu ? l'interrogea l'intéressé, d'une voix rauque.
Son jumeau s'apprêtait à répondre une excuse grossière lorsqu'une quinte de toux plia Iwan en deux. Sorel serra les dents, debout sur le seuil de la porte. La souffrance de cette pâle copie de lui-même lui était insupportable et plus le temps passait, plus elle grandissait. Jusqu'à quelle agonie ce garçon serait-il prêt à endurer avant d'abandonner la vie à laquelle il s'accrochait désespérément.
Sorel s'approcha et jeta un regard désolé à son frère qui reprenait péniblement son souffle. Il avait face à lui une mauvaise reproduction de sa personne. Iwan était d'une maigreur douloureuse et à le regarder, on craignait que les os saillants ne percent la fine membrane de peau blafarde qui les recouvrait. Sorel passa une main dans les cheveux humides du jeune homme. Ils étaient un peu plus clairs, presque blancs, comme si la maladie rongeait le temps qui lui restait à vivre. Le geste tendre du comédien suffisait à peine à apaiser la douleur et pourtant son jumeau offrit un misérable sourire. C'était là sans doute le plus injuste, car Iwan était l'être le moins amer, le plus généreux et le plus pur qui soit. Il n'avait que vingt-cinq ans et savait pertinemment que la vie ne lui en offrirait pas une de plus.
— Alcidie est passée te voir ?
— Oui, juste après le spectacle. Elle m'a dit que tu reviendrais tard, persifla Iwan, avec un sourire entendu bien que légèrement crispé par les échos de la douleur qui vrillait ses côtes.
— Elle est incorrigible !
— Et toi, tu ne m'as pas répondu.
Sorel soupira. Leurs deux lits étaient tout proches et ils ne conservaient aucun semblant d'intimité. Il commença par retirer la chemise qu'il portait et qui lui collait à la peau, dévoilant une nudité dont il n'avait honte que devant son frère. Il avait honte de jouir de santé parfaite alors qu'Iwan luttait chaque jour pour connaître le suivant. C'était profondément injuste et il ne se passait pas un jour sans qu'il ne désire échanger sa place avec la sienne, donner à son jumeau la chance de goûter à une existence normale, ne serait-ce que quelques heures. Le moins que Sorel pouvait faire, c'était encore de lui raconter ses journées, de lui confier ces échantillons du monde auxquels Iwan ne pourrait jamais prétendre. Si cette idée d'exposer ces joies quotidiennes aux yeux de son jumeau l'avait d'abord répugné, l'intéressé l'avait supplié de le faire. Sorel vivait pour lui, il vivait pour deux.
Ces interminables confidences auxquels ces deux frères s'adonnaient n'appartenaient qu'à eux. Sorel en tirait un recul sur les choses et l'art d'apprécier les petits bonheurs pour ce qu'ils étaient sans jamais en sous-estimer la valeur. Ses humeurs mélancoliques n'en étaient pas changées pour autant et d'ailleurs, Iwan ne le lui reprochait jamais. Ils avaient trouvé un compromis et une manière d'exister bien atypique. Sorel répétait à Alcidie que si la santé fragile de son frère en faisait un être vulnérable, il était bien plus fort que lui, le frère fort, ne le serait jamais.
— J'ai rencontré un homme.
— Au théâtre ? Est-ce... un comédien ? M'aurais-tu caché un nouveau venu dans la troupe ?
— Non. Non, ce n'est pas précisément un comédien.
— Un spectateur ? s'étonna Iwan sans s'offenser de voir son jumeau effectuer sa toilette sous ses yeux.
— Oui.
Iwan inclina la tête de côté, interrogateur. Il aimait les détails, tous les détails, rien de trop intime, bien entendu, mais de quoi satisfaire une imagination débordante et une éternelle âme d'enfant. Il portait à l'égard de son frère un amour inconditionnel et impérissable et l'entendre conter ses journées, c'était en quelques sortes être lui. En quelques mois, ils échangeaient les rôles et les nuits d'Iwan se peuplaient d'escapades interdites, d'aventures à jamais hors de sa portée. Cela suffisait à ce qu'il s'accroche aussi farouchement à la vie, aussi injuste soit-elle.
— Il s'appelle Héliodore et...
— Un noble ?
Sorel ouvrit la bouche et la referma avant de cligner des yeux à plusieurs reprises. Iwan avait l'art de deviner ce que tous s'acharnaient à ignorer et cette faculté lui permettait de voir la vérité à nu. Jamais le comédien ne pourrait espérer lui mentir sans que l'autre ne le perce à jour.
— Je comprendrais si tu préfères que je n'en sache rien.
Sorel s'humecta les lèvres et mouilla sa nuque et son front à l'aide du linge propre. Il songeait au baiser. Il aimait entretenir cette image d'homme intouchable auprès d'Héliodore, mais le baiser était la preuve de sa propre perte. Il s'était abandonné à un désir brutal et plutôt que d'y laisser libre court avec la même violence, il avait déposé un baiser tendre sur la bouche de ce presque inconnu. À compter de cet instant, il avait signé sa propre déchéance.
— Non, il n'y a rien que je puisse te cacher, mais il est tard.
— Je dors tout le jour, Sorel. Je t'assure que je ne suis pas fatigué.
Les paupières lourdes et la diction difficile d'Iwan permettaient à l'intéressé d'en douter, mais le sourire léger, un brin suppliant du jeune homme balaya la propre fatigue de son jumeau. Ce dernier passa le linge sur le front d'Iwan et le laissa se rallonger. Le sourire avait désormais des allures triomphales et jamais Sorel ne pourrait le priver de cet unique plaisir. Pour lui, il se replongerait dans des souvenirs nébuleux, pénibles ou agréables. Iwan s'accorda quelques secondes pour adopter une position moins inconfortable et, avec sa maigreur et ses yeux immenses, il ressemblait davantage à un enfant avide d'histoires qu'à un jeune homme dans la fleur de l'âge. Son corps était celui d'un être rongé par les médicaments devenus presque entièrement inefficaces, mais dont sa vie dépendait. Des médicaments que son frère ne parvenait plus à financer, mais jamais il ne soulèverait cette difficulté aux yeux d'Iwan. Par fierté autant que par désir de ne pas le voir culpabiliser. Derrière les sourires du malade se cachaient un dégoût profond pour le fardeau qu'il représentait et Sorel ignorait encore à quel point son jumeau se haïssait pour cela.
— Comment est-il ? Blond ? Brun ? Je me l'imagine brun, avec des cheveux coiffés à la dernière mode comme tous les nobles.
— Il est brun, mais ses cheveux ne correspondent pas à la mode ou, du moins pas, que je sache. La mode est plus changeante que les ministres du roi sont coincés dans un temps révolu.
Préférant ne pas épiloguer sur des questions épineuses d'ordre politique, questions qui ne l'intéressaient guère, Iwan sourit plus largement. Sorel aurait pu craindre d'y voir apparaître un jugement ou pire, de la réprobation, mais il n'en était rien. Son jumeau lui sembla plus heureux que s'il s'agissait de sa propre expérience.
— Décris-le-moi.
Le sourire d'Iwan s'épanouit et il se laissa porter par le flot de paroles qui s'échappa de la bouche du comédien. Des milliers de détails dont son jumeau se gorgea jusqu'à l'indigestion, jusqu'à ce que les limbes du sommeil ne reviennent le cueillir. Il s'endormit entre les mots de Sorel qui le borda avant d'embrasser son front, le cœur serré. L'émerveillement dans les yeux d'Iwan n'avait pas de prix.
Sorel éteignit la lumière, jeta un dernier regard pour le visage émincé, mais curieusement semblable au sien, de son frère et ferma les yeux. Morphée se révéla moins généreuse et il ne trouva le sommeil qu'une longue heure plus tard. La fatigue du corps contrastait avec les interminables rugissements de l'esprit et Sorel finit par y succomber, le souvenir d'Héliodore dûment imprimé sur son âme qui, longtemps, erra dans les méandres de ce monde avant de s'y perdre.
Nous arrivons à la dizaine de chapitres publiés et voilà également le premier baiser de nos deux protagonistes. C'est plus rapide que ce à quoi je me suis habitué dans mes autres romans et j'attends avec impatience vos retours. Je remercie de tout coeur ceux qui prennent le temps de lire ces lignes, de voter, de commenter, c'est très important à mes yeux.
Je vous embrasse <3
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