Chapitre 1

« Tout marche, et le hasard corrige le hasard.

- De là vient l'équilibre, et toujours l'ordre éclate. »

-Victor Hugo, Hernani


Inexorablement, la pièce s'emplissait de mille bruits, de mille présences, de mille heurts.

Inexorablement, le public trouvait la place qui lui était réservée et s'y installait, inconscient de l'atmosphère électrique qui galvanisait les lieux.

Inexorablement, l'ambiance se gonflait de ces visages durs, tendres, infiniment oubliables, de ces paroles déliées et de tout ce qui viendrait atteindre l'art. L'art qui, prostrée derrière les épais rideaux de velours, se terrait jusqu'au dernier instant. Jusqu'à ce que les trois coups du brigadier résonnent dans la pièce et ne somment l'attention volatile de ce public généreux. Jusqu'à ce que le rideau se lève et que le spectacle commence.

Héliodore de Thancy pénétra dans la pièce pour goûter à la chaleur humaine que celle-ci dégageait. Son regard, lourd, fatigué, heurtait à peine les silhouettes des autres nobles venus assister à la représentation. L'homme se frayait un chemin entre les éternelles bavardes, entre ces gens importants dont il avait oublié jusqu'au nom et qui discutaient, eux aussi, de cette voix empreinte de gravité.

— Êtes-vous bien sûr d'avoir réservé nos places, cher mari ?

La voix pressante d'Apolline ramena son époux à la réalité. Il s'était égaré, une fois encore, entre cette réalité étouffante et l'abîme du néant. Le voile qui recouvrait ses prunelles bleues se ternit encore davantage lorsqu'il avisa le profil fier de sa femme. Il la dévisagea du coin de l'œil. Pendue à son bras comme elle aimait se voir exposée ainsi, elle était vêtue d'une des toilettes somptueuses qui coûtaient une vraie fortune à son mari et qu'elle portait rarement plus d'une fois. Bien que cette parution publique au théâtre déroge de ses habitudes, davantage tournées vers les bals et les dîners mondains en compagnie de la riche bourgeoisie, sa coquetterie mettait un point d'honneur à sublimer ses atouts et à déguiser ses inacceptables défauts. Ses cheveux blonds étaient relevés en un chignon complexe et ses yeux noisette étaient discrètement fardés. Elle attirait les regards, les attentions, alors qu'Héliodore ne demandait qu'à disparaître.

— Elles sont réservées depuis une semaine.

— Je craignais que vous me présentiez l'une de vos extraordinaires excuses pour me fausser compagnie ce soir encore, badina la jeune femme, à l'oreille de son époux, dans une attitude complice qui suffirait à duper les moins attentifs.

— Je ne vous ferais pas subir un tel affront, rétorqua platement le grand brun, dont la chevelure domptée pour l'occasion se caractérisait par ses reflets roux singuliers.

Apolline sourit plus largement. Son époux n'en était pas à son premier affront, à son premier manquement, mais elle préférait ne pas en formuler la remarque, de peur que son amertume ne trahisse l'épanouissement factice que les jeunes mariés présentaient. Héliodore la dirigea vers l'une des places situées dans les premières rangées. Une place de choix pour savourer le spectacle, et surtout pour prouver à tous qu'ils possédaient les moyens de se payer les sièges les plus chers.

Les conversations se multipliaient et Héliodore se tassa comme pour disparaître sur la place où il s'était installé. Il s'interrogeait encore sur le choix de sa mère, la renommée Rose de Thancy, de jeter son dévolu sur un de ces petits théâtres aux allures presque provinciales. Sa génitrice avait le goût des grandes parutions publiques et non des trésors cachés de la capitale. Ce théâtre, niché entre deux établissements du grand Paris, ne payait pas de mine. Il ne tombait pas en ruine et le velours qui recouvrait le sol ainsi que les murs étaient suffisants pour attirer une clientèle d'importance, mais il faisait pâle figure face aux établissements de prestige qui fleurissaient ici et là.

Héliodore ne prêta pas attention aux affiches qui faisaient la promotion de la pièce du jour. Peu lui importait que ce soir constituait la première, que les comédiens se consumaient probablement de stress derrière l'épais rideau rouge, il n'avait pas prévu de s'émouvoir, de laisser la moindre émotion l'embraser. Héliodore était une coquille, une coquille vide qui existait à défaut de vivre pleinement. Et face à cela, même le génie de Victor Hugo et sa pièce hautement controversée Hernani n'y pouvaient rien.

Il écoutait d'une oreille distraite les discussions qu'entretenaient la pimpante Apolline et l'une de ses nombreuses connaissances.

— Mais vous n'ignorez pas quels débats circulent au sujet de cette pièce ? Hugo a tout intérêt à ne plus jouer avec l'opinion ou il aura à nouveau affaire au censeur, tenez-le pour dit, assura son divertissement de l'instant, une femme entre deux-âges, engoncée dans un corset trop serré pour sa taille épaisse.

— Il paraît qu'Hugo a donné en personne l'autorisation à ce petit théâtre de reprendre sa pièce à peine quelques mois après qu'elle ait été créée, persifla Apolline qui, à défaut de véritablement s'intéresser au théâtre, connaissait l'art d'entretenir une conversation constituée de ragots et commérages.

— Une chose est certaine, la postérité se souviendra de cette année ! L'an 1830 demeurera, cela ne fait pas l'ombre d'un doute !

Héliodore contempla le rideau qui retombait jusqu'aux planches. Le mouvement était élégant, presque hypnotisant. Son esprit s'alanguissait et, si trois coups secs n'avaient pas été frappés sur la surface qu'il admirait inconsciemment, il se serait sans doute laissé ensevelir par les limbes de l'oubli. Lui se moquait bien de la postérité et de quelle image renverrait le Paris de cette glorieuse année. Il était ancré dans un présent bien fade et cela suffisait à son ennui, à son éternel ennui.

Les trois coups frappés par le brigadier captèrent l'attention générale et tirèrent brusquement Héliodore de sa nébuleuse rêverie. Son cœur martela sa poitrine et, soudain, les rideaux se levèrent, débutèrent leur ascension pour laisser apparaître les éléments d'un décor minimaliste, un décor tout en simplicité tel qu'Hugo l'avait imaginé. Immédiatement, Héliodore fut plongé dans l'atmosphère nocturne diffusée par le faible éclairage et par la lampe unique qui portait un œil bienveillant sur cette scène d'introduction. Ainsi, cette mise en scène dépourvue des aménagements surchargés que l'auteur tenait en horreur, l'ensemble s'apparenterait presque à un tableau. Un tableau dans lequel le spectateur déjà captivé bascula.

Le silence s'était fait et l'assemblée s'était tue comme un seul homme. L'attente progressait, la hâte se bridait et on patientait, en retenant presque son souffle, que le premier personnage ne brise l'harmonie de ce tableau immobile. L'attente se rompit lorsqu'une femme d'un âge raisonnable pénétra sur scène, vêtue de noir selon une mode bien dépassée. Les paroles jaillirent et pénétrèrent l'âme d'Héliodore, résonnèrent jusqu'à perdre de leur sens. Puis, une nouvelle apparition, celle d'un homme au long manteau richement fait, dont le visage demeura caché de longs instants. L'attente mûrit dans les entrailles du spectateur qui, soudain seul au monde, attendait d'apercevoir les traits de l'inconnu. Alors que la vieille s'exclamait, le visage se dessina dans la lumière vacillante des bougies.

— « Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte ! »

Il n'en fallut pas davantage. Héliodore s'embrasa à ces seules paroles, à la volonté qui s'y trouvait. Don Carlos, dument incarné, n'était pas simplement un pantin qu'un mortel jouait sans y croire, mais bel et bien le célèbre personnage dans toutes ses contradictions, dans toute sa justesse. Un frisson traversa Héliodore qui, immobile, dévisagea impudiquement les traits offerts à sa vue. Un visage étroit, d'une remarquable finesse et d'une douceur androgyne, des lèvres pleines et à l'arc presque féminin, un nez fin qui suivait les courbes tendres de ce joli minois. Cet homme, à l'image de Don Carlos, roi d'Espagne, ressemblait à s'en méprendre à un prince, à un ange.

Héliodore laissa le temps filer, faire son œuvre, modeler son être sans jamais troubler l'intérêt aussi soudain que singulier qu'il nourrissait à l'égard de cette pièce. Bientôt, Dona Sol, l'amante enfiévrée et maudite, apparut pour compléter ce tableau. Elle aussi était bouleversante, avec sa finesse de cristal et ses longs cheveux de jais. Hernani apparut à son tour, dans toute la gloire et la révolte de son personnage. L'écho de ses convictions, de la malédiction qui paraissait le poursuivre et qui l'empêchait d'acquérir ce qu'il désirait, à savoir sa vengeance et la superbe Dona Sol, résonna dans l'être d'Héliodore. Il oublia qu'il avait face à lui des comédiens, des identités cachées derrière ce jeu d'une redoutable justesse, des noms masqués par les jeux de masques. Il avait devant lui la réincarnation du génie de Victor Hugo et l'émotion lui serrait la gorge.

La rivalité des deux hommes, Don Carlos et Hernani, gagnait en ardeur, la pièce poursuivait son cours inexorable et, quelque part, Héliodore pressentit la fin tragique qui se tissait. Soudain, la silhouette de celui qui était devenu empereur se profila et le spectateur hébété reconnut celui qui incarnait son rôle comme un prolongement de son âme propre. Cette figure énigmatique qui s'apprêtait à prononcer son long monologue. Sa voix velouté s'éleva et, si Héliodore n'en perçut par les paroles, il se gava de cette substance. La majesté de cet homme était à nulle pareille et une chaleur incandescente s'éprit du cœur que rien n'ébranlait jamais. Déjà, Don Carlos disparaissait et la pièce reprenait son cours.

Vint le moment de la dernière apparition. Un court monologue, une courte intervention après que le personnage eut jeté les prémices d'idées nouvelles, libérales. Héliodore se trouvait galvanisé par l'ardeur inédite que ces paroles, que ces promesses étonnamment modernes, produisaient en lui. L'avènement du peuple, la construction de l'Europe, tant de projets sacrés auxquels toute une génération avait voulu croire, mais qui avait été balayés d'un revers de la main. Les cheveux blonds de l'inconnu se déployaient librement dans son dos et, tandis que les vers s'écoulaient de sa bouche et que les spectateurs s'en abreuvaient sans piper mot, le regard pur de comédien s'échoua, un trop bref instant, dans celui d'Héliodore. Le voile s'était levé, l'ennui avec lui et la sincérité de cet échange, l'intensité déliée de ce contact impudique, traversa le jeune noble. Le léger frisson se mua en quelque chose de plus puissant et, alors que les yeux de l'homme avaient depuis longtemps quitté les siens, il entendit à peine les dernières paroles se perdre dans le silence :

— « Tout pressé, tout pressant, tout à faire à la fois,

Je t'ai crié : -Par où faut-il que je commence ?

Et tu m'as répondu : -Mon fils, par la clémence ! »

Le temps que le sens des mots se fraie un chemin dans l'esprit d'Héliodore, le comédien n'avait laissé dans son sillage qu'un souvenir. Un souvenir tenace.

La pièce se poursuivit avec son dernier acte, son dénouement. La destinée tragique des personnages tenait une logique qui ne faisait pas l'ombre d'un doute. Le sort s'acharnait et s'apprêtait à reprendre la vie qui avait été donnée. À la manière de Shakespeare, Dona Sol et Hernani se donnaient la mort l'un l'autre, cette fois comme une délivrance. Les dernières paroles de la femme, agonisante sur scène d'une manière que la bienséance n'avait pas manqué de désapprouver, mais si jeune, si belle, s'évanouirent à l'instant où elle expira. C'en était fini de la tourmente des deux amants et Héliodore coula un regard sur leurs corps enlacés, sur la comédienne dont la pâleur reproduisait à merveille celle d'une défunte. Cette scène le marqua jusque dans les tréfonds de sa chair et il entendit à peine l'exclamation de Don Ruy Gomez avant qu'il ne se donne la mort à son tour :

— Morte ! – Oh ! je suis damné !

Le vieil homme et tout ce qui pouvait représenter, à la fois le ridicule et le tragique, l'honneur et la jalousie, s'éteignit sur scène. Le tableau final s'immobilisa, paralysé dans les limbes du temps. Les spectateurs, transis, animés par les vers forts de cet auteur de légende et par le jeu exceptionnel de ses comédiens, demeurèrent silencieux. Un silence religieux, symbolique, qui embrasa encore davantage l'âme d'Héliodore. Pour la première fois depuis bien longtemps, il s'était senti vivant, il avait senti son cœur marteler ses côtes si fort qu'il avait cru que son palpitant était sur le point de jaillir de sa poitrine. Des larmes d'émotion piquaient ses yeux et il les ferma de toutes ses forces pour les ravaler, pour que jamais elles ne coulent. Ce sentiment puissant aurait existé le temps d'une représentation et il fallait désormais en faire le deuil.

Lentement, comme pour laisser le loisir aux spectateurs de se délecter de ce dénouement tragique, le rideau s'abaissa. Ce ne fut que lorsque le velours taquina le sol, que les applaudissements retentirent dans toute la pièce réanimée, qu'Héliodore prit conscience de ce qui venait tout juste de se produire. Ses mains s'agitèrent d'elle-même pour saluer la prestation illustre des comédiens et son cœur regagnait un rythme moins affolant. Apolline venait de se tourner vers lui pour l'interroger du regard. Son mari, d'ordinaire si effacé, cynique ou pessimiste, voire ironique lorsqu'il prenait la parole, était habité par une expression proche de l'extase. Un émerveillement qui ne seyait qu'aux enfants et qui, dessiné sur les traits chaussés de petites lunettes, perdait tout son sens. Héliodore applaudissait à s'en meurtrir les mains, à s'en crever le cœur.

Mais le rideau venait de s'abattre tel un couperet sur l'espoir éphémère. Le spectacle s'était achevé. Le rideau s'était abaissé et avait effacé avec lui la fable ridicule à laquelle Héliodore avait cru, celle d'avoir vécu, ne serait-ce qu'un bref instant.

Mais déjà, le bonheur se fanait et emportait avec lui la faible illusion d'une vie qui venait de perdre tout son sens.



Voici le premier chapitre de La vie nous manque !

Je n'ai pas grand chose à en dire, j'ai suffisamment parlé dans l'avant-propos. J'attends évidemment vos avis sur ce début avec grand plaisir. En espérant que ce premier chapitre soit à la hauteur de vos attentes. Il s'agit d'un roman qui me tient très à coeur et j'espère qu'il trouvera son petit succès ici, sur Wattpad. 

Je vous embrasse <3

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