À son réveil, le premier réflexe d'Anastasia était de consulter son téléphone, direction Instagram. Aujourd'hui, elle constata avec une certaine satisfaction qu'elle avait gagné cinq nouveaux abonnés dans la nuit.

Cet été, ses réseaux sociaux avaient explosé. Après une année compliquée au lycée, elle avait plongé corps et âme dans le monde d'internet. Elle avait commencé par poster des Tiktoks, et quand elle avait vu que son compte marchait plutôt bien, elle s'était créée un compte Instagram associé. Ses réseaux sociaux étaient l'incarnation d'une esthétique Pinterest : son contenu était basé sur la mode et le lifestyle, comme on disait. Elle capturait des moments de sa vie et les romantisait afin de se créer un personnage assez intéressant et mystérieux pour être suivi.

Elle fit défiler son compte Instagram avec admiration, son activité favorite. Chaque photo, chaque détail étaient pensés afin de favoriser l'esthétisme visuel. Son feed à elle était constitué de couleurs pastels, avec des photos d'elle, de ses vêtements, de paysage ou de détails ; tout, tant que les couleurs et les formes étaient harmonieuses. Elle aimait observer son compte car il lui donnait l'impression d'avoir une vie lumineuse et stable - une vie que tout le monde devait envier. Elle aimait ce personnage qu'elle s'était créé et qui était aujourd'hui suivi par 122 000 personnes.

Anastasia ouvrit ses volets et fut frappée par la beauté de la lumière du jour. Elle aurait pu se poser et l'admirer, mais sa première pensée fut qu'elle devait capturer ce moment, et vite.

Elle décida de se préparer une jolie tenue et déplaça son miroir afin qu'il reflète le soleil doré. Après s'être habillée et avoir brièvement arrangé sa tête pour être présentable, elle prit une photo de sa tenue et la posta dans sa story, en mettant une musique de Billie Eillish en fond qui correspondait bien à l'ambiance. Le temps de choisir un filtre et de se décider sur la photo, elle avait bien gaspillé quinze minutes.

Mais le résultat la satisfaisait. Il y avait toujours un moment de suspension après avoir posté. Le contenu était-il assez qualitatif et satisfaisant ? Les abonnés allaient-ils apprécier ? Était-elle à la hauteur ?
Alors qu'elle se mordillait les ongles, anxieuse, elle soupira de soulagement en constatant que sa story était accueillie par de nombreuses vues et réactions de ses abonnés.

Ça y est, elle pouvait s'autoriser à démarrer sa journée, en commençant par aller manger.

Son ventre était creusé par la faim mais elle se rationna et se contenta d'un petit bol de céréales. Elle n'avait pas besoin de se goinfrer pour aller en cours. Et puis, la sensation de faim ne la dérangeait pas. Et puis, si l'opération lui permettait de garder son ventre plat et sa taille fine, alors elle était définitivement gagnante.

Après le repas, elle s'admira dans le miroir. Elle s'était longtemps battue pour avoir ce corps. Une minceur soulignée par des courbes légères là où une société uniforme et ennuyeuse jugeait bon d'en avoir. Tant pis pour ce détail, car Anastasia avait besoin de rentrer dans ce moule.

Avant de partir au lycée, elle jeta un coup d'œil à son téléphone. Elle avait reçu un message, d'un compte anonyme, sans photo ni nom complet. Elle sentit son poul s'accélérer. Ce n'était jamais bon signe.

Une partie d'elle lui criait de supprimer le message et de ne pas lui porter d'intérêt, mais Anastasia en était incapable. Elle avait besoin de savoir ce que les autres pensaient d'elle. Elle avait construit son identité sur la validation des autres. Que lui restait-il, sans cela ?

« À part montrer ton corps et tes beaux vêtements, tu sers à quoi ? Quelle vie triste, quelle jeunesse perdue. Tout dans le paraître et rien dans la personnalité. Vous me faites peur ! »

Anastasia retint son souffle. Un commentaire assez long, que quelqu'un avait pris le temps d'écrire et qui soulignait donc un réel ras-le-bol. Elle était habituée aux « pute » et « salope » de quelques boomers qui tombaient sur son compte, sur les photos où elle affichait ostensiblement son corps. Mais ce genre de commentaires, qui avaient une apparence réfléchie, la glaçait.

Il la renvoyait à ses doutes, ceux qu'elle tentait d'enfouir au fond d'elle. Un jour, se jura t-elle, elle aurait pleinement confiance en elle et ne craindrait plus le jugement des autres. Elle apprendrait à s'aimer et à accepter ses imperfections.

En attendant, elle se sentait comme la pire, donc elle agissait comme si elle était la meilleure.

Anastasia décida d'aller au lycée avant qu'elle ne commence à trop penser. Les réseaux sociaux constituaient un refuge pour plusieurs raisons. D'une part, elle pouvait se créer un personnage qu'elle était en mesure d'aimer et oublier qui elle était vraiment. D'autre part, cela lui permettait de s'évader dans un monde parallèle pour éviter de trop penser. Anastasia était une overthinker par excellence.

Elle était très stressée de la rentrée. Elle se doutait que ses camarades du lycée avaient assisté à son explosion sur les réseaux sociaux. Elles n'avaient jamais vraiment eu d'amis depuis le collège, la période où elle s'était renfermée sur elle-même.
Les gens allaient-ils se comporter différemment avec elle désormais ? Cette idée lui faisait peur. Elle avait discuté avec d'autres influençeuses qui lui avaient donné des conseils pour repérer les opportunistes. Une d'elle lui avait même conseillé de marcher seule plutôt qu'en troupeau car elle ne serait plus appréciée pour ce qu'elle était vraiment. Était-ce vrai ? Serait-elle un jour acceptée pour ce qu'elle était vraiment ?

Encore faudrait-il qu'elle sache qui elle était, sous son masque de reine des réseaux.