Chapitre 5


Ce fut un réveil douloureux, étendu en étoile et bavant sur mon oreiller, toujours vêtu de mes habits d'hier. J'étais dans ma chambre, de toute évidence, mais j'étais incapable de me rappeler y être revenu hier soir, ou même tôt ce matin. Pour moi, il n'y avait absolument rien entre le troisième verre que Sabrine m'avait donné, truqué d'un peu plus d'alcool que les autres, et maintenant.

Au moins, cette fois, j'ai une excuse pour avoir tout oublié, pensai-je en en décollant mon visage de la flaque baveuse qu'était devenu mon oreiller, que je poussai ensuite en bas du lit avec dégout.

La tête lourde, je réussis à la soulever suffisamment pour apercevoir mon cadran au-dessus de mon bureau indiquer un peu moins de midi. Je laissai retomber ma tête sur le matelas, ouvrant et refermant la bouche pour gouter ma salive. Merde. Je crois que j'ai perdu le pari.

Après de nombreuses minutes à paresser dans mon lit, je parvins enfin à trouver le courage d'y sortir, le pas lourd et une démarche de gorille, cet air de marabout débile au visage et les bras ballants par en avant. Je me trainai jusqu'à ma penderie, retirant la chemise et mes jeans, et enfilai en échange un vieux pyjama à carreaux rouge, le plus confortable du lot.

Enfin, je sortis de ma chambre et allai jusqu'à la cuisine, où je me laissai lourdement tomber dans une chaise autour de la table. Ma tante, qui préparait tranquillement le déjeuner, se retourna vers moi pour me saluer, puis haussa les sourcils en me voyant aussi abattu.

- Tu vas bien, Jake ? demanda-t-elle en s'approchant comme pour prendre ma température.

- Il a perdu un pari, dit Sabrine en arrivant derrière moi. Ça le rend tout triste.

- Ah ? dit ma tante, à la fois soulagée et curieuse. Quel genre de pari ?

- Séduire une fille, mais ça c'est terminé avec la main de la fille sur la joue de Jake, dit Sabrine en me tapotant doucement une épaule, son autre main pointant une plaque rouge sur la joue en question.

Cette marque rouge, c'était l'oreiller, j'en étais convaincu. Élodie ne m'avait pas giflé, j'en étais assez sur, et même là, la marque ne serait pas restée aussi longtemps. Mais je savais où voulait en venir Sabrine avec ce mensonge ; ne pas laisser croire aux parents que c'était le genre de fête où il y avait de l'alcool. Moi, j'étais fichu, mais Sabrine, en la regardant, on n'aurait jamais pu deviner qu'elle avait passé la nuit à faire des culs mouillés avec moi.

- Mouais, marmonnai-je en me redressant et passant une main dans mes cheveux, essayant de me réveiller un peu. Je suppose que je suis pas son genre.

- Tu sais quoi ? Un McDo te remonterait le moral ! dit Sabrine avec un clin d'œil. Tout de suite ! Ça te dit ?

Je grimaçai en secouant la tête ; je n'aurais jamais la force de marcher jusqu'au McDo, quand bien même que ce n'était qu'à une dizaine de minutes.

- Bon, viens avec moi, Jake, je vais te donner quelque conseil de drague.

- Toi ? dis-je en pouffant. Ça fait vingt-cinq ans que t'es célibataire.

Ma cousine de dix-sept m'envoya un regard noir, avant de me prendre la main pour me forcer à me lever et me trainer jusqu'à sa chambre. Aussitôt arrivé, je me laissai tomber à plat ventre dans son lit.

- T'es vraiment con, t'aurais pu nous griller, dit Sabrine, l'air sévère avec les mains sur les hanches. Si mes parents se rendent compte qu'il y avait de l'alcool, on sera privé de sortie pour un long moment, je te jure !

- Et tu me remercieras ; tu pourras expérimenter ta première fugue au milieu de la nuit, dis-je avec un sourire un peu stupide. Je te jure, je me faisais avoir tout le temps.

- Ça ne m'étonne aucunement. On pourrait presque croire que t'es encore bourré.

Sabrine secoua la tête, avant de se laisser tomber dans le vieux fauteuil au coin de sa fenêtre.

- Tu me racontes ce que t'as fait, hier soir ? Après Élodie, plus personne ne t'a revu. Je t'ai appelé au moins cinq fois, tu m'as jamais répondu. Vers la fin, tu commençais vraiment à me faire peur.

- Ah bon ? marmonnai-je en relevant légèrement la tête.

- Ouais. T'étais où ?

- Je sais pas, ma tête est complètement vide.

- Oh, t'es du genre à tout oublier, en plus, soupira Sabrine en levant les yeux au ciel en désespoir. Bon, je te raconte ; après être revenu à toi avec un nouveau verre, tu as dit « malheureusement », t'as pris le verre que je te tendais et t'as tout bu d'un coup. Tu m'as rendu le verre – à ce moment-là, t'étais clairement bourré, avec la tête qui tourne dans tous les sens, c'en était presque drôle – t'as dit « faut que je fasse une chasse au trésor ! », puis t'es parti dehors et t'as vomi dans l'herbe – tu me dois dix dollars, l'oublie pas – puis t'as continué ton chemin sur le trottoir... Je t'ai laissé aller, je croyais que tu voulais juste prendre un peu d'air et que tu reviendrais vite, sauf que t'es jamais revenu.

- Ouah, je suis vraiment bizarre quand je bois, dis-je dans un rire. Sérieux, je me rappelle de rien. Si je te paye du McDo, ça va pour les dix dollars que je te dois ?

- Ouais, dit Sabrine avec un grand sourire. Mais si tu veux sortir, va prendre une douche, d'abord. Tu sens bizarre, dit-elle en plissant le nez.

Je répliquai d'une grimace, même si je savais qu'elle avait raison. Je me coulai un bain et y restai couché jusqu'à ce que l'eau soit froide. En y sortant, j'étais déjà un peu plus réveillé ; assez, au moins, pour marcher droit et de faire le chemin à pied jusqu'au McDo et de supporter le bruit du trafic.

En entrant dans le restaurant, je reconnus plusieurs ados de la fête d'hier soir, comme quoi nous n'étions pas les seuls, Sabrine et moi, à avoir pensé au McDo. Nous passâmes la commande avec ces machines magiques qui nous évite d'avoir à affronter le caissier, BigMac pour moi et MacPoulet pour Sabrine.

Nous nous choisîmes une table en attendant la commande, et en m'asseyant, mon téléphone m'entra douloureusement dans la cuisse. Je le sortis de ma poche et le posai sur la table, mais pris de doute, j'allumai l'écran pour vérifier si j'avais des notifs. J'échappai un soupir en remarquant que j'avais effectivement une notif venant de mon application pense-bête. Je levai les yeux au-dessus de l'écran pour croiser le regard de Sabrine, qui me regardait avec un sourcil plus haut que l'autre.

- Encore tes virus ?

- Non... Rien qu'un vieil ami. Je regarderai plus tard, dis-je en verrouillant l'écran et reposant le téléphone sur la table.

- Tu les as déjà classés « vieux amis » ? dit Sabrine dans un rire. Tes amis de Bathurst ?

- OK, on s'entend que Bathurst, c'est pas si loin d'ici ? Y'a aucun de mes vieux amis qui veulent faire la route pour venir me voir. Faut croire que j'avais pas une si grande place dans leurs cœurs, dis-je rageusement.

- Peut-être qu'ils ont peur que tu aies changé, dit Sabrine dans un haussement d'épaules. Et qu'ils préfèrent se rattacher au souvenir qu'ils ont de toi.

- Ils ne sont pas assez intelligents pour avoir pensé à ça. Et puis j'ai pas changé !

- Bah... un peu.

- En quoi ?

- Déjà, avant, tu ne me parlais pas tellement.

- C'est toi qui ne me parlais pas tellement. Tu préférais trainer avec mes deux petites sœurs. Du coup, c'était un peu comme si on se connaissait pas. Et quand on était face à face, on n'avait jamais rien à se dire, sauf pour le basique « salut, ça va ? Oui, et toi ? Cool. »

Sabrine ne répondit rien à ça, avouant que j'avais raison. Notre numéro de commande fut nommé et je me levai d'un bon pour aller le chercher. Je pris le cabaret et l'apportai au bar à jus, pour remplir nos verres de 7up. Pendant que la liqueur coulait dans le verre, je repensais à ce que Sabrine avait dit. Et je me sentais mal, parce qu'elle avait surement raison. J'aurais dû changer. Pourquoi la mort de tous mes proches m'affectait si peu ? J'étais vraiment un monstre.

Je revins à la table avec la commande, Sabrine prit son MacPoulet, ses frites et son verre de 7up, je gardai mes choses dans le cabaret et y mangeai directement. Ce fut le silence tout le long du repas, qui dura à peine vingt minutes.

Après avoir tout mangé mon BigMac, je piochai d'une main les quelques frites qu'il me restait encore et, de l'autre main, prit mon téléphone et regardai quel était le message que je m'étais moi-même envoyé. J'étouffai un rire ; ça c'était de toute évidence passé hier soir, pendant que j'étais parti pour une ronde sur le trottoir.

« OMG jsuis toché, g trop but omg. Jfais une cache o tréso !! 1r point, go au parc derriè la biblio. Gogogo ! »

- Merde, j'étais vraiment bourré, dis-je en éclatant de rire pour de bon.

- Quoi ? dit Sabrine en ce penchant au-dessus de la table, essayant de voir l'écran de mon téléphone. Quelqu'un t'a pris en photo complètement nu ?

- Non, dis-je en riant encore. Enfin, j'espère... Y'a un parc, derrière la bibliothèque ?

- Ouais, pourquoi ?

- Juste comme ça. J'ai besoin de relaxer, et les parcs, c'est parfait.

- OK, allons-y...

- Non. Je vais y aller seul.

- C'est un peu loin, à pied.

- C'est pas grave, j'ai toute la journée. En cas de problème, j'appellerai ton père.

- OK, soupira Sabrine. En gros, tu veux te débarrasser de moi.

- C'est pas contre toi, je veux juste être seul, m'énervai-je.

- Oui, oui, j'ai compris ! À plus tard, dans ce cas...

Sabrine mit ses déchets dans mon cabaret puis sortis du restaurant après un dernier au revoir.

Maintenant, il est temps de voir à quel point j'étais torché, cette nuit.

J'allai porter le cabaret à la poubelle, puis sorti dans la cour du resto, sortant mes écouteurs du fond de ma poche pour les brancher sur mon téléphone d'un côté et dans mes oreilles de l'autre. Et maintenant, direction : la bibliothèque.

En y arrivant, je pris le chemin de côté pour trouver le parc pour enfant, où il y en avait justement plusieurs qui s'y amusaient, avec leurs parents assis sur des bancs un peu plus loin. J'allai m'assoir sur un banc inoccupé, regardant les enfants qui s'amusaient sur les jeux. Et maintenant, je fais comment pour trouver quelque chose de suspect ? Tout était paisible et joyeux à souhait ; pas moyen de savoir que la veille, un mec torché s'amusait à faire je ne sais quoi ici.

En désespoir, je pris mon téléphone et ouvris l'appli pense-bête. Je ne fus pas surpris de voir que j'avais un message, avec une alerte prévue dans trois minutes, précisément. Je l'ouvris tout de suite, curieux.

« Voilà, t'es dans le parc ? Moi aussi (haha, on est la même personne, en fait, et c'est super bizarre de te parler comme si t'étais quelqu'un d'autre, mais je sais que quand je vais le lire, je comprendrais plus rien. Moi-même, je suis déjà perdu). Je me suis acheté de l'eau dans un dépanneur, le caissier me regardait de travers, on se demande pourquoi (heum heum) et je me suis un peu endormi sur le banc de ce parc en question. La, je vais un peu mieux et, miracle, j'ai toujours pas oublié, alors profitons un peu de cette lucidité d'esprit (tas vus, quatre syllabes, j'aurai pas pu y'a une demi-heure) pour essayer de... lucidité ton esprit. Ça se dit, tu crois ? On va dire.

Donc voilà. Moi et moi, on va faire une chasse au trésor. Parce que si j'écris ici ce que je sais, c'est possible que la police lise ton téléphone, et puis... je sais pas. J'ai peur de ce qui pourrait arriver, voilà tout. Tu comprendras vite pourquoi.

Ce sera peut-être un peu gênant s'il y a des petits enfants dans le parc, mais désolé, je voyais pas où le cacher ailleurs. En dessous du toboggan, enseveli sous une petite butte de cailloux, tu vas trouver un papier. Va le chercher, lis-le, et quand t'auras fini, bah, essaie de pas paniquer. À plus tard, moi. -Jake »

Merde, soit j'ai un gros problème, sois je suis complètement fou, pensai-je en effaçant le message et remettant le téléphone dans le fond de ma poche. Et maintenant, je fais comment pour aller fouiller sous le toboggan, présentement occupé pas quelques enfants, sans avoir l'air d'un pédophile ? Je crois que c'est tout bonnement impossible... Mais j'étais trop curieux.

Je me levai de mon banc, incertain, vérifiai que mes écouteurs étaient bien enfoncés dans mes oreilles, et allai m'agenouiller à côté du toboggan. Juste en dessous, il y avait effectivement une petite butte de cailloux, que je m'empressai de repousser. Assez profond sous lesdits cailloux, je trouvai un morceau de papier à moitié déchiré, où je reconnus tout de suite mon écriture.

« Aussi perturbé que tu pourras l'être, n'oublie pas de détruire ce papier par le feu. Regarde autour de toi, tu vois des fumeurs ? Repère-les tous de suite, parce que t'auras besoin d'un briquet. »

Je levai nerveusement les yeux vers les adultes un peu plus loin derrière moi, dont certains me regardaient sans trop comprendre ce que je faisais. Un seul parmi la dizaine d'adultes avait une cigarette à la bouche, et lui aussi m'observait. Je tournai à nouveau la tête vers le papier, embarrassé de m'être fait avoir.

« N'oublie pas le briquet. Je suis peut-être toi-même, et je suis peut-être encore torché en écrivant ses lignes, mais je te jure que je te le ferais regretter si ce papier tombe dans les mains de quelqu'un d'autre, ou même si tu décides, par je ne sais quelle idée stupide, de tout répéter à quelqu'un d'autre.

C'est clair ? J'ai pas envie de m'automutiler à cause de toi.

N'oublie pas le briquet, Jake.

Le meurtrier, c'est moi. »

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