IV. II

Les passagers étaient peu nombreux et le wagon était calme. On n'entendait que les vibrations incessantes du train et le crissement des roues contre les rails, vacarme si habituel qu'il en devient imperceptible.

Le trajet dura quelques dizaines de minutes, qui semblèrent comme un instant pour Simon. A la station Saint-Michel-Notre-Dame, il remonta sur le pavé des rues parisiennes. La même odeur moite émanant des trottoirs l'accueillit à la surface. La Seine, criblée de millions de gouttelettes sur sa surface lisse et calme, s'écoulait tristement entre les quais de Seine et l'île de la Cité. De l'autre côté du fleuve, la cathédrale sans toit offrait à la vue de tous son aspect esseulé.

« Si même Notre-Dame est ainsi, à présent, c'est bien que tout passe, marmonna-t-il. Elle était vieille, mais il a suffi de peu. Comme quoi, il faut être fou pour s'acharner face aux ravages du temps et des accidents de la vie. »

Il admira durant quelques minutes les pierres noircies des murs froids et solitaires, comme la preuve même qu'il avait fait le bon choix, lui qui ne s'attardait pas sur un passé révolu dans lequel il ne pouvait ni ne voulait revenir ; Dès le début, il ne s'était fait aucune illusion sur le caractère transitoire de ses choix.

Après ces quelques rêveries, il reprit sa marche. Il n'avait aucun but précis et marchait au hasard des boulevards et des allées. Au pied des immeubles s'alignaient les boutiques où rentraient et sortaient les passants ; partout régnait la vie et l'agitation. Une vie morne, certes, sous le ciel grisâtre, mais qui se manifestait avec non moins d'intensité que durant les beaux jours.

Inconsciemment, Simon s'éloignait du Lupin, où Annie devait sans doute se trouver depuis peu, après la fin de ses cours. Il ne voulait pas revoir ce comptoir qui lui était devenu familier, et encore moins le visage toujours joyeux d'Annie. Sans doute cette habituelle jovialité l'aurait détourné de ce qu'il désirait accomplir. Aussi s'était-il résolu à ne pas y retourner ce jour-là.

Il se promena longtemps ainsi. Peut-être une heure, peut-être deux, peut-être plus. Il traversa des arrondissements, en contourna d'autres, revint en des lieux déjà visités et ne s'attarda nulle part. La pluie ne cessa pas et continua à l'envelopper et à le pénétrer, jusqu'à le tremper complètement. Insouciant, il ne sentait pas cette humidité, comme si la contingence échappait désormais complètement à sa perception.

Soudain, Simon s'arrêta et rentra dans le restaurant le plus proche. Il ne ressentait pas la faim le tirailler, mais il désirait prendre un dernier repas. Il commanda le premier plat inscrit sur le menu, qu'il mangea dans le mutisme le plus complet. Puis, sans même regarder l'addition, il partit en déposant tout l'argent que contenait son portefeuille.

Il reprit sa route, taciturne comme il ne l'avait plus été depuis bien longtemps. Une mélancolie oubliée l'envahissait. Seule demeurait, toujours aussi vive, sa détermination pour les instants à venir.

Après avoir erré quelques minutes, il sentit que le moment était venu. Désirant ne plus faire trainer les choses, il pénétra dans la station de métro la plus proche.

L'heure de sortie des bureaux avait sans doute débuté, à en juger par l'affluence croissante des travailleurs sur les quais. Simon vint prendre place parmi tous les voyageurs attendant le train suivant.

Pris de curiosité, il ne put s'empêcher de dévisager ceux qui l'entouraient.

A sa droite se tenait un homme d'une quarantaine d'années, arborant les mains usées du travailleur manuel ; de son corps tout entier se dégageait une fatigue physique, comme si ses os et ses muscles avaient accumulé le poids de plusieurs années de charges. A sa gauche, un autre quarantenaire, dont le col blanc et les mains vierges ne laissaient que peu de doute quant à la nature de sa profession ; il ne semblait pas avoir usé ses membres par le travail manuel, mais son regard vide trahissait un épuisement non moins lourd.

Tout autour de lui, chacun, homme ou femme, laissait involontairement paraitre dans son expression une grande lassitude du quotidien, voire de la vie entière, comme si tous se laissaient porter par l'absurdité de la vie, sans remettre en question leurs habitudes ou leurs préjugés.

Tout cela semblait plus clair que jamais pour Simon, non pas comme une possibilité, mais comme une certitude. Tous ceux qui l'entouraient étaient des jouets de leurs propres vies, poussés par des aspirations qui ne leur étaient pas propres ; des marionnettes, en somme, aux mains d'un destin aveugle et désincarné.

Cette vue retira à Simon la plupart des regrets qu'il entretenait. Il allait quitter cette société à laquelle plus rien ne le rattachait. Seule l'image d'Annie eut pu le retenir à cet instant. Cependant, il s'en détournait de toutes ses forces ; l'acharnement à vivre lui aurait sans doute causé bien du malheur, bien plus que sa disparition.

Venant des profondeurs du tunnel et résonnant contre les murs suintant d'une humidité froide, le lourd fracas du métro en approche se fit entendre. Bien vite, la rame fit apparaitre sa silhouette pesante.

Simon se rapprocha du bord. Enfin, sous les yeux ternes de la foule, il prit sa dernière décision.

Il se laissa tomber.

Le cri de terreur d'une vieille dame, tel fut le dernier bruit qui parvint à ses oreilles.

Un choc. Un craquement violent. Un épais voile noir qui recouvrit brièvement ses yeux. Et puis plus rien.

Seule restait la masse horrifiée devant ce corps inerte projeté avec une violence inouïe comme un vulgaire pantin. Certains reculèrent, d'autres ne purent bouger d'un centimètre. Par-dessus tout, nul n'aurait pu croire à une telle violence.

Des cris emplirent la station, et un mouvement de panique émergea, très vite arrêté par les soins des agents de sécurité.

Lorsque les secours arrivèrent, ils ne purent que faire face à la dépouille démembrée du défunt. Ce dernier avait probablement trépassé dès l'instant du choc.

Simon n'était plus.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top