Chapitre 10 : Anastasia

« Viens, Anastasia, on prend des photos ! »

Anastasia sourit. Maëlle, la blonde de sa classe qu'elle appréciait autant qu'elle se méfiait d'elle, venait de lui sauter au cou en brandissant son téléphone. Si elle voulait qu'elles prennent une photo ensemble, c'était qu'elle l'appréciait, non ? Au fond d'elle, et elle avait du mal à l'admettre, elle ne demandait que ça. Elle posa donc avec Maëlle. Celle-ci commenta :

« Trop belles ! Cool, tu la reposteras dans ta story !
- Carrément. »

Au moment où elle sortait son téléphone, une pensée la traversa. Et si Maëlle faisait ça pour gratter son audience ? Elle hésita. Non, il ne fallait pas voir le mal partout. Il fallait qu'elle se concentre sur le positif. Une fille de sa classe s'intéressait à elle !

« Nous aussi, on veut ! glapit une voix nasillarde. »

Laurène, accompagnée des deux L, venait de les rejoindre. Elle dégaina son téléphone et Anastasia eut un sourire forcé. Elle ne pouvait s'empêcher de se méfier. Laurène s'extasia sur leur beauté et l'invita aussi à reposter sa story. Bien que mal à l'aise, Anastasia se sentit obligée d'accepter.

Maëlle l'avait invitée à la soirée de Laurène en début de semaine, sans qu'elle ne comprenne vraiment pourquoi. Depuis la rentrée, Maëlle semblait lui vouer un intérêt particulier. Anastasia avait d'abord refusé, mais face à l'insistance de la blonde, elle avait cédé, et la voilà embarquée dans ce guet-apens. Heureusement, Charlie, qui était devenue son amie, était là aussi. C'était surtout sa présence qui avait achevé de convaincre Anastasia. La relation qu'elle entretenait avec Charlie était bien différente des autres : avec Charlie, elles parlaient de tout et de rien, de leurs vies personnelles, de leurs passions, de politique, de leurs doutes, de philosophie. Anastasia sentait que cette relation la tirait vers le haut et débordait de sincérité. Au contraire, avec Maëlle, elle se sentait moins à l'aise. Elle n'allait pas s'inventer un don de perception d'aura mais son instinct lui disait de se méfier d'elle et de toute sa clique.

Elle remarqua que tout le monde fixait son téléphone, attendant qu'elle reposte les stories. Anastasia cacha son malaise et s'exécuta. Elle ne put contenir une grimace : son Instagram était basé sur l'esthétisme, et les photos des filles n'inspiraient rien de tel. Elle avait l'impression de perdre le contrôle de son personnage. Pour autant, allait-elle laisser passer l'occasion de se faire des amis en les froissant ? Anastasia tenta de se convaincre que ce n'était que des futilités et rangea son téléphone dans sa poche avec un grand sourire.

Elle releva la tête mais le groupe avait disparu. Chacun était retourné à sa préoccupation, sans se soucier d'elle. Ce manque de considération la blessa, et elle se sentir utilisée. Maëlle finit par revenir vers elle pour lui proposer d'aller se baigner dans la piscine. Anastasia lui adressa un sourire forcé et la suivit. Elle prit une bière au passage, bien consciente qu'elle en aurait besoin.

Mais ce n'était pas sa première et l'alcool commençait à lui monter au cerveau. Une douce sensation de légèreté lui traversa le corps et elle décida de se laisser porter. Un garçon de sa classe lui proposa de monter sur ses épaules afin de faire du water-polo, et elle accepta avec enthousiasme. Alors qu'ils commencaient à jouer, Anastasia frissonna de plaisir. Cette scène, si simple, était tout ce dont elle avait toujours rêvé depuis qu'elle regardait des films pour ados : rigoler, avec des amis, à une soirée. Elle ignora le mauvais pressentiment qui ne la quittait jamais en présence de ces gens et finit sa bière.

Anastasia n'avait jamais eu de bande d'amis. Elle avait bien eu quelques copines, par-ci par-là, mais rien qui n'avait vraiment duré. Elle avait donc grandi avec une bien basse estime d'elle-même et surtout, le sentiment que les gens ne s'intéresseraient jamais à elle. Alors qu'elle redescendait des épaules du garçon, Maëlle se jeta sur elle et lui fit un câlin :

« Ça me fait trop plaisir que tu sois là ! Je t'adore, faut qu'on se voit plus souvent. »

Anastasia voulait y croire. Alors elle se persuada que sa méfiance était due à son auto-sabotage constant qui lui chuchotait que les gens ne pouvaient pas vraiment s'intéresser à elle sans avoir de mauvaises intentions. Elle voulait croire qu'elle était digne d'être appréciée.

« J'adorerais, répondit donc Anastasia dans un sourire. »

Maëlle lui colla un baiser sur la joue avant de retourner avec Léo. Anastasia sentit une douce chaleur s'infuser en elle. Aurait-elle finalement le droit au bonheur ?

Le cœur débordant de bonheur, elle décida de de rejoindre Charlie, qui était assise seule sur un canapé. Elle mit un gros sweat pour se sécher et alla se poser à côté d'elle. Charlie était seule en train de manger des chips, ce qui était assez étonnant. On aurait dit que les rôles s'étaient inversés.

« Tu dévalises les chips, à ce que je vois, la taquina Anastasia. Tu veux pas te baigner ?
- Ma batterie sociale est à plat, ce soir, rétorqua Charlie. Autant des fois, j'adore les soirées et les gens, mais des fois, je me sens juste en décalage et j'ai besoin de m'isoler. Malheureusement, c'est la deuxième option ce soir. »

Anastasia haussa un sourcil.

« Je n'aurais pas penser. Tu as l'air si... Sociable, extravertie, à l'aise, quoi.
- Oh, mais je le suis. Mais c'est épuisant, les gens ! J'ai besoin d'être tranquille, des fois.
- Je pense que si la compagnie des gens te pompe ton énergie, c'est parce qu'ils ne sont pas bons pour toi. Les gens devraient t'inspirer de l'énergie, pas te la prendre.
- Tu n'as peut-être pas tort, mais tu as trop lu de livres de développement personnel. Des fois, l'humain est juste fatigué, et pas besoin de chercher plus loin. Là, c'était une juste soirée faite pour que je reste chez moi dans mon lit. Quoique, je sais pas... J'ai parlé à Kosta, tu vois c'est qui ?
- Le mec toujours seul qui traînait avec Maëlle avant ? Anastasia faisait semblant de ne pas savoir alors qu'elle était assez observatrice pour connaître chaque personne du lycée.
- Ouais. Lui, tu vois, il m'a pompée mon énergie. Il débordait de tristesse et de rancœur, et ça faisait pas un bon cocktail. Je pense qu'il est responsable de mon besoin de m'isoler. Bon, j'abuse, j'en avais déjà envie avant, et ça l'a confirmé, quoi. Il m'a clairement fait redescendre de toute euphorie possible. »

Anastasia esquissa un sourire. L'alcool avait affaibli ses barrières et elle avait envie de se confier à son tour.

« Moi, je ne sais pas si j'aime être seule ou si je m'en convaincs. J'ai l'impression qu'au fond, je crève le compagnie des gens, et que j'aimerais avoir plus d'amis. J'ai du mal à rester seule chez moi à rien faire et à me sentir bien comme ça.
- C'est tout un art ! s'extasia Charlie, qui s'était redressée comme à chaque fois qu'elle évoquait un sujet qui la passionnait. Avant, j'aimais pas être seule non plus, ça me faisait ruminer des mauvaises pensées, sur moi et sur le monde. Et puis... Je sais pas. J'ai décidé de changer de regard sur ce qui m'entoure. Tout est question de perspective, dans la vie. Une situation ne paraîtra mauvaise que si tu lui donnes une connotation mauvaise. Là, par exemple, je pourrai me morfondre en me disant que je suis nulle, que je n'arriverai jamais à me faire des amis dans ce trou, que je ne serai jamais une ado qui arrive toujours à s'amuser en toute insouciance. Mais non, je choisis d'accepter mes émotions et de prendre du recul dessus : j'ai juste besoin d'être seule, de recharger mes batteries, et ça ne fait pas de moi quelqu'un de nul, simplement quelqu'un qui s'écoute et qui ne fait pas semblant. Demain sera un autre jour et peut-être que je serais dans le mood. Cette soirée ne me définit pas. Au fond, rien n'est vraiment important. À la fin de la journée, je choisis qui je veux être. Tu vois ce que je veux dire ? »

Anastasia n'en était pas sûre mais elle dévorait Charlie des yeux. Elle ne savait pas si c'était encore la faute de l'alcool, mais son regard se posait avec insistance sur ses lèvres rouges. Elle inspira un bon coup et s'efforça à détourner la tête pour ne pas avoir l'air bizarre. Elle tenta de reprendre le fil de la conversation, mais elle était un peu perturbée par ses émotions. Elle sentait une drôle sensation d'extase fourmiller en elle.

« Je sais que tu as raison, mais je n'ai pas encore atteint ce stade d'avoir autant de détachement concernant ce qui m'entoure. Je prends tout à cœur, surtout le regard des autres. J'imagine que c'est un travail de tous les jours, de s'en détacher. En attendant, je préfère me réfugier dans un monde parallèle et irréel.
- Comme Instagram ? »

Charlie se pinça les lèvres comme si elle craignait sa réaction. Anastasia tressaillit. Elle allait répondre non, mais elle se trouva incapable d'être malhonnête envers Charlie. Elle avait l'impression que la brune l'avait percée à jour dès la première fois qu'elle avait croisé son regard.

« Peut-être, oui... Tout est plus simple, sur les réseaux. Je peux passer pour la fille que je rêve d'être. Ça m'aide à me sentir bien dans ma peau. Le fait de créer mon propre idéal m'aide à croire que je peux l'atteindre. »

Charlie laissa quelques secondes s'écouler, avant de commencer avec douceur :

« Bon, je sens qu'on a atteint un stade d'amitié où je peux être sincère avec toi. Déjà, je ne suis pas très objective, je déteste les réseaux sociaux. Mais... J'ai vraiment l'intime conviction que c'est le mal de notre siècle. D'accord, ça a permis plein d'avancées, de communiquer, de libérer la parole sur plein de sujets... Mais je suis sûre que ce sont des avancées qui auraient pu se faire autrement. Par contre, les dégâts parallèles que les réseaux ont engendré... J'ai l'impression qu'ils sont irréparables. Tout le monde passe son temps sur les réseaux, à comparer sa vie à celle des autres, à tenter d'être la meilleure version de soi - sans parler tout ce qui est positivité toxique ! Bref, mon discours n'est pas très net mais tu vois où je veux en venir : les réseaux, en nous exposant constamment au jugement des autres, nous ont rendu dépendants de leur approbation. Ce qui fait qu'aujourd'hui, tout le monde essaie de se conformer à un idéal commun. Par exemple, la chirurgie esthétique ! S'il y a bien un truc que je déteste dans ce monde, c'est bien cette merde. Je ne blâme pas les personnes qui y ont recours car je peux imaginer ce que ça fait de ne pas correspondre aux standards sociaux. Mais bordel, c'est un vrai cercle vicieux ! Les gens finiront par tous se ressembler jusqu'à ce que seules les personnes qui n'ont pas les moyens de se refaire la façade, parce que oui, c'est vraiment un truc de riche, finissent par se dire que ce sont elles, les problèmes. Et puis bordel, avoir tous la même gueule, ce serait d'un ennui mortel. Est-ce que ce n'est pas le charme de l'humain, la différence ? Ce qui est réel, authentique ? »

Charlie stoppa sa tirade, comme éreintée, et poussa un profond soupir. Anastasia n'avait pas tout suivi, elle était partie dans tous les sens. Mais elle sentait son cœur battre la chamade avec une intensité nouvelle. Elle se sentait brûler. Et pour étreindre ce sentiment, elle fit une chose inhabituelle, sans doute liée à sa consommation d'alcool : elle lâcha prise. Elle posa ses lèvres sur celles de Charlie.

Charlie ne fit pas de mouvement de recul mais ne répondit pas non plus à son baiser. Déstabilisée, après quelques secondes sur un petit nuage, Anastasia recula. Merde, mais qu'est-ce que je viens de faire ? Son état d'euphorie lié à l'alcool disparut pour laisser place à l'anxiété qui la rongeait quotidiennement. Jamais elle ne lâchait prise, jamais elle ne débordait. Qu'est-ce qu'il lui avait pris ?

« Je... Je... »

Elle était incapable de formuler une pensée cohérente, sans même parler de finir une phrase.

Et merde, c'était quoi, ça ? C'était simple, elle n'avait rien ressenti de tel depuis des années. Ça, c'était réel.

Bien plus réel que la dopamine qu'elle pouvait ressentir lorsque quelqu'un aimait sa photo où répondait à sa story. Ça, c'était réel, présent, vivant. Mais ça la terrifiait.

« Euh... fit Charlie, un peu gênée. On va mettre ça sur le compte de l'alcool ? »

Non ! Anastasia avait envie d'hurler mais elle en était incapable. Ce n'était pas elle. Elle n'était ni sincère, ni authentique. Elle n'était que Anastasia, une fille qui s'était inventée un personnage dans lequel elle s'était perdue. Elle s'était tant investie à créer son image virtuelle qu'elle en avait oublié la vraie Anastasia et ce à quoi elle aspirait.

Alors elle se contenta d'acquiescer. Un rire forcé sortit de sa gorge. Reprends-toi. Que dirait Anastasia ?

Elle remit son masque.

« Désolée, l'alcool me fait tourner la tête ! En plus, j'étais à fond dans ton débat... Je suis tellement d'accord avec toi, t'as vu dans quel état tu me mets ? »

Elle décida de finir sur une touche d'humour et de malice pour détourner le sérieux de la conversation. Charlie esquissa un sourire, et Anastasia n'aurait pu dire si elle avait gobé son improvisation. En tout cas, elle se trouva incapable de continuer son manège. Pas auprès de Charlie, qui menaçait de faire chavirer toutes ses barrières.

« Je vais prendre l'air, annonça t-elle avait de se lever maladroitement. »

Elle avait la désagréable sensation que ses jambes menaçaient de lâcher à tout moment. Elle sortit de la maison, en sentant le regard de Charlie lui brûler le dos.

C'était quoi, ça ?

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