III. II
Il se présenta à dix-huit heures précises au Lupin. Annie était déjà arrivée depuis peu de temps et l'accueillit avec un sourire radieux. Elle semblait sincèrement heureuse de le retrouver.
Il n'avait pas plus tôt franchi la porte qu'il l'aperçut et prit place devant le comptoir, face à elle.
« Bonjour, lança-t-elle joyeusement, comment vas-tu ?
-Excellemment bien, répondit-il sur le même ton. »
Ils échangèrent ainsi quelques banalités sous l'œil débonnaire du patron, simples formules d'usage pour ne pas rentrer directement dans les profondeurs de l'échange. Bien vite, cependant, un sujet amenant l'autre, ils commencèrent à parler plus sérieusement, non pas comme de vieux barbons, mais comme deux amis se connaissant depuis toujours.
Ils se parlaient d'eux, de leur vie, de leur pensée, comme s'il n'existait aucune barrière entre eux. Ils étaient naturels, tout simplement. Ils osaient tout se demander et n'avaient aucune honte à répondre. Une seule chose entravait Simon : sa dette. Il n'y avait aucune cautèle dans cette dissimulation, seulement une peur de la réaction de son amie. Il sentait, au fond de lui, qu'il pouvait tout faire, tout dire, tout partager avec Annie, à part sur ce sujet. Le moindre mot dessus, pensait-il, serait une catastrophe. Il tenait à vivre joyeusement les jours qui allaient suivre et à ne laisser aucune crainte les assombrir. Si elle l'apprenait, sans doute deviendrait-elle gênée à la moindre évocation de l'argent ; la moindre dépense la troublerait alors et adieu la joie naturelle qui brûlait en ses yeux lorsqu'elle admirait extatiquement la pièce de théâtre.
« Dis-moi, Annie, demanda Simon, qu'as-tu pensé de notre sortie d'hier ?
-Oh, c'était fantastique, superbe, magnifique, répondit-elle spontanément. J'ai rarement vu d'aussi belles choses. J'aimerais tant pouvoir assister plus souvent à ce genre de représentations.
-Vraiment ? »
L'enthousiasme d'Annie comblait Simon, et une seule volonté lui vint à l'esprit : réitérer ce qui avait tant plus.
« Dans ce cas, dit-il, accepterais-tu de faire une nouvelle sortie avec moi ?
-Oh oui, oh oui, avec plaisir.
-Très bien, mais attention : cette fois, nous n'irons pas à la Comédie française.
-Pourquoi ?
-Mais parce qu'il faut varier les plaisirs, pardi !
-Où irons-nous, dans ce cas ?
-Je n'en ai absolument aucune idée.
-Inviter quelqu'un sans savoir où, voilà qui est original...
-Ce n'est pas grave. Nous sommes à Paris, après tout ; il faut être aveugle pour ne pas rencontrer cent occasions. Cafés, cinémas, théâtres, salles de concert, opéras, nous n'avons que l'embarras du choix. Le plus dur n'est pas de trouver, mais de se décider, et pour ça, j'ai toute la semaine. Alors, c'est d'accord ?
-C'est d'accord, répondit-elle avec son entrain habituel.
-Voilà une réponse qui me réjouit. Je vais me mettre de ce pas en recherche de quelque chose qui te fera plaisir.
-Tu me préviendras quand tu auras trouvé ? »
Une pointe d'excitation et de curiosité s'était glissée dans la voix d'Annie.
« Eh bien... »
Simon laissa retomber sa phrase quelques instants pour taquiner Annie. Il sourit en regardant son visage impatient, puis il reprit, lentement, doucement, presque en chuchotant :
« Ce sera une surprise. Rien ne gâche tant une surprise que sa révélation.
-Oh, tu es méchant.
-Oui. Mais je te promets solennellement que tu ne seras pas déçue quand viendra le soir promis. »
Annie ne sut pas quoi répondre, et le silence s'installa entre les deux, à peine brisé par les éclats de voix des habitués de la maison qui commençaient à se réunir. Et comme si l'agitation devait inéluctablement remplacer ce calme timide, ils se regardèrent l'un l'autre, sans prononcer un seul mot.
Maintenant qu'il ne savait plus quoi dire et que seuls ses yeux communiquaient avec Annie, Simon percevait de nouvelles subtilités que la parole ne lui avait pas encore révélées et qu'il n'aurait pas su décrire précisément. Dans les yeux bleus profonds de son amie, il percevait quelque chose qu'il n'avait ressenti chez aucune femme et qui l'encourageait plus encore à la rendre heureuse.
Après quelques secondes enfin, Simon se leva et sortit de son mutisme.
« Eh bien, puisque c'est entendu, je ne peux pas rester ici. Il faut que je me mette en recherche ; hors de question de te décevoir ni te t'offrir quelque chose de vulgaire. Notre sortie doit être magnifique, bien plus que celle de la semaine dernière. Sur ce, je te souhaite une bonne soirée. »
Il se dirigea vers la porte puis, après avoir jeté sur la clientèle assemblée un regard où l'on pouvait lire son humeur badine, il s'engagea dans la rue de Broglie. Annie lui fit un dernier signe de salutation, un peu triste de le voir s'en aller si tôt, puis s'en retourna à d'autres tâches.
En son for intérieur, elle s'agitait ; à cause du mystère que Simon avait voulu entretenir, des sentiments multiples se manifestaient, vifs et pleins d'ardeur : la curiosité, l'excitation, et l'impatience surtout, une impatience folle de jeune fille que rien n'eut su ni refréner ni modérer. Pourquoi tenait-il tant à entretenir cette cachotterie ?
Plus elle y pensait, plus Annie se sentait intriguée par cet homme étrange, dont le comportement inhabituel différait de tout ce qu'elle avait pu voir auparavant. Il était arrivé au Lupin un beau jour et avait brusquement pris place dans sa vie ; et pourtant, malgré la soudaineté éclatante de son apparition, tout ce qu'il avait fait avait semblé si naturel qu'elle ne s'était pas interrogée sur cet étrange personnage qui, jour après jour, chamboulait tout. Il lui avait fait connaitre la joie d'un repas partagé avec un ami, la magnificence du plus grand théâtre de Paris, et tant de choses que, deux semaines auparavant, elle n'aurait jamais imaginées connaitre.
Quelle étrange Providence avait pu placer sur sa route ? Par quel curieux destin avait-elle rencontré cet homme si singulier, venu de nulle part comme une divinité protectrice et qui manifestait à son égard des soins infinis.
Annie se remémora le premier échange qu'ils avaient eu. Comment eut-elle pu alors imaginer tout ce qui en découlerait ? Et pourtant, il promettait mieux encore que ce qu'il lui avait déjà offert, avec une certitude que nul n'aurait pu remettre en cause. L'impatience grandit encore dans ce cœur de jeune fille qui découvrait d'un œil complètement nouveau l'effervescence de la vie parisienne.
Elle était perdue dans ses pensées et rêvait innocemment, oubliant les clients autour d'elle. Elle resta ainsi quelques dizaines de secondes, les yeux pointés au loin, vers quelque objet sacré et invisible que seule elle semblait percevoir, oubliant ce qui se passait autour d'elle. Mais au bout d'un temps, la main de son patron la sortit de sa méditation, et l'œil inquisiteur qu'il posait sur elle lui fit prestement reprendre son travail.
Et le reste de la soirée s'écoula sans incident notable.
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