La vie le temps d'un rêve
« Ma montre est-elle arrêtée ? Non. Mais les aiguilles n'ont pas l'air de tourner. Ne pas les regarder. Penser à autre chose, n'importe quoi. » (Simone de Beauvoir)
Elle courait dans la nuit profonde poursuivie par une ombre effrayante qui produisait un affreux son mécanique. Elle n'était pas vêtue en accord avec la situation, elle portait une longue robe légère qui l'empêchait de courir aussi vite qu'elle voudrait. Elle ne cessait de regarder le cadran doré de sa montre dont les aiguilles semblaient immobiles, seulement, elle savait que c'était son esprit qui lui jouait des tours, maquillant la réalité et rendant ses pensées brumeuses et incohérentes. Si l'aiguille finissait sa course en direction de la ligne rouge, elle mourrait, du moins le pensait-elle. La nuit noire ne lui permettait pas de distinguer son chemin ni où elle mettait les pieds, si bien qu'elle trébucha sur une racine. Elle poussa un cri strident avant de tomber droit dans un gouffre noir. Elle chutait depuis si longtemps que la cavité lui semblait sans fin, cela annonçait sûrement une mort certaine. Sa tête heurta violemment une surface dure, elle se réveilla d'un coup dans son lit.
La luminosité lui faisait mal aux yeux, pourtant, ses iris se dirigeaient inexorablement vers la montre qui ne quittait plus son poignet depuis qu'elle l'avait reçue en cadeau à Noël dernier. Ouf, le trait rouge avait disparu, il n'était qu'un simple cauchemar, son cœur n'allait pas s'arrêter lorsque les cloches sonneraient les douze coups de minuit. D'ailleurs quelle heure était-il ? C'était forcément la matinée, elle se leva et ne se rendit même pas compte qu'elle avait dormi toute habillée de la longue robe à fleur qu'elle adorait. Celle-ci s'était froissée durant son sommeil mais elle n'était pas assez attentive pour le voir. Son seul objectif demeurait la porte de sa chambre qu'elle poussa pour se retrouver dehors.
Un soleil éclatant baignait d'une lumière douce et agréable la prairie qui s'étendait devant elle. Les rayons bas du matin l'éblouirent, si bien qu'elle dut fermer les yeux. Quand son regard se fut enfin habitué à la clarté ambiante, elle observa son environnement. Une vaste mer verte parsemée de fleurs en tous genres se déroulait à ses pieds. Elle ne voyait que cela, de la verdure à perte de vue, aucun relief, seulement du plat avec une ligne d'horizon à des kilomètres. Elle ne s'en formalisait pas et décida plutôt de profiter de la météo dans un moment quelque peu hors du temps. Elle gambadait au milieu des herbes folles, sautait au-dessus des plus hautes et dévalait la colline en se laissant rouler sur la pente pour finir empêtrée dans le tissu de sa jupe. En fond, un bruit désagréable vint déranger sa quiétude apaisante, un son aigu, irrégulier qui retentissait de plus en plus rapidement.
Soudain, une voix grave lui remit les pensées en place, la jeune fille revint à elle. Elle se releva et s'ébroua comme un chien qui venait de sortir d'un bain de mer, pour faire partir le plus de paille possible. Elle se tourna vers son interlocuteur, intriguée par cette arrivée impromptue. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle tomba sur un drôle d'ourson pas plus haut que ses genoux et qui portait un bonnet de nuit dix fois trop long. C'était donc lui qui l'avait apostrophée. Comment un si petit être pouvait-il posséder une aussi grosse voix ?
— Bonjour, puis-je savoir ce que tu traficotes ici ? Tu ne devrais pas être là, dit-il d'un ton de reproche. A cause de ton inconscience, on m'a tiré d'un rêve très agréable pour venir te chercher. Allez, viens, suis-moi, nous sommes en retard !
Elle prit un air sceptique. Le temps la poursuivait-il toujours et qui était cet ourson ?
— Pourquoi te suivrais-je ? Qui es-tu d'abord ?
— Roh, toujours à poser des questions les adolescents, c'est pas beau de grandir ! s'exclama-t-il. Mais bon, je te dois bien ça, moi c'est Titou, ourson somnifère, dans la famille nous sommes AAE de père en fils.
Ce nom lui rappelait étrangement quelque chose, elle l'avait sur le bout de la langue mais cela refusait de sortir.
— C'est quoi un AAE ?
Le tissu qui constituait les membres de la peluche se contracta d'agacement.
— Bah voilà, encore des questions, on va être encore plus en retard ! Ça m'apprendra, marmonna-t-il, répondre entraîne encore plus de questions.
Il soupira avant de reprendre :
— Bon, si tu marches, je te répondrai, mais tu as intérêt à te bouger fissa jeune fille !
En plus de ça, autoritaire et avec un caractère de cochon la boule de poil, mais elle voulait savoir, alors elle consentit à marcher en lui emboitant le pas. Il se déplaçait plutôt vite d'ailleurs pour une créature haute comme trois pommes.
Le son en fond ralentit considérablement, il en devenait presque agréable à l'oreille.
— AAE, c'est un acronyme pour Aide A l'Endormissement, un métier vraiment respectable mais qui peine à déclencher des vocations en ce moment. Heureusement mes frères et moi sommes présents pour le perpétuer, commenta Titou le torse bombé de fierté.
Tandis qu'elle le suivait, le paysage commença à se métamorphoser, la végétation se fit plus éparse, la lumière se raréfia. Elle sentait l'atmosphère se tendre, inconsciemment ses pas accéléraient pour rester à la hauteur de l'ourson qui semblait presque voler tant il se mouvait avec rapidité. Il se retournait souvent pour lui intimer de le suivre et de ne pas le lâcher des yeux, hélas, elle s'éloignait inéluctablement de Titou.
Elle lança ses jambes dans une course effrénée pour le rattraper, se rendant seulement compte que ses pieds étaient nus, tandis que la peluche était emportée vers l'inconnu. Il essayait de ralentir et lui tendit sa patte.
— Attrape-la ! Ne me laisse pas maintenant ! Non ! C'est trop tard ! criait-il.
Elle ne comprenait toujours rien, mais elle savait qu'elle ne voulait pas rester seule là, dans cet endroit qui lui rappelait affreusement son cauchemar de la nuit passée. Sa patte lui échappa de peu et elle resta ainsi, seule dans la nuit, regardant Titou s'évaporer dans le néant. Elle entendit seulement une dernière phrase où la voix grave de l'ourson se mua dans celle d'un petit bonhomme qui lui était bien connu.
— Je suis désolé Zélie.
Ce fut le noir complet, le terrible cauchemar recommença.
Zélie se réveilla dans l'ambiance apaisante de sa chambre. Son poignet et sa hanche la faisaient souffrir. En posant sa main dessus, elle sentit un liquide poisseux s'agglomérer sur ses doigts. Du sang. Le sien. Un coup d'œil à son poignet ne rendit pas le tout plus rassurant. La vitre de sa montre était complètement fissurée, l'aiguille trottait dans un mouvement hésitant et un incroyable réseau de veines noires ressortait à partir du cadran. Il paraissait greffé à sa peau.
Zélie n'y fit pas plus attention que cela car elle entendit un bruit dehors. A peine eut-elle poussé la lourde porte que la planche s'effondra en sortant de son cadre, libérée de ses gonds.
Une drôle de créature, encore plus étrange que Titou, s'agitait à l'extérieur. On aurait dit une femme à moitié lapin, son pelage était d'un bleu lavande zébré de rose. De sa longue crinière fauve émergeait une paire d'oreilles percées de multiples breloques en tous genres, à son cou pendait un énorme collier tissé de perles. Enfin, ses pattes arboraient de nombreux bracelets et bagues, le tout produisait une cacophonie assourdissante à chaque mouvement de sa part.
Quand ses yeux mauves se posèrent sur Zélie, elle fit un bond de presque deux mètres de haut.
— Enfin ! Te voilà mon chou ! Titou m'a dit que tu étais vraiment en retard, je me devais d'intervenir.
Son regard perçant la scruta quelques instants.
— Montre-moi ton bras, ordonna-t-elle.
Légèrement intimidée, Zélie ne discuta pas et tendit son poignet meurtri.
— Ah, malheureuse ! C'est ce qui arrive quand on est en retard, le temps te punit. Désormais c'est toi qui va devoir lui courir après et pas l'inverse, tu dois le rattraper et je suis là pour t'y aider.
Décidément, qu'avaient-ils tous à s'exprimer en énigmes. Tout n'était que flou dans les pensées de Zélie, si bien que la seule question qu'elle parvint à formuler fut des plus banales :
— Comment t'appelles-tu ? Et qu'es-tu ?
— Titou m'avait prévenu que tu allais poser des questions, mais pas de temps à perdre, j'y répondrai en chemin, je dois te mener à bon port. Je ne te lâcherai pas d'une semelle.
— Mais où ? Quelqu'un veut-il bien m'expliquer ce qui se passe ? s'écria la pauvre fille complètement perdue.
— Chut, chut, articula la lapine en posant une patte sur ses lèvres, tout va bien se passer. Il faut juste que tu me suives et j'essaierai de te répondre au mieux.
A contrecœur, les pieds nus de Zélie se mirent en marche à grandes enjambées pour suivre les bonds de sa guide.
— Je suis Suzanne, une assistante de vie, et là je dois juste te sortir de ce mauvais pas, et où va-t-on, bonne question, je ne sais pas vraiment, disons juste que je dois te sortir de la brume de l'inconscience.
Lorsque la lapine prononça ce dernier mot de sa voix calme, un cadenas se débloqua dans l'esprit de Zélie. Ainsi, cet endroit ne serait pas la réalité mais une sorte de rêve. Si cela se révélait vrai, les nombreux phénomènes étranges auxquels la jeune fille assistait depuis un certain temps prenaient tout leur sens. Dans ce cas-là, tout allait pour le mieux se dit-elle, elle ne tarderait pas à se faire réveiller par la sonnerie terriblement désagréable de son réveil. Elle reprendrait sa vie, sûrement sans aucun souvenir de ce rêve étrange.
Ses pieds meurtris par la marche sans protection, bien qu'elle se déplaça exclusivement sur de l'herbe depuis le début de son périple, s'arrêtèrent laissant Suzanne gambader seule.
Celle-ci avança encore de quelques mètres avant de voir que Zélie ne suivait plus. Le son en fond avait repris de plus belle.
— Que fais-tu ? Il faut que tu me suives sinon nous n'arriverons jamais à temps et il te rattrapera, dit-elle d'un ton autoritaire.
— Je suis en train de rêver, je n'ai aucune obligation et puis j'ai mal aux pieds.
La face de la lapine devint blême, l'inquiétude déformait ses traits.
— S'il te plaît Zélie, priait-elle, il faut que tu viennes.
— Laisse-moi, ordonna-t-elle sèchement.
Cette créature onirique ne voulait donc pas la laisser dormir tranquillement !
Lentement, Suzanne semblait s'éloigner d'elle comme poussée par une force invisible, pourtant ses puissantes pattes tentaient de s'accrocher au sol et de résister, cela n'y faisait rien.
La dernière image que Zélie garda d'elle fut plus que perturbante ses yeux mauves étaient tellement remplis de larmes qu'ils avaient tournés au violet foncé et un murmure de désespoir retentit.
— Non, tu ne devais pas nous laisser là Zélie, ce n'était pas ton tour.
Encore une fois, elle se retrouva seule dans la prairie qui s'était considérablement obscurcie avec le son infernal qui ne semblait pas vouloir cesser. Elle remarquait d'ailleurs qu'il se répétait de plus en plus vite. Les veines noires de son bras s'étendaient plus chaque seconde. « Quel affreux cauchemar ». La montre faisait désormais partie d'elle, l'aiguille des minutes avançait lentement mais sûrement vers la ligne rouge et la trotteuse des secondes parcourait inlassablement le cadran.
Elle n'avait jamais rêvé de manière aussi lucide, pensa la jeune fille. C'est tout naturellement qu'elle se réveillerait quand la ligne rouge serait atteinte. Le son était désormais si rapide qu'il paraissait être un sifflement continu et strident. C'était si désagréable que Zélie dut se boucher les oreilles, perdant ainsi de vue la montre.
Il faisait presque nuit noire maintenant. Elle n'en pouvait plus, il fallait que cela finisse, définitivement c'était plutôt un cauchemar. Elle détacha lentement sa main pour regarder une dernière fois le temps qui s'écoulait. Son bras entier avait pris la teinte violacée presque noire des veines de la montre. Il restait dix petites secondes. L'ultime passa et ce fut le silence. Tout autour d'elle se désagrégea. Chaque minuscule parcelle de noir laissait apparaître les contours d'une pièce. Un sentiment de sérénité et de plénitude s'empara d'elle, cela faisait du bien d'entendre ce silence extrême après un temps indéfini à écouter un sifflement aigu. Elle ne se réveillait toujours pas, mais cela ne semblait plus la déranger. Tout son environnement s'effaça.
Elle se retrouva dans une chambre, une chambre d'hôpital. Surplombant un lit avec un patient. Pas n'importe quel patient, c'était elle dans le lit. Reliée de tous les côtés par des tubes à d'innombrables machines qui la maintenaient en vie. Que faisait-elle là ?
BOUM, la voiture, oui c'était cela.
Quatre personnes se tenaient debout non loin du lit, un médecin en blouse immaculée regardait attentivement les constantes vitales qui ne cessaient de baisser. Son père se recroquevillait sur lui-même dans un coin, il ne supportait pas la scène. Son minuscule frère avait les yeux remplis de larmes bien qu'il ne comprenne pas vraiment la situation, il serrait contre lui une peluche coiffée d'un long bonnet de nuit qui lui servait à essuyer l'eau salée qui roulait sur ses joues. Enfin, sa mère dont les cheveux partaient en cascade enflammée le long de ses épaules, avait l'air presque normal. Elle ne portait pas moins de bijoux ni de breloques que d'habitude, seul son visage était fermé et son regard rivé sur l'horloge fixée au-dessus du lit.
Zélie jeta un dernier coup d'œil aux courbes, elles étaient presque des lignes droites, il était trop tard...
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