I. IV

Simon fut réveillé par le soleil qui lui caressait timidement la joue de ses frais rayons. Il portait encore ses habits de la veille.

Revigoré, mais ayant tout perdu de l'entrain de la veille, il se prépara et partit sans joie, d'un pas presque contraint. Le trajet comme le travail étaient pour lui encore pires que la veille. A onze heures, il n'y tint plus : un profond malaise, autant physique que moral, s'empara de lui.

Cela ne vint pas soudainement, sans prévenir, mais couvait depuis la veille, montant progressivement jusqu'à l'éruption. Il ne put rien faire d'autre que de se précipiter jusqu'aux toilettes de l'étage, où il s'agenouilla devant la cuvette et vomit longtemps, encore et encore, sans pouvoir s'arrêter, comme s'il était pris d'une maladie grave ou qu'il avait subi un dur traumatisme. L'odeur acide qui montait du trou où s'étalait sa bile le rendait encore plus malade.

Enfin, le vomissement cessa. Simon s'effondra et resta accroupi contre le mur, la tête entre les mains. Derrière la tête, ses collègues inquiets s'enquerraient de son état de santé. « Tu vas bien ? » demandaient-ils sans se figurer que leurs voix ne faisaient que l'accabler plus encore.

Enfermé dans le minuscule sanitaire, Simon ne voulait pas sortir. Il n'osait même pas regarder la porte. Ce ridicule morceau de bois peint lui semblait comme un terrifiant portail qui le séparait seul de l'enfer et sur lequel frappaient d'avides démons prêts à l'emporter et à l'enfermer dans leur torpeur. Il rassembla ses forces pour rassurer ses collègues, puis il ne bougea plus.

Il resta ainsi une demi-heure, répondant régulièrement aux questions inquiètes qui traversaient la porte, sans esquisser un seul mouvement, respirant régulièrement, doucement, presque imperceptiblement, comme s'il ne laissait pas l'air pénétrer en ses poumons.

Enfin, il se leva et sortit. Son visage était blafard, d'une pâleur de mort qui terrifia tous ceux qui le virent. Il avançait vouté, s'accrochant aux aspérités du mur, s'appuyant sur les chaises et sur les tables, ne parvenant pas à se tenir debout par lui-même. Lorsqu'il parvint à sa place, il se laissa lourdement tomber sur son siège. Toute la salle le regardait, pleine d'étonnement face à cet homme à l'aspect de défunt. Sans que Simon ne l'ait demandé, on lui apporta un large verre d'eau et quelques biscuits, qu'il consomma lentement.

Puis il se releva et demanda à son supérieur l'autorisation de retourner chez lui. Ce dernier, face à son teint terrifiant, craignit que l'après-midi ne se révélât plus néfaste encore pour son subordonné. Afin d'éviter tout accident, il le congédia.

Ne se faisant pas prier, Simon récupéra ses affaires et, après un pénible trajet, rentra dans son appartement.

Comme le soir précédent, il s'allongea directement sur son lit. Cependant, il avait les idées plus claires que la veille. Cette fois, il ne cherchait pas de cause à sa torpeur. Il savait ce qui le tourmentait, il en était sûr. Sa voix avait raison, il ne pouvait plus le nier. Il ne pouvait plus mener son existence antérieure un seul jour de plus, il n'en était plus capable. Chaque heure supplémentaire au milieu de tout ce qu'il désirait rejeter n'aurait été qu'un coup supplémentaire agrandissant une plaie déjà béante. Pour rien au monde il ne consentait à retourner sur son lieu de travail, et nul n'aurait su le faire changer d'avis.

Cependant, ce n'était pas tout d'abandonner son emploi, il fallait aussi donner une impulsion nouvelle à sa vie pour lui procurer une direction inédite. Son ardeur se heurta à un premier mur. Après des années d'inaction, il ne savait pas quel était le premier effort à fournir. De plus, sa jeunesse était partie et le spectre de la vieillesse approchait déjà son ombre menaçante. Il était trop tard pour reconstruire depuis le début une vie stable qui put le combler de fierté ou de plaisir. Il devait retourner sur ses pas ou s'élancer les yeux fermés dans l'incertitude d'un domaine dont il ne savait rien. C'étaient là les deux seuls choix qu'il voyait devant lui.

Reculer, jamais. Il devait avancer à tout prix, sans regarder derrière lui, et tant pis pour les aléas !

Cette première résolution adoptée, le champ des possibilités se réduisait grandement. L'emploi, tout d'abord : en retirant les fonctions pour lesquelles il n'était pas qualifié, les métiers ingrats, et ceux qui l'auraient fait retomber dans une condition identique à la précédente, il en vint à la conclusion qu'il allait devoir se débrouiller autrement. L'argent ensuite : certes, il possédait une petite épargne, mais sans espoir de salaire, cela suffirait-il à mener l'existence qu'il entendait ?

Il examina ainsi tous les besoins d'un homme tel que lui, l'un après l'autre, et en vint à la conclusion qu'il devrait soit vivre malhonnêtement, soit vivre peu.

« Après tout, je préfère me noyer sous les plaisirs plutôt que de m'assécher dans ma vieillesse, se dit-il. »

Mais ces plaisirs, dont il n'avait aucune image précise et qu'il n'entrevoyait que comme une exaltation contraire à une résignation apathique, comment y parvenir et où les chercher ? Devait-ils être intellectuels ou sensuels ? De quels habits de vice et de vertu devait-ils se draper ?

Il envia les riches personnes ; non point forcément celles qui se distinguent par leur fortune matérielle, mais toutes celles qui, de par leur ascendance ou de par leur milieu, acquièrent très tôt une idée du but à suivre et s'y conforment pleinement. Une aristocratie morale, en sorte, qu'il n'avait auparavant jamais su entrevoir, tant par la médiocrité de son environnement que par sa propre faiblesse.

Ces gens-là, qu'il jalousait ardemment et dont il voulait rejoindre les rangs,menaient selon lui une existence qui dépassait de loin celle du commun des mortels. Il se figurait bien que tous ne baignaient pas dans le bonheur le plus intense, mais tous, même le plus malheureux, bénéficiaient d'une supériorité évidente sur n'importe qui, une sorte de clairvoyance et de richesse intellectuelle qui les élevait au-dessus de tous. Le riche ne maniait pas son argent à l'aveuglette jusqu'à en faire un instrument de destruction contre lui-même, mais savait chercher pour lui le beau et l'agréable. Quant au pauvre,il ne se réfugiait pas dans un abandon bête ou une révolte sans but, mais adoptait un stoïcisme serein ou une audace vive mais réfléchie pour quitter la misère de sa condition matérielle.

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