I.I

« N'as-tu jamais rêvé d'une autre vie ? N'as-tu jamais voulu dépasser les frontières étroites de ton monde étriqué ? Qu'attends-tu pour dépasser les pensées mesquines et les actes insignifiants que tu répètes jour après jour sans en avoir jamais connu la signification ? On t'a poussé et tu t'es laissé entrainer dans un univers qui ne peut pas être le tien. Pourquoi ne fais-tu rien pour en sortir ? »

Une voix. Des mots récurrents, des phrases qui revenaient sans cesse, perpétuellement, inlassablement, comme une éternelle malédiction. Depuis plusieurs semaines, ces idées agitaient l'esprit de Simon, le jour comme la nuit, longue mise à l'épreuve de sa patience. Quoi qu'il fasse, il ne parvenait pas à se défaire de ces pensées qui le poursuivaient en toutes les circonstances de sa vie morne et monotone.

Le matin, quand la sonnerie stridente de son réveil venait le tirer des brumes de son sommeil, cela rentrait en son esprit et n'en sortait pas avant l'heure où il s'offrait à nouveau à l'inconscience de la nuit. Dans les longs trajets de métro où se côtoyaient sans cesse les mêmes visages, ternes et inexpressifs, dans son bureau où il livrait quotidiennement le même sourire feint à des collègues tout aussi hypocrites que lui, dans les rues où se bousculaient des hommes sans volonté, comme des poupées désincarnées manipulées par quelque main supérieure et invisible, partout il ressentait le même vide en lui et partout la voix venait, l'appelait, le tentait.

Au début, il n'y avait pas prêté attention. Ce n'était pour lui que quelques idées folles dont on ne maitrise pas l'arrivée et qui partent aussi vite qu'elles sont venues. Mais cette folie, loin d'offrir un prompt départ, demeurait en lui comme le lierre qui s'accroche à la pierre, enfonçant lentement ses racines dans le moindre interstice, toujours plus profondément, toujours plus solidement, s'accrochant sans relâche pour que, jour après jour, l'espoir de l'enlever s'amenuise et disparaisse. Dans le même temps, ces racines, tenaces autant que vicieuses, en se frayant un chemin parmi la roche friable, agrandissaient le trou où elles s'étaient infiltrées. Elles creusaient, encore et encore, sapant les fondations déjà fragiles de l'homme.

Certes, quelques jours de cette condition n'eussent pas suffit à remplir ce triste office et il en serait sorti intact. Cependant, le temps s'étirait sans cesse, inexorable, et rien ne changeait. Ployant devant assauts répétés, il cédait peu à peu à l'obsession, qu'il acceptait chaque jour un peu plus comme une fatalité à laquelle il devait s'abandonner. Las, il n'essayait plus de chasser le perpétuel refrain qui avait envahi son esprit ; la résistance des premiers temps avait laissé place à la résignation et la voix établissait sur lui un empire qui se renforçait chaque jour.

Il faut bien dire que Simon était une cible toute désignée pour de telles pensées.

Depuis longtemps, sa vie n'était qu'une fade succession d'actes banals et de joies négligeables. Il n'avait brillé ni dans sa jeunesse, ni dans ses études, ni dans le reste de sa vie. Elève moyen qui avait, comme tant d'autres, cédé ses jeunes années à une oisiveté vide, il avait mené à terme sa vie d'école sans briller d'aucune façon. Chaque année l'avait vu passer au niveau supérieur sans gloire ni mérite, sans travail ni réussite. Il s'était retrouvé là où il était sans réelle conviction ; c'était ici qu'il devait être, lui avait-on dit. Aussi avait-il subi ses études sans penser à s'affranchir de l'ennui qui le rongeait. Sans plus d'interrogation, il avait franchi tous les jalons nécessaires, et il s'était retrouvait seul, diplôme en poche. Il ne souhaitait pas tellement travailler, mais encore une fois, on l'avait poussé. « Tu as besoin d'argent pour vivre », disaient les uns. « On ne peut pas s'en sortir sans emploi », déclaraient les autres. Il avait donc envoyé ses demandes ça-et-là et avait reçu assez vite une réponse positive. S'estimant chanceux, dans ce monde du travail dont tous s'étaient évertués à montrer la froideur et la cruauté, il était rentré dans l'univers professionnel sans plus se poser de questions.

Et depuis, il s'était abandonné à l'acédie de sa vie quotidienne, et les jours, les mois, les années avaient passé comme un songe dans cette morne monotonie.

Son abandon progressif à ses voix causait de grands changements en lui ; pour la première fois, il posa un regard sur sa vie passée, qui s'était enfuie sans qu'il en ait conscience ; pour la première fois, il s'interrogea sur son existence. Cet œil nouveau causa en lui des sentiments inédits qu'il ressentit douloureusement, comme une épine profondément enfouie qui se révélait après des années dans son âme anesthésiée. Contemplant l'étendue de sa vie qui était à présent perdue, enfouie dans les abysses de son inaction, il regretta le passé. Se tournant vers le temps qu'il n'avait pas encore inutilement dépensé, il en constata la maigre quantité et il eut peur du futur. Mais surtout, se penchant sur ce qu'il était au moment où sa vacuité se révélait à lui, il eut honte de l'instant présent, de tous les instants de sa vie qui s'étaient succédés et qu'il avait perdu en n'y laissant ni action ni pensée remarquable.

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