II.IV
Comme promis, Simon revint à dix-huit heures, habillé d'un costume bleu marine assorti d'une chemise blanche sans cravate. Annie l'attendait. Elle quitta aussitôt son tablier et, après avoir salué le propriétaire, elle rejoignit celui qui l'avait invitée.
Les deux partirent d'un bon pas et marchaient joyeusement l'un à côté de l'autre. Cette fois, ils n'empruntèrent pas le métro ; ils firent tout le chemin à pied. Une quinzaine de minutes plus tard, ils parvinrent devant un bâtiment monumental au pied duquel courait une allée aux multiples colonnades. Non loin se tenait le Louvre, tandis que, au bout de l'avenue de l'Opéra, le palais Garnier montrait son dôme et sa riche façade.
« Nous sommes arrivés, lança Simon. Voici la Comédie-Française. Ils jouent du Victor Hugo, ce soir ; Lucrèce Borgia, si mes souvenirs sont bons.
-La représentation commence à quelle heure ?
-Vingt heures, je crois. Oui, c'est bien ça, la pièce commence à vingt heures.
-Mais il n'est même pas dix-huit heures trente. On ne sera pas trop en avance ?
-Bien sûr que non. Nous n'allons pas pénétrer là-dedans le ventre vide, tout de même... Venez donc, je vous invite. »
Disant cela, il lui prit spontanément la main et la conduisit dans un restaurant tout proche où une place leur fut vite donnée.
« Et au fait, rajouta-t-il d'une voix guillerette, je sais que nous ne nous sommes pas rencontrés il y a longtemps, mais accepteriez-vous que nous nous tutoyions ? Comme ça, nous pourrons vraiment nous considérer comme amis.
-Pourquoi pas ? Tutoyons-nous, c'est une bonne idée, répondit-elle.
-Magnifique ! Tu me fais vraiment plaisir, Annie. »
Alors qu'ils parlaient ainsi, un serveur leur apporta la carte. Lorsqu'Annie l'ouvrit, elle écarquilla les yeux.
« Mais enfin, je ne peux pas commander quelque chose d'aussi cher.
-Ne t'en fais pas, c'est moi qui paie.
-Mais je ne peux pas vous...
-Tatatata ! l'interrompit-il. Tutoiement, Annie, tutoiement.
-Je ne peux pas te faire payer ça. Tu m'invites déjà au théâtre le plus prestigieux de France.
-Ça me fait plaisir.
-Mais je ne voudrais pas abuser, rajouta-t-elle timidement.
-Je te répète que ce soir, l'argent est le dernier des problèmes. Si j'avais voulu une soirée bon marché nous aurions mangé un bête sandwich sur le rebord d'une fontaine avant d'aller au cinéma voir le dernier film à la mode. Tu m'as ému, hier, alors je veux te faire goûter au luxe, au moins une fois dans ta vie. D'ailleurs, c'est aussi une première pour moi. Avant aujourd'hui, je n'ai jamais prêté attention à ce genre de distractions, alors penses-tu que je suis content ! Et le plaisir n'en est que doublé puisque je suis en bonne compagnie. »
Il parlait toujours avec le même ton jovial qui plaisait à Annie. Cette dernière, malgré la gêne de se retrouver d'un seul coup projetée au milieu de si soudaines dépenses d'argent, se prêta bien vite à la réjouissance.
La soirée passa comme un rêve. Après avoir réglé l'addition, les deux amis se rendirent au théâtre, où Simon avait réservé des places au premier balcon. Ni l'un ni l'autre n'avaient jamais assisté à une représentation par des acteurs professionnels, à part une fois où, dans le cadre scolaire, Annie avait vu La Cantatrice chauve, par une petite troupe qui ne jouait que ça. Autrement, ce n'étaient que les ordinaires classiques présentés par des élèves de leur ancienne école le dernier jour de l'année.
Mais rien de ce qu'ils avaient pu voir d'Ionesco, de Molière ou d'autres n'aurait pu égaler ce qui se déroulait sous leurs yeux. C'était une grandeur, un faste sans pareil, à la fois digne de Victor Hugo et de la magnificence insolente des Borgia. Il n'y avait plus ni spectateurs, ni scène, ni acteurs, mais une place, un balcon de marbre, un palais d'or et de pierre blanche où se jouait la tragédie. Et rien ne paraissait à la fois si extraordinaire et si naturel que cette histoire si intense. Durant l'espace d'à peine deux heures, ce fut le monde entier qui disparut, sans laisser aucun souvenir ni aucune trace de son existence.
Les deux étaient absorbés par ce qui se passait devant leurs yeux. Simon vit même Annie verser une larme lors de la scène finale, et lui-même n'était pas insensible au spectacle. Ils étaient les personnages, vivaient à travers leur vie, voyaient par leurs yeux et souffraient de leur douleur. Ils ne perdirent pas leur attention une seule seconde jusqu'au dénouement final, quand la mort emporta ses dernières victimes et que l'univers s'estompa et disparut définitivement.
Enfin, les chandelles révélèrent à nouveau l'éclat des dorures de la salle, invitant les spectateurs à partir. Simon et Annie se regardèrent, et ils se sourirent mutuellement. Ils avaient apprécié chaque instant, depuis les coups de bâton sur le plancher de la scène jusqu'à l'abaissement final du rideau.
Sous les yeux complaisants des angelots veillant sur les escaliers, ils se racontèrent leurs impressions. Ce qui était pour eux deux une première expérience leur laissait un souvenir magnifique.
Dehors, l'obscurité avait envahi le ciel. La foule des promeneurs du soir s'agitait le long des avenues. Ils furent surpris qu'il existât une vie hors de ce qu'ils avaient vécu. Le rêve du soir touchait à sa fin. Ils comprirent que le temps était venu de rentrer, chacun de leur côté.
Ne pouvant se résoudre à se séparer d'Annie si tôt, Simon insista pour la raccompagner chez elle.
Ils marchèrent ensemble jusqu'au métro, sans prêter attention aux passants qui déambulaient en tous sens, tant la joie du spectacle était encore vivace.
Après une vingtaine de minutes de trajet, ils ressortirent. La rue où habitait Annie ne présentait rien de la richesse du quartier du Louvre. Ici, l'histoire ne se montrait pas à chaque tournant, à chaque immeuble. Les avenues étaient larges, mais les façades ne possédaient pas le charme des boulevards haussmanniens. Quant aux habitants, aucun d'entre eux ne montrait un quelconque signe de fierté.
Annie vivait au dernier étage, dans une chambre minuscule dont l'aspect émouvait Simon. Il eut peine à croire qu'elle parvenait à se contenter joyeusement d'un tel réduit depuis presque trois ans. Plus encore que la veille, il ressentit le désir d'offrir à Annie ce qu'elle n'avait jamais eue et que son âme magnifique méritait amplement.
Tout en lui faisant la bise et en lui souhaitant une bonne nuit, il réfléchissait au moyen de combler ce sourire que le destin avait placé sur sa route. La question l'obséda jusqu'à ce qu'il fut rentré chez lui.
Depuis les quartiers périphériques de la capitale jusque dans son appartement de la banlieue proche, Simon dut prendre de nombreuses correspondances et ne parvint à destination que tard dans la nuit.
Il se jeta aussitôt sur son lit et, de bonheur, il soupira :
« Quelle soirée magnifique ! Quel faste ! Que ne m'a-t-on pas dit plus tôt qu'il existait une telle vie à la portée de n'importe qui désirant la saisir. Mieux vaut tard que jamais ; quand je pense que j'aurais pu mourir dans mon ignorance. C'en est presque criminel. Et dire qu'Annie était naturellement faite pour tout cela mais qu'elle n'a jamais pu en profiter. Quelle injustice ! Réparons tout ça au plus tôt. Je veux tout faire pour son sourire. Je veux rester auprès d'elle jusqu'à la fin, qu'elle soit toujours plus heureuse et qu'elle me montre le chemin vers l'aristocratie. »
Et Simons'endormit du sommeil des bienheureux.
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