I. V

Plus il y réfléchissait et plus la frontière entre l'aveugle et le voyant se révélait mince. Cependant, un facteur commun se distinguait, clair, net, précis : en toute circonstance, l'aristocrate moral sait où il va. Son chemin est éclairé par une lumière minuscule mais puissante qui illumine son intelligence et sa volonté. Même pour un acte similaire, la supériorité de ce dernier se révèle pleinement, car il sait ce qu'il fait et pourquoi il le fait ; il connait les limites à ne pas franchir et celles à dépasser ; il ne subit pas passivement sa vie mais il la conduit comme il l'entend.

Plus ce tableau se précisait en son esprit, plus Simon ressentait le besoin de devenir lui aussi un aristocrate. « Aristocrate » ; le mot lui plaisait bien. Le terme portait en lui tout un idéal, non pas fait d'arrogance pour les petites gens, mais de grandeur et de magnificence.

Cependant, malgré ses réflexions, Simon n'entrevoyait toujours pas le début de sa propre route vers l'aristocratie. Le temps avait effacé les sentiers de grandeur qui s'étaient offerts à lui dans sa jeunesse. Seule restait encore le chemin pauvre et poussiéreux sur lequel il se trouvait. Une seule solution lui vint à l'esprit : il s'aventurerait seul, hors de toute route, s'éloignant toujours plus, et créerait sa propre voie à la moindre opportunité.

Mais il ne se risquerait pas inconsciemment en de telles incertitudes. Il devait d'abord prévoir une foule de menus détails pour s'assurer un nouveau départ pleinement satisfaisant.

Rempli d'une motivation qu'il n'avait jamais connue, il se mit à la tâche. Il ouvrit un cahier vierge qu'il couvrit de notes, de prévisions, de rappels et de chiffres. Jamais il n'avait travaillé avec autant d'entrain ni avec autant d'ardeur. Sa main courait inlassablement de page en page, écrivant sans relâche les aspects toujours nouveaux qui parvenaient à son cerveau en ébullition.

Lorsqu'il reposa son stylo, fier du travail effectué, la lumière du jour inondait sa chambre ; non pas la lumière rougeâtre et mélancolique du soir, mais celle claire et pleine de vivacité du matin. La nuit avait passé sans qu'il ne s'en soit rendu compte.

Au lieu de se préparer à une nouvelle journée d'angoisse et de travail ingrat, il demeura assis devant son bureau et rédigea sa lettre de démission. Puis il sortit pour accomplir quelques-unes des missions qu'il s'était donné pendant la nuit.

Tout d'abord, il prit rendez-vous avec son banquier afin de contracter un emprunt. Ce furent ensuite toutes ses connaissances, parents, cousins proches, anciens amis, qui reçurent sa visite. A eux aussi, Simon demanda de l'argent, prétextant diverses excuses : achat d'une nouvelle voiture, travaux de rénovation de son appartement ou toute histoire suffisamment plausible qui lui passait par la tête.

La plupart, l'ayant toujours connu honnête et bon payeur, accédèrent de bonne grâce à sa demande, lui fournissant qui un chèque de deux cents euros, qui un simple billet de cinquante. L'un deux, plus confiant, plus généreux et sans doute plus riche que les autres, lui accorda même trois mille euros.

Lorsque Simon, ayant fait le tour de ses créditeurs potentiels, retourna chez lui, la journée était déjà bien avancée. Malgré sa nuit blanche, il ne ressentait aucune fatigue.

A peine rentré, il rouvrit son cahier et fit le compte de ce que ses emprunts lui avaient rapporté. Au total, il avait rencontré durant cette journée une douzaine de personnes et récolté six-mille-deux-cents-cinquante euros, en excluant la banque. Toutefois, il n'espérait pas grand-chose de ce côté-là. L'établissement apprendrait sans aucun doute sa démission avant la fin de la procédure et refuserait sa demande par souci de sureté du remboursement, ou bien ne lui accorderait qu'une faible somme. En ajoutant ce gain à son épargne et à quelques menues ressources supplémentaires, il arrivait finalement à vingt-huit-mille-quatre-cent-trente-deux euros. La somme dépassait légèrement ses espérances.

La somme qu'il avait à sa disposition, malgré sa relative importance, ne pouvait pas lui permettre de mener une existence de prince durant des années. Tout au plus pouvait-il se permettre un certain faste durant quelques semaines. La durée prévue était courte, mais cela lui importait peu : il préférait vivre magnifiquement durant peu de temps, même quelques heures, plutôt que de redevenir misérable pour le restant de ses jours.

Le soir vint. Le soleil se couchait sur la première journée de liberté de Simon.

Il se frotta les yeux. Ses paupières étaient pesantes et se refermaient sans cesse, malgré ses efforts pour les maintenir ouvertes. Il ressentait d'un seul coup l'effet de deux jours consécutifs sans repos. Enfin, n'y tenant plus, il se coucha et s'abandonna au sommeil.


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