III. I
Le lendemain de cette nuit d'exaltation, Simon se leva plus heureux qu'il ne l'avait jamais été. Il avait en tête chaque instant, chaque soupir, chaque lumière et tout cela palpitait encore en lui. Il ouvrit les yeux, mais ce ne furent pas les lueurs de l'aube qui emplirent sa rétine ; il ne voyait qu'Annie. Son image s'était gravée en lui et il ne pouvait en détourner sa pensée.
Ce fut à elle que s'adressèrent ses premiers mots de la journée, quelques murmures fragiles qui s'échappaient à peine de sa bouche.
« Elle semblait si heureuse, hier. Son rire, ses yeux clairs, la lumière qui passait sur son visage lorsqu'elle souriait, tout la rendait si belle. Après avoir vu ça, on ne peut que tout donner pour protéger et faire grandir cette douce fleur. O pétales, montrez-moi votre éclat tant que je vivrai ! »
Comme si Dieu avait reçu sa promesse, une brise entra par la fenêtre laissée entrouverte et souleva le rideau de toile légère ; un rayon de soleil passa et vint se poser sur le visage de Simon. Un sourire naquit sur son visage.
Son appartement, morne et froid quelques jours plus tôt, à présent palpitait de vie. Depuis le buffet, la vaisselle jetait aux murs de légers éclats qui s'égayaient dans une danse sans fin. Même les poussières volantes jouaient sous la lumière, trop heureuses pour s'arrêter dans leurs ébats. Rien n'aurait pu troubler cette tranquille effervescence.
Simon s'assit, tout simplement, sur une chaise de son salon, et contempla ce qui était chez lui. Il regarda chaque mur, chaque meuble, chaque recoin, longuement, comme pour en saisir tous les détails.
« Que c'est beau, ici, mais que c'est grand. De nous deux, ce n'est pas Annie qui méritait la mansarde étriquée. La vie est-elle injuste à ce point ? »
Tout ce qu'il voyait autour de lui, chaque image, chaque son, chaque odeur, il redécouvrait tout sous un jour nouveau. Son domicile, qui n'avait été au mieux pour lui qu'un antre sans chaleur depuis toujours, révélait à présent une joie accueillante. Les choses les plus simples lui parurent plus magnifiques qu'elles ne l'avaient jamais été ; ou plutôt révélaient-elles une beauté que Simon n'avait jamais su voir. Guéri de la cécité de son esprit, il percevait partout un motif de bonheur.
Voyant son paquet de cigarettes trainer sur la table, il en alluma une qu'il commença à fumer sur le bord de la fenêtre, tout en contemplant la rue au pied de son immeuble.
Quelle fascination... Tant d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, tous aussi petits, plusieurs étages en-dessous, tous aussi indiscernables et tous aussi insignifiants, comme des centaines de fourmis, affairées à quelque tâche étrange et inconnue. Et au milieu de cette agitation informe, nul moyen de s'assurer de la présence d'une personne, même une seule, animée de grands objectifs ou de nobles sentiments.
Vue de haut, la masse des individus présentait d'amusants traits, des caractères ridicules qu'elle ne discernait pas elle-même, mais que Simon observait gaiement.
« Tiens, les jeunes gens et la fierté qu'ils tirent de leur manque de goût vestimentaire. Et ces hommes, quelle ardeur mettent-ils à paraitre affairés, sans doute pour rien... Et ce vieillard, est-il donc si faible, à étaler ainsi sa fragilité aux yeux de tous ? Cette démarche lente, ce dos courbé, cet appui excessif sur sa canne de bois verni... S'il était aussi sénile qu'il désire le montrer, sans doute préfèrerait-il la prudence à sa morbide exhibition. »
Simon n'avait jamais vu tout cela auparavant ; lui-même s'était toujours évertué inconsciemment à poser sur chaque chose un regard sans joie, sans fierté, sans vie, un regard vide de tout. Mais, guéri de la cécité de son esprit, il tirait un certain plaisir à contempler ce qu'il n'était plus. L'angoisse extrême des premiers temps s'était dissipée : il n'était plus perdu dans une masse dont il ne parvenait pas à s'extirper, mais au-dessus de tous, comme assis sur un trône invisible qui s'élevait loin au-delà de la vulgarité.
A vrai dire, en chaque passant, Simon se reconnaissait ; chacun lui rappelait une partie de lui, de ce qu'il avait été, ou de ce qu'il aurait dû être s'il n'avait pas changé sa vie. Oui, il avait été bien ridicule, et il serait devenu d'autant plus pathétique s'il avait vieilli dans sa médiocrité. Il éprouvait un amusement indulgent à l'égard de ses erreurs passées, teintées cependant de la honte d'avoir perdu ses jeunes années.
Mais il était trop tard pour se lamenter ; on ne change pas ce qui est déjà définitivement accompli. Il ne lui restait plus qu'à profiter pleinement du peu de temps qui lui restait à vivre. Pour cela, il était décidé à combler Annie de tout ce qu'il pouvait lui offrir.
Dans son amie, il voyait aussi une image de lui-même, mais bien différente et distincte de celle qu'eut pu renvoyer la masse de passants : en Annie, il distinguait ce qu'il n'avait jamais été et qu'il eut voulu être. Le courage, la joie de vivre, le goût des belles choses, tout ce qu'il n'avait jamais eu, elle l'avait, et pour cela, il l'admirait. Il voulait se rapprocher d'elle, contempler son élégance simple et la délicatesse qu'elle mettait en chacun de ses actes. Elle était l'incarnation de la vertu qu'il voulait faire sienne.
Simon pensa ainsi durant de longues minutes, et la cigarette qu'il tenait entre ses doigts acheva de se consumer. Il en écrasa les cendres encore chaudes sur le rebord puis ferma la fenêtre. L'heure avançait, et il désirait profiter de la journée. Mais surtout, il brûlait surtout de revoir Annie. Il enfila sa veste et sortit.
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