Chapitre 15 : Anastasia

Anastasia était triste.

Elle ressentait un vide étrange depuis quelques jours. C'était la première fois que cela lui arrivait. Enfin, elle avait toujours ressenti un espèce de vide en elle, mais cette fois-ci, il était décuplé car il était directement lié à une personne : Charlie.

Anastasia aurait tout donné pour revenir à la fameuse soirée de Laurène où elle l'avait embrassée. Elle regrettait amèrement son geste - non pas parce qu'elle n'en avait pas eu envie, mais à cause des conséquences qu'il impliquait. Elle était incapable de se convaincre que ce baiser ne voulait rien dire, et elle savait que Charlie l'avait ressenti. Or, le rejet de Charlie... Elle n'avait pas pu le supporter. Sans son rejet, elle n'était pas sûre qu'elle aurait pu à nouveau la regarder dans les yeux, mais avec, elle avait tout bonnement préféré couper les ponts.

Anastasia était surtout blessée de ce que Charlie lui avait dit. Elle avait sous-entendu qu'elle n'était pas habituée à ressentir des choses "réelles" - qu'elle était superficielle, en d'autres termes. Et elle craignait que ce soit vrai.

Depuis des années déjà, Anastasia s'était repliée sur elle-même pour fuir le regard des autres. Elle avait développé une certaine anxiété sociale au début du collège. Quitter l'école primaire, où toute la classe se connaissait et jouait ensemble, avait été violent pour elle. Au collège, une centaine de gamins en pleine construction identitaire se retrouvaient à cohabiter ensemble avec pour seule règle la loi du plus fort. Tout devenait compliqué, les groupes de pairs avaient désormais une fonction de domination des autres, les professeurs avaient peu de temps à consacrer à leurs élèves et connaissaient à peine leur prénom. L'école primaire lui manquait cruellement : tout était si simple, l'instituteur était un interlocuteur privilégié, les cours étaient ludiques et pratiques, les enfants s'amusaient ensemble sans se soucier de la crainte de se retrouver seuls et écrasés par le groupe à chaque instant.

Anastasia n'avait pas supporté cette transition. Elle avait tenté de rentrer dans le moule mais avait vite compris qu'elle n'y trouverait jamais sa place. On se moquait d'elle parce qu'elle rougissait, parce qu'elle portait les vieux vêtements de ses cousins, parce qu'elle avait de bonnes notes et qu'elle écoutait en classe. Et elle était une victime facile. Parce qu'elle avait accepté son rôle de souffre-douleur et s'était convaincue que la situation ne changerait jamais. Quoi qu'elle fasse, elle avait le sentiment que ce ne serait jamais assez, que jamais on ne pourrait l'aimer pour ce qu'elle était. Que si les gens se moquaient d'elle, c'est parce qu'il y avait une bonne raison.

L'arrivée des réseaux sociaux dans sa vie avaient d'abord constitué un échappatoire à cette spirale d'enfer. Le soir, en rentrant chez elle, Anastasia pouvait passer des heures à lire sur Wattpad, à échanger avec des amis virtuels, à regarder des vidéos drôles qui lui permettaient de retrouver le sourire. Cela lui permettait de faire une coupure avec ses souffrances et d'oublier ce à quoi elle était vraiment confrontée. Mais au fil des années, le piège des réseaux sociaux s'était doucement refermé sur elle.

Elle était devenue prisonnière de ce qui avait toujours constitué son échappatoire. Elle était devenue incapable d'apprécier la vraie vie mais surtout de s'y confronter. Sortir dehors constituait une épreuve, elle se sentait tellement en décalage avec une réalité à laquelle elle ne se confrontait plus que le monde lui paraissait hostile. Elle avait le sentiment que le moindre regard posé sur elle était motivé par un jugement négatif. Elle n'arrivait plus à gérer les interactions humaines.

Alors elle s'était convaincue que les réseaux sociaux constitueraient un abri face à ce monde étranger. Elle avait investi des relations avec des personnes qu'elle ne connaissait pas vraiment et qu'elle ne verrait jamais. Elle était devenue obsédée par les vidéos de beauté, de routine sportive, de glow up, et de toutes ces autres filles qui constituaient un idéal à ses yeux. Ces filles-là, nul doute qu'elles n'avaient aucun problème à rentrer dans le moule de la société. Elles en étaient le fondement, l'exemple, l'inspiration. Anastasia les avait regardées, avec des yeux débordants d'admiration mais aussi de jalousie, jusqu'au point de non-retour : elle avait décidé d'être comme elles. Elle était devenue une pâle copie de ces filles qu'elle admirait, elle copiait des maquillages, des vêtements, des expressions, des routines de vie.

Elle pensait qu'elle avait toujours été un problème.
Alors, peut-être que si elle changeait, une nouvelle vie l'attendrait.

Et surtout, peut-être que les gens l'aimeraient.

Et, oui, les gens avaient aimé ce nouveau personnage. Lorsqu'elle avait décidé de poster ses premiers Tiktoks, elle avait rapidement fait beaucoup de vues. Il était vrai que désormais, elle rentrait parfaitement dans le moule. L'algorythme jouait donc en sa faveur. Elle était devenue accro à ses vues, ses likes, ses commentaires. Car, pour la première fois de sa vie, elle s'était sentie regardée, et surtout, aimée.

Alors son addiction aux réseaux sociaux s'était renforcée. Cet été, son temps moyen d'écran avait avoisinné les huit heures par jour. Elle passait son temps à scroller sur Tiktok et à s'inspirer de tout ce qu'elle y trouvait. Elle était devenue un mélange des autres.

Mais peu importe, si c'était comme ça que les gens l'aimaient. L'ancienne Anastasia n'était pas digne de l'amour des autres.

Ainsi, Charlie avait été la seule amie d'Anastasia depuis plusieurs années. Avec Charlie, Anastasia avait rapidement baissé sa garde. Car Charlie était authentique, amusante et empathique, et elle s'était intéressée à Anastasia sans avoir idée de son personnage numérique. Elle s'était intéressée à Anastasia pour ce qu'elle était. Elles avaient passé des heures à discuter de tout et de rien. Anastasia avait redécouvert l'échange humain réel, avec ses sourires, ses regards bienveillants, ses discussions passionnées. Tout ce qui lui manquait cruellement depuis des années et que des messages derrière un écran ne pourraient jamais combler.

Charlie avait fait ressortir en elle des émotions réelles et trop puissantes pour Anastasia. Elle n'était plus habituée à ces sensations. Cela la terrifiat. Lorsque sous l'ivresse de l'alcool, et tout simplement son attirance pour Charlie, elle l'avait embrassée, elle avait eu la sensation, à la fois douce et violente, que son cœur allait exploser. La force de cette sensation l'avait terrorisée : elle ne pouvait pas laisser une personne avoir autant de pouvoir sur elle. C'était lui laisser la possibilité de lui faire du mal, de la détruire. Or, Anastasia avait passé des années dans l'ombre pour éviter de ressentir la blessure de rejet qui l'avait tant traumatisée plus jeune.

Ignorer Charlie était donc la seule solution. Son cœur en souffrirait sans doute pendant un petit moment, mais après, elle finirait par s'en remettre et retrouver son masque.

Elle avait besoin de se changer les idées. Ainsi, lorsque Maëlle lui avait proposé, hier, d'aller boire un verre au bar, elle avait accepté. D'ordinaire, elle pouvait se cacher derrière les autres pour faire la discussion, mais là, elle serait seule face à la blonde ; et cette idée lui faisait un peu peur. Elle ne pourrait pas rester en retrait de l'échange, il allait falloir qu'elle participe à sa dynamique. Elle craignait donc que Maëlle ne la trouve ennuyante et regrette sa proposition. Maëlle était une des seules autres personnes à lui témoigner de l'intérêt et Anastasia ne voulait pas le perdre. Elle avait failli refuser par peur que Maëlle ne se rende compte qu'Anastasia n'était pas assez intéressante. Elle était la reine de l'auto-sabotage et de ce genre de choses.

Pourtant, elle s'était forcée à accepter. Elle avait besoin d'une nouvelle amie. Si elle restait seule trop longtemps, ses pensées sombres lui reviendraient en pleine face. Et puis, Maëlle était une pipelette, elle aurait juste à l'écouter et à sourire. Oui, c'était tout ce dont elle était capable, de toute façon.

Elle rejoignit donc Maëlle au centre-ville avec une certaine appréhension. Elle s'était faite belle et espérait ne pas en avoir fait trop. Mais elle considérait son physique comme un de ses seuls atouts. Et si elle avait bien compris quelque chose avec les réseaux sociaux, c'était que le beauty privilege était réel. Peu importe comment se passerait cet après-midi, au moins, elle serait toujours jolie, et ça, on ne pourrait pas le lui enlever.

Maëlle semblait bien moins concernée par leur rendez-vous puisqu'elle avait quinze minutes en retard. Anastasia dut attendre seule à une table, au milieu d'une foule de monde. C'était ce qu'elle détestait par-dessus tout : être seule au milieu de gens entourés. Elle se sentait tellement oppressée, et si peu à sa place. Si bien qu'elle finit par proposer à Maëlle d'aller plutôt acheter un goûter et se poser dans un parc. Maëlle accepta, et Anastasia se rendit donc dans une boulangerie avant d'aller au parc du rendez-vous.

Maëlle finit par arriver, sans avoir l'air très pressé. Anastasia sentit son cœur se serrer. Elle surinterprétait déjà la situation : si Maëlle était en retard, c'était parce qu'elle s'en fichait d'Anastasia et n'avait pas vraiment envie de la voir. Pourtant, la blonde lui lança avec un grand sourire :

« Salut, Anastasia ! Je suis trop contente de te voir. »

Comment pouvait-elle être sincère ?

Maëlle commença à babiller sur ce qu'elle avait fait dans la journée et les boulettes qu'il lui était arrivé. Cela permit à Anastasia de se détendre un peu, bien qu'elle ne se sentait pas aussi légère qu'aux côtés de Charlie. Mais cela allait venir. Il fallait juste qu'elle s'investisse dans cette relation pour oublier une belle brune aux yeux un peu trop perçants. Anastasia se força donc à se plonger dans la conversation et dut admettre que Maëlle était plutôt rigolote dans son genre. Elle l'aimait bien.

Entre deux anecdotes, Maëlle jeta un coup d'œil à son téléphone et grimaça. Anastasia, toujours aussi observatrice, fronça aussitôt les sourcils.

« Qu'est-ce qu'il y a ?
- C'est Léo, se confia aussitôt Maëlle en soupirant comme si elle se libérait d'un poids. On a couché ensemble quand j'étais complètement bourrée dernièrement. Mais moi, c'était ma première fois, et je l'ai très mal vécu, surtout parce que je m'en rappelle à peine. Depuis... Bah, j'ai plus vraiment envie de le revoir, c'est bizarre entre nous.
- Tu étais consentante ? s'inquiéta aussitôt Anastasia.
- Oui ! Sur le coup, je veux dire. Certes, je n'avais pas toute ma conscience, mais ça, il ne pouvait pas le savoir. Bref, c'est pas le problème. Le problème, c'est comment je me sens maintenant. Je... Je sais pas, j'étais contente que ce soit mon copain, mais là... C'est parti trop loin, trop vite peut-être ? Je suis même pas sûre que j'en avais vraiment envie. Oh, et voilà que je raconte tout et son contraire. Bref...
- Tu te sentais comment vis-à-vis de lui avant ça ? demanda Anastasia, qui cherchait à comprendre. »

Anastasia voyait devant elle une nouvelle Maëlle, complètement perdue et torturée. Et voilà que des larmes emplissaient les yeux verts de la belle blonde.

« Très bien... Je l'aime... commença t-elle à articuler entre deux sanglots. »

Anastasia fronça les sourcils. Maëlle semblait tenter de se convaincre désespérément de ce qu'elle disait. Mais elle attendit que la blonde s'exprime d'elle-même.

« Bon... Des fois, j'ai juste envie de m'éloigner... Mais je sais que... J'ai besoin de lui et ce qu'il m'apporte.
- Qu'est-ce qu'il t'apporte, au juste ? demanda Anastasia en tentant de peser ses mots. »

Maëlle ouvrit la bouche pour répondre avant de la refermer aussitôt, les sourcils froncés. Elle paraissait prise entre deux univers parallèles sans savoir auquel s'accrocher. Anastasia ressentit un certain malaise, sans pouvoir expliquer pourquoi.

« J'ai besoin d'avoir quelqu'un, c'est tout, finit par trancher Maëlle en se reprenant. Bref, j'ai plus envie d'en parler. »

Anastasia acquiesça, car elle avait aussi envie de changer de sujet. Elle n'aurait pas su expliquer ce qu'elle avait entrevu chez Maëlle, mais cela ne présageait rien de bon. Néanmoins, elle se rapprocha de Maëlle pour la prendre dans ses bras, car elle n'aimait pas voir les gens pleurer. Maëlle se laissa faire et s'appuya contre Anastasia comme si elle était sa bouée de sauvetage. Leur étreinte ne dura pas longtemps car Maëlle finit par s'éloigner en demandant :

« Anastasia... Ne parle à personne de ce que je t'ai dit avant, OK ?
- À qui tu veux que j'en parle ? plaisanta Anastasia pour dissimuler son malaise. J'ai pas vraiment d'amis.
- Je suis sérieuse. »

Anastasia hocha donc la tête et l'instant d'après, Maëlle reprit un sourire rayonnant et se lança dans une nouvelle histoire. Anastasia se sentait un peu gênée mais s'efforça de réagir à ce qu'elle disait et de l'écouter.

Soudain, son téléphone vibra lorsqu'elle reçut un e-mail d'une marque de vêtements. Elle ne put retenir un cri de surprise :

« Woaw !
- Y'a quoi ? s'enquit aussitôt Maëlle, intriguée.
- Une marque de vêtements me propose d'aller à un évènement ! Ils adorent mon Insta et veulent que je fasse leur pomo, quoi. C'est pas le premier mail que je reçois, mais j'adore cette marque. Regarde leur compte. »

Maëlle s'empara aussitôt de son téléphone d'un air avide et poussa un cri d'exclamation.

« J'adore cette marque aussi ! Meuf, il faut qu'on y aille. »

Anastasia fronça les sourcils. Comment ça, on ?

« Il y a écrit que tu peux venir accompagnée, insista Maëlle sans la moindre gêne.
- Euh... Ouais, mais de toute façon, je vais pas trop aux évènements d'influençeurs. C'est pas trop mon monde.
- Tu rigoles ? C'est carrément ton monde. C'est une opportunité de malade pour grossir ton nom dans le milieu.
- Je suis pas sûre que ce soit ce que je veux, rétorqua Anastasia, sur la défensive.
- Oh, arrête ton char. C'est le but de tous les influençeurs. Pourquoi tu posterais toute ta vie sur internet si ce n'est pas dans le but d'être toujours plus regardée ? »

Aïe. Dans le mille. Anastasia ne put retenir une grimace, car cette discussion ne lui rappelait que trop bien les mots de Charlie. Maëlle disait vrai ? Était-ce réellement son monde, désormais ? La blonde reprit d'un air plus calme :

« C'est juste génial, peu importe comment ça se passe, c'est toujours une expérience de vie à tenter. Moi, je rêverai de pouvoir y aller. Ça, Anastasia n'en doutait pas. Allez, imagine le buffet à volonté... Rien que pour ça, ça se refuse pas. Tu as eu le courage de te lancer sur les réseaux, profite des avantages que ça t'offre ! Qu'est-ce que tu perds à y aller ? »

Anastasia essayait de bloquer son cerveau qui réfléchissait à toute vitesse. En effet... Que perdait-elle ? C'était la question qu'elle se posait à chaque fois qu'elle hésitait à faire quelque chose qui la sorte de son trou, mais la réponse la terrifiait. Elle savait ce qu'elle pouvait perdre. Et si la soirée se passait mal ? Et si même dans le monde des réseaux, elle n'arrivait pas à s'intégrer ? Serait-elle jamais à sa place nul part ? C'était tellement plus simple de rester dans sa bulle et d'éviter de se confronter à des situations qui pourraient empirer sa misérable estime de soi.

Et pourtant, face au regard suppliant de Maëlle, elle sur ce qu'elle allait répondre. Son envie d'avoir des amis l'empiétait sur sa peur paralysante. De toute façon, Maëlle serait avec elle. Tout allait bien se passer, non ?

« C'est d'accord. »

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